Dans notre commune, l’eau claire et abondante a fourni au cours des siècles la force motrice nécessaire à la création de fabriques. On comptait déjà au XIVème siècle une papeterie, bientôt suivie d’une autre cent ans plus tard, plusieurs moulins à blé et « paradous», c’est-à-dire à fouler les étoffes, des filatures de soie, un martinet à poudre.
Après la Révolution, tant sur la Sorgue de Bédarrides que sur celle de Vedène ou sur le canal de Crillon, commencèrent à tourner les premières usines à garance.
C’est ainsi que, bien avant la création de l’usine ALFA1 en 1922, le canal de Crillon avait vu sur son cours s’implanter, au quartier de la Traille, une usine à garance autorisée par ordonnance royale du 13 novembre 1822 et, l’année suivante, le maire de Sorgues, Légier de Montfort, autorisait messieurs Giry à construire un moulin à farine ou à garance2. En 1870, ces fabriques et leurs terrains attenants furent apportés à la Société du Canal de Crillon à Lyon qui, en 1925, les vendit à la société « L’ALFA »3 .
Concurremment à cet achat, la société L’ALFA prenait en location, à compter du mois de septembre 1922, une partie des constructions, propriété de l’État, de l’administration des Poudres.
Cette location faisait suite au rapport établi, le 23 août 1920, par le ministère de la Guerre4 laissant la possibilité à l’État de louer les usines d’acide sulfurique de Sorgues. Au cours des hostilités, le 8 janvier 1916, la direction des Poudres avait conclu avec des fabricants d’acide sulfurique un certain nombre de marchés prévoyant la construction de l’usine par les soins des fabricants et aux frais de l’État, et donnant aux industriels une option pour prendre ces usines en location à la cessation de la guerre, pour une durée de trente ans. L’usine de Port-de-Bouc, construite par la société des Ets.
Kuhlmann, et celles d’Andancette et Sorgues, construites par la Société Saint-Gobain, se trouvaient dans cette situation.5
Bien que tous les bâtiments ne soient pas opérationnels, l’usine de l’Oseraie produisait mille tonnes par mois d’acide sulfurique concentré au prix payé par l’État de 12 francs 50 les 100 kg.
Le tarif prévoyait qu’après livraison de cent mille tonnes le prix était réduit à un niveau plus bas : 8,50 francs le quintal.
L’usine de l’Oseraie n’était pas achevée au jour de l’armistice. La paix revenue, les constructions destinées à l’armement de guerre étant restées vacantes, la société ALFA devint locataire de l’État. Le 7 juillet 1925, en séance publique, les députés entérinèrent ce contrat en élaborant un projet de loi autorisant l’État à louer l’ancienne usine d’acide sulfurique de Sorgues.6
La société agrandissait de cette façon la surface de son site.
Après la pénurie de cellulose provoquée par la Première Guerre Mondiale, la création de cette usine papetière à partir d’une matière première nationale, l’alfa, arrivait en temps opportun.
Cette fibre végétale était déjà largement exploitée en Angleterre, mais pas encore en France.7
Les lieux d’exercice étaient bien choisis avec, à proximité, de l’eau en abondance si nécessaire en papeterie. On pouvait fabriquer du papier ou du carton à l’aide de matières très différentes : du bois, de la paille, de l’alfa, des fibres de toute espèce, des chiffons, etc. ; encore fallait-il toujours de l’eau : de l’eau pour fixer la pâte, de l’eau pour y incorporer les charges ou les produits chimiques, de l’eau pour amener le tout à l’état fluent sur la machine à papier.8 Malgré la proximité du fleuve et du canal de Crillon, l’eau nécessaire à la vie de l’usine était envoyée par une station de pompage qui se trouvait à 3 km de l’usine dans les terrains de la Société. Six puits alimentaient en une eau très pure qui provenait des nappes souterraines de la Sorgue.9
Dans le voisinage, l’usine de Saint-Gobain allait fournir le chlore et la soude nécessaires.
À sa création, ce qui faisait l’originalité de l’usine, c’était d’être placée le plus près possible de la Méditerranée pour profiter des facilités de transport. Elle n’aurait pas pu s’implanter plus bas que Beaucaire car elle avait besoin d’une eau très pure qu’elle n’aurait pas trouvée au-delà. Plus bas, à Port-Saint-Louis-du-Rhône par exemple, l’eau du fleuve y était déjà saumâtre, contaminée par le sel. Il aurait fallu se soucier d’installer une coûteuse organisation de filtrage des eaux du fleuve.10
Sorgues représentait un compromis entre l’approvisionnement en eau et la facilité de transport : l’alfa, débarqué à Port-Saint-Louis-du-Rhône, n’avait que 86 kilomètres à faire, soit par voie ferrée pour gagner l’embranchement de l’usine de la Traille, soit par péniche pour gagner le port du Rhône. Quand le niveau du fleuve était trop bas, la plante arrivait par chemin de fer. Ensuite ce végétal, une fois usiné et transformé en pâte, était aisément distribué par la grande ligne Lyon-Marseille qui passe à Sorgues.
Pour faire fonctionner les pièces mécaniques de fabrication, l’établissement employait un turbo de 600 chevaux actionné par le charbon ; l’énergie électrique fournie par Sud-Électrique passait au rang de secours.11 Il utilisait également du charbon destiné à la fabrication du papier, avec un rôle précis : donner la chaleur nécessaire au séchage des papiers et cartons qui se déroulaient sur les machines. Le liquide s’écoulait à l’entrée des machines et, en quelques tours de cylindre, il se transformait en un papier ou un carton tout prêt. Ce tour de force, pour l’époque, réclamait énormément de combustible car la chaleur produite faisait évaporer la plus grande partie de l’eau contenue dans la pâte. Le charbon brûlé provenait du bassin de La Grand-Combe.12 Certaines usines du département utilisaient des lignites de Piolenc.13 Le presse-pâte (machine qui mettait sous forme de feuilles la pâte à papier) fut installé en 1924 et a été démonté en 200614.
L’entreprise traitait l’alfa algérien auquel elle joignait d’autres fibres coloniales : raphia, bambou. La plus grande partie de l’alfa arrivait de la région de Djelfa où la société possédait une concession qu’elle exploitait directement. Elle recevait de temps à autre des appoints de Tunisie et de l’Oranais. L’alfa tunisien était de grande qualité ; quant à celui de l’Oranais qui poussait dans un sol pauvre et sec, il était plus court et plus fin.
Après sa cueillette, la plante arrivait en vrac par camions dans les ports de Bougie et d’Alger. Elle était triée, vaguement secouée à la main pour enlever les cailloux et le sable,15 puis mise en ballots de 175/180 kilos. Elle arrivait par bateaux entiers à Port-Saint-Louis-du-Rhône.
À sa réception à l’usine, l’alfa était déchargé et mis sous hangar en attendant son utilisation. Entre la cueillette et l’utilisation, il se passait environ 9 mois pour que la plante soit bien sèche. L’usine aurait pu employer la canne de Provence mais il lui aurait fallu en entreposer une forte quantité pendant au moins une année, ce qui était impossible car, à l’époque, il n’existait pas de procédé pour sa conservation.16 À ses débuts, elle produisait 6 000 tonnes de pâte à papier vendue un peu partout en France et même à l’étranger. La cuisson se faisait alors dans quatre puis cinq petits lessiveurs sphériques rotatifs de 3 mètres de diamètre et d’une capacité chacun de 15m3.
Au cours des années 1956/1957, ces lessiveurs furent remplacés par deux lessiveurs sphériques de cinq mètres de diamètre, d’une capacité de soixante mètres cubes chacun17. Le blanchiment s’effectuait à l’aide de l’hypochlorite de chaux.18 Dans les années 1961/62, il fut remplacé par l’hypochlorite de soude.19
En Vaucluse où était constatée la pénurie de main-d’oeuvre rurale, l’appel à des ouvriers d’origine étrangère était nécessaire, notamment des travailleurs italiens. Sans leur présence, les usines auraient eu beaucoup de mal à appliquer la journée de huit heures : avant la Première Guerre mondiale, le régime général était douze heures de travail par jour.
Le 18 décembre 1931, l’État, représenté par le Préfet de Vaucluse, vendit à l’ALFA la portion de la Poudrerie de Sorgues connue sous le nom d’usine A.N.S. (usine d’acide nitrique synthétique) que l’acquéreur exploitait depuis 1921.
À compter des années 1930, cet établissement développa la fabrication de plaques filtrantes ou « diatroses » soit en pur alfa, soit en mélange avec du coton ou de l’amiante. En 1947, l’atelier de façonnage occupait 30 femmes et 8 hommes... Le 17 mars 1932, l’usine signa avec la société « Sud –Électrique » une autorisation de passages de canalisations électriques pour permettre l’exploitation générale de la société.20
La fabrication de la cellulose d’Alfa en 1947
coupage et dépoussiérage
Seulement le cinquième de l’alfa reçu était coupé et dépoussiéré. D’une part, le manque de main d’oeuvre et, d’autre part, la force motrice et l’entretien des coupeuses empêchaient l’utilisation de l’atelier à son plein. Outre 294 ouvriers et contremaîtres, la société employait des prisonniers de guerre allemands pour compléter le personnel.
Ces machines coupaient l’alfa en brins d’environ 3 centimètres.
Un ventilateur les envoyait dans un cyclone pour récupérer la poussière qui était chargée de cire. Pour se défendre contre l’évaporation pendant les grandes chaleurs, la feuille de l’alfa se roule sur elle-même dans le sens de la longueur et se couvre d’une mince couche de cire. Cette poudre cireuse contenait 30 à 40 % de cire végétale et elle représentait jusqu’à deux pour cent de la quantité d’alfa traité.
Jusqu’en 1943, l’usine pratiquait l’extraction elle-même. Ensuite les appareils furent démolis et la poussière envoyée à la Cérésine à Marseille qui effectuait ce travail. Après un premier dépoussiérage, un deuxième ventilateur envoyait l’alfa coupé dans des silos, au plancher de déchargement des lessiveurs.
chargement et cuisson
Le chargement se faisait à la fourche, aussi bien pour l’alfa en balles ouvertes au préalable que pour l’alfa coupé. Pendant le garnissage, on laissait couler dans le lessiveur la lessive de soude.
Celle-ci était chauffée à environ 90 degrés dans des bacs à même le plancher du chargement. La soude chaude facilitait le tassement de l’alfa dans les lessiveurs.
À la fin de la cuisson, on prélevait et examinait un échantillon de pâte et de lessive ; si le résultat était satisfaisant, les lessiveurs étaient vidés. La pâte tombait dans un bac à double fond, les ouvriers l’égalisaient uniformément, puis ils la couvraient avec de l’eau bouillante et ils laissaient diffuser. Les opérations de remplissage d’un lessiveur, la cuisson, l’échappement et la vidange demandaient 7 heures de temps. Ensuite la pâte était envoyée dans des cuviers par pompe centrifuge, puis elle était soutirée et elle était lavée à l’eau froide jusqu’à ce que l’eau soit claire.
épuration et cuisson
Les bacs à diffusion étaient vidés par jet d’eau, et la pâte tombait dans une petite citerne d’où elle était aussitôt envoyée par pompe centrifuge dans les cuviers de pâte écrue. La pâte était alors passée dans une machine, dénommée sablier, d’une longueur de 72 mètres sur 80 centimètres de largeur. Cet appareil alimentait directement le classeur Trimbey « construction Neyret », c’était un tamis qui éliminait les incuits.
blanchiment au chlore
Ensuite la pâte était soumise, dans un bac, à l’effet du chlore. C’était un décolorant très actif : à la sortie, la pâte était lavée. Le chlore arrivait par wagons-citernes ou en cylindres de deux tonnes. L’acide dégageait une odeur suffocante, ce qui faisait dire aux ouvriers « qu’il leur arrivait très souvent de bouffer du chlore ».
Cet appareillage avait été installé en 1946 ; malgré sa modernité, son exercice était dangereux pour les travailleurs, ses arrêts mécaniques répétitifs augmentaient les risques d’accident.
le presse pâte
Le presse-pâte était une forte machine à papier construite en 1922 par les établissement Allimand, d’une largeur utile de 2,74 mètres, d’une longueur de 23 mètres, dont la fonction était de sécher le papier. En fin de machine, il y avait un enrouleur et une coupeuse système 1848.
La production journalière était de 28 tonnes ; par manque de charbon, les ouvriers travaillaient en quatre factions, du lundi au samedi.
la récupération de la soude
La récupération de la soude était une usine dans l’usine. C’était la partie la plus sale et la moins intéressante pour la société au point de vue financier. La récupération nette était de 85%, mais son prix de revient était très élevé et frisait le prix d’achat de soude neuve. L’unique avantage pour l’entreprise résidait dans le fait qu’elle évacuait les eaux de lavage dans le Rhône.
la force motrice
L’usine utilisait quatre chaudières « Babcook », à grilles tournantes, surchauffeurs, surfaces de chauffe différentes, deux étaient en repos. Deux turbines à vapeur tournaient une fois par an pendant deux ou trois heures. Comme indiqué ci-dessus, c’était la compagnie Sud-Est Électrique qui fournissait la force motrice. (Sud-Est Electrique est devenue EDF).
L’usine utilisait en moyenne 1,2 kilo de charbon par kilo de pâte produite. (le courant électrique est exprimé en valeur charbon).21
En 1948, une machine à papier de 2,10 mètres de largeur fut installée pour mettre au point des papiers à forte teneur en pâte d’alfa.
A compter de 1951, après l’installation de gros lessiveurs, les balles étaient amenées par monte-charge et tapis roulants.22
En 1957, une seconde machine fut aménagée et le lessivage fut modernisé l’année suivante. En 1960, alors que la papeterie produisait 40 tonnes par jour de pâte d’alfa sur deux machines, des difficultés financières conduisirent au rachat de la société L’ALFA par le groupe La Rochette-Cenpa23 qui procéda aussitôt à d’importants investissements de restructuration.
De gauche à droite, de haut en bas :
1 - VOILLARD (père), BODEL, x, JOUVE, DELACAIZIE, E. VINCENT, x, MOUREAU, ERERO, VAUTE, VOILLARD (fils), PERUCCI, A.ROBERT / 2 - CECCHINI, x, RIOU, MOUTON, SURETAT, DUPUIS, VOGELWEID / 3 - MOUREAU, PERALDI / 4 - LADRET, x, x, x, x, PEPIN, LIVADOS, x, DOLFINI, FOURÉ, CHASTROUX, DESCHANELS / 5 - POUJADE, x, SOUMILLE / 6 - SIMON, BRUSTOLLIN, DURAND, x, x, COPIN, A.COLAS, Ph. COLAS, WERIAN, DIETERICH, TURIN, Mr GIRAUDEAU, Mme GIRAUDEAU, BOUAT, C.VABRE, A.M. PASCOTTO.
L’usine du Pontet fabriqua désormais :
- de la pâte chimique de paille blanchie (type de pâte nouveau pour la Société) dont une partie était consommée par certaines de ses papeteries, le solde étant vendu sur le marché intérieur ; par la suite, elle reprit la production de pâte d’alfa,24
- divers papiers d’impression écriture à base d’alfa (bouffant, duplicateur, hélio, écriture, support de couche).
- en dehors des pâtes et des papiers, des articles filtrants : poudres, masses ou feuilles.25 Le résultat de ce travail était réalisé par deux machines, l’une installée en 1948 « Thierry et Huy » du nom de son fabricant, l’autre dénommée « Allimand » du nom du constructeur de Rives en Isère, achetée en 1957 par la famille Colas, principale actionnaire du groupe industriel. Cette dernière tournait autour de 150 mètres/minute de papier d’une largeur de 3mètres. Un ouvrier était spécialement chargé de surveiller le bon déroulement du papier : si le fil se cassait, il arrêtait immédiatement le fonctionnement de la machine. Il était surnommé le « guetteur », tâche qu’il accomplissait huit heures par jour. Au moment de la cassure du papier, si son attention était détournée de son activité et qu’il interrompe le fonctionnement tardivement, c’était une montagne de papier qui envahissait l’appareil26. La particularité de la machine à fabriquer le papier était que chaque élément ne fonctionnait pas à la même vitesse.
A la fin de son cheminement, le papier descendait de « l’euroleur », il était tranché en diverses parties au format désiré, selon la demande (60X80-56X90 etc.) par une machine coupeuse. Ensuite, cinquante ouvrières trieuses examinaient chaque feuille tranchée et rejetaient celles qui avaient des défauts. Puis elles les comptaient par paquet de 500 . Elles avaient une méthode de calcul particulière, un de leurs doigts représentait cinq feuilles, elles progressaient ainsi jusqu’à 500. Les paquets ainsi constitués étaient destinés à l’expédition.27
Une seule ouvrière, «l’ échantillonneuse », examinait le papier, à la lumière de trois lampes électriques et à contre-jour, pour s’assurer qu’il n’avait pas de défaut.28
Chaque pièce de la machine correspondait à une fonction précise. Un atelier avait été surnommé « la cuisine » parce qu’il faisait cuire de l’amidon.29
Au cours des années 1962/196330, le groupe qui possédait une usine en Algérie, la papeterie « Cellunaf», reclassa après l’indépendance le personnel européen. Il en résulta que la société décida d’indispensables transformations. La machine « Allimand » fut allongée de 20 mètres, elle pouvait produire autour de 250 mètres/minute de papier31. En 1964, la machine « Thiry et Huy » fut transformée à son tour, elle fut allongée d’une dizaine de mètres. Un « Size-Press » prit sa place, il permettait une enduction, sa vitesse atteignait 200 mètres. En 1982, de nouvelles adaptations virent le jour d’une autre gamme de papier dont les résultats se révélèrent décevants.32 Elle subit une nouvelle transformation, elle fabriquait 350 mètres de papier/minute.
Les deux machines réunies sortaient 150 tonnes de papier par jour.
À ce moment-là, l’usine utilisait quatre chaudières à 15 kg de pression qui produisaient quatre tonnes/heure de vapeur et une chaudière à 40 kg de pression qui créait 6 tonnes de vapeur/heure. Ces chaudières avaient été conçues, à l’origine, pour utiliser du charbon provenant de Saint-Paulet-de-Caisson (Gard), elles furent transformées afin de fonctionner au fuel lourd33.
La main d’oeuvre était composée de 25 % d’ouvriers algériens, les premiers arrivés étaient originaires du village de TIGHERMINE (Petite Kabylie). L’usine de Baba Ali à Alger recrutait pour la France. Il faut savoir que monsieur Salah ADJRIOU avait été embauché en 1936. Pendant la seconde guerre mondiale, lui et ses beaux-frères, messieurs KEBBI, travaillaient à Sorgues.
Monsieur Saïd ADJRIOU, fils du précédent, fut engagé le 16 mars 1950. Comme ses compatriotes, il était manutentionnaire, il portait des sacs d’amidon de 50 kg . Il respirait les vapeurs de l’acide ammoniaque nécessaire à la préparation de l’amidon. Beaucoup de ces ouvriers étaient célibataires, ils dormaient dans des chambres de trois ou quatre personnes. Ils avaient été obligés de s’acheter leur literie, leur trousseau. Ils se préparaient leur subsistance, seule l’électricité leur était offerte34.
Le surplus du personnel était européen. L’ensemble demeurait proche de son centre d’activités. En 1963, les horaires de travail étaient de 42 heures par semaine, en continu, dimanche compris. L’usine s’arrêtait l’été pour 3 semaines de congés, ce qui permettait la révision du matériel. Les salaires étaient modestes.
L’hiver, lorsque l’horizon était bas et que le vent d’autan balayait la région, une odeur de lessivage à la soude caustique se répandait sur tout le territoire communal.35
Mouvement social de mai-juin 1968
En 1968, le département de Vaucluse, comme le reste de la France, s’enflamma et devint le théâtre d’une vaste contestation ; les grèves se multipliaient. Les syndicats, notamment la CGT, débordaient d’activité envers les PTT, le Centre psychothérapique de Montfavet, l’usine de l’Electro-Réfractaire, la Rochette-Cenpa. Le 21 mai, les ouvriers de cette dernière usine ainsi que de nombreux cadres et employés votèrent la grève illimitée à partir du mardi.36Les réunions du personnel eurent lieu à l’intérieur de l’usine pour ne pas être influencées et perturbées par les grévistes des usines voisines.37 Le cahier des revendications élaboré par les délégués syndicaux et les travailleurs portait sur l’amélioration du pouvoir d’achat et des conditions de vie, principalement pour « les smicards ».
Le 18 mai, le Parti Communiste Français, avait déclaré : « Il est temps de prévoir la constitution d’un gouvernement populaire et d’union démocratique.» ; le 21 mai, le PCF appela à la formation de ces comités d’action. Le 29 mai, des comités se créèrent dans différentes entreprises, notamment à l’usine de la Rochette-Cenpa38 (Messieurs Deschanels, Martinez, Tavernaro, interrogés à ce sujet le dix octobre 07 ne se souviennent pas de cet épisode et se montraient sceptiques. Il semblerait que cela soit plus un effet d’annonce volontariste qu’une véritable information).
Grâce à la grève, les salaires augmentèrent substantiellement de 20%.39
Au cours des années 1970, après les travaux d’aménagement du Rhône qui furent effectués par la Compagnie Nationale du Rhône (C.N.R.), le niveau de la nappe phréatique baissa. La « Rochette Alfa », nouvelle propriétaire, mettait en place une station de traitement prélevant l’eau directement dans le Rhône et produisant ainsi de l’eau qui était utilisée par l’usine pour les besoins de la fabrication de la pâte à papier et du papier. Elle mettait également en place une station d’épuration des eaux usées : celles-ci étaient utilisées dans diverses fabrications par souci d’économie financière et de réduction de la pollution des eaux du fleuve car, une fois traitées, elles étaient sans effet néfaste pour le fleuve40.
Les sacrifiés du travail
Les accidents survenus pendant le travail ont été nombreux, beaucoup de travailleurs subirent des amputations de membres, d’autres, heureusement moins nombreux, perdirent la vie41.
Le manque d’informations précises nous permet de citer seulement quelques-uns de ces événements. Ainsi, le 18 novembre1971, monsieur Flavien Merlo fut amputé d’un bras. Madame Hermitte fut amputée des doigts de la main droite par le massicot. Le 7 septembre 1991, Mohand Adjriou trouva la mort, pris dans la chaîne de transformation à la suite d’un bourrage du papier. Les services de secours durent utiliser un engin de levage pour dégager le malheureux des cylindres mesurant plus d’un mètre de diamètre.42
Les années difficiles : l’entreprise ne veut pas mourir
En 1983, l’entreprise présenta un très important déficit d’exploitation, qui se situait entre 50 et 70 millions de francs. Il était causé par une nécessaire mutation technologique, d’une importance fondamentale, mais qui avait été décidée tardivement.
Jusqu’alors, la papeterie produisait surtout du papier de reprographie ; or, ce produit perdait de son effet de pointe, il n’était plus concurrentiel face aux papiers des grandes usines. Les entreprises de moindre importance, comme celle du Pontet, étaient de ce fait plus vulnérables et devaient donc être plus attentives à ce phénomène qui voulait qu’un produit arrive à un moment donné à saturer le marché. Aussi elles devaient faire preuve d’inventivité et développer une marchandise de haute qualité. C’était la voie qu’avait choisie la Rochette Alfa. Elle fabriquerait du papier haut de gamme (papier couché). Pour cela un prototype (le S.Y.M-C.A.M.), créé par le centre technique du papier, un centre de recherche national, avait été installé en 1982, ceci grâce à des prêts de l’ANVAR (agence nationale pour la valorisation de la recherche). En fin de l’année 1983, l’appareil donnant de bons résultats, l’usine sortait du papier haut de gamme : le papier couché. C’était du papier normal sur lequel était rajoutée sur chaque face une couche « minérale ». Le procédé employé était le SYMLAM, abréviation de lamessymétriques : la feuille de papier passait devant des injecteurs qui projetaient sur chaque face la charge minérale, les lames servaient à égaliser cette couche. Ce produit très amélioré avait reçu un accueil favorable.43
Le 19 janvier 1984 après le dépôt de bilan, le tribunal de commerce de Paris décidait de nommer deux syndics. Cette décision entraîna le licenciement de près de 180 personnes. Ce congédiement eut pour résultat de créer l’union de tous les salariés qui attirèrent l’attention des pouvoirs publics par de nombreuses actions publiques comme, par exemple, en paralysant le trafic des gares SNCF de Sorgues et d’Avignon ou en bloquant le péage de l’autoroute A7 Avignon-Nord. À plusieurs reprises, des heurts violents eurent lieu entre les forces de l’ordre et les grévistes. Ces opérations répétées pendant plus d’une année, sans marque de découragement, portèrent leurs fruits. Le Conseil Général de Vaucluse et la mairie du Pontet acceptèrent d’aider financièrement les employés qui voulaient reprendre l’usine.
En mai 1985, deux nouvelles sociétés furent constituées :
- la société FILTRALFA qui avait pour objet l’étude, la fabrication et la vente des produits filtrants de toute nature et qui employait 15 salariés
- la société ALFA D’AVIGNON, constituée par six cadres majoritaires et 85 salariés, qui avait pour objet la production et la commercialisation de papiers « impression-écriture », chaque salarié apportant par le biais de l’aide « chômeur-créateur d’emplois » un minimum de 43 000 francs dans le capital social de l’entreprise. Au total, près de 100 emplois furent créés, avec l’espoir qu’ils soient portés à 146. Pour garantir la durabilité de ces nouvelles sociétés, le conseil général et la commune du Pontet avaient acquis l’ensemble des bâtiments, trains et matériels. L’outil de travail avait été ensuite rétrocédé à la Société Alfa d’Avignon sous la forme de crédit-bail. Grâce à ces interventions accompagnées d’une garantie d’emprunt de quatre millions de francs, les salariés repreneurs se remirent au travail le 4 mars 1986.44
Un an après ce redémarrage, cet établissement fabriquait 1120 tonnes de papier dont 50% de papier haut de gamme, le reste en papier traditionnel, reprographie et offset.
En 1990, la société fut rachetée et filialisée par le groupe SOCAR, premier fabricant français d’emballages en cartons ondulés. Seule, la machine de 1957 d’une largeur de 2,8 mètres fut conservée et modernisée. La production annuelle était alors de 40 000 tonnes de papiers désormais fabriqués à base de recyclés et destinés à la couverture imprimée des caisses en carton.
En 1994, le groupe Saint-Gobain céda la filiale SOCAR au groupe irlandais JEFFERSON SMURFIT et, fin 2002, la société américaine MDCP devint actionnaire principal du groupe SMURFIT. Ces changements ne pénalisèrent pas la constante modernisation de l’établissement et de son outil de production. L’usine et ses 59 employés fabriquent actuellement 75 000 tonnes par an, soit plus de 210 tonnes par jour de papiers bicouche pour emballages, toujours à la base de papiers recyclés.45
Raymond Chabert
Je remercie vivement mesdames DUCHENE née GUICHARD, JULLIEN, GUYON, Merbouha ADJRIOU, DELOFFRE et messieurs Gérard DIETERICH, Flavien MERLO, DESCHANEL, TAVERNARO, Vincent MARTINEZ, Roger FARE, Saïd ADJRIOU pour leur aide dans la rédaction du présent article.
(L’article ci-dessus n’a pas la prétention de relater l’ensemble des activités de l’usine ALFA. De plus, la période qui s’étend de 1930 à 1947 n’a pu être évoquée faute de documents à notre possession.)
1 L’alfa est une plante de la steppe algérienne, elle pousse sur les Hauts-Plateaux. A perte de vue, des espaces plats ou à peine vallonnés sont couverts de cette herbe verte au printemps, grisâtre en été.
2 Archives départementales de Vaucluse 7 1685
3 Copie acte de vente reçu par Me Maucuer, notaire à Sorgues, le 9 octobre 1926. Le nom de cette société est bien société « L’ALFA » mais, pour éviter , suivant le texte, cet emploi qui sonne mal à l’oreille, il sera employé tout simplement ALFA pour désigner la société.
4 Archives militaires de Vincennes 6 N 479
5 Archives militaires de Vincennes 6 N 479 – rapport fait au ministre le 23 août 1920 –
6 Archives militaires de Vincennes 6 N 479 – rapport fait au ministre le 23 août 1920 –
7 Archives militaires de Vincennes 6 N 479 – rapport fait au ministre le 23 août 1920 –
8 Vivre en Vaucluse, revue du Conseil Général de Vaucluse, numéro 18, avril 1986, page 13.
9 L’industrie de la papeterie dans le Sud-Est de la France – Raoul Blanchard dans la «Revue de géographie alpine » année 1926 – Raoul Blanchard 1877-1965-
10 Rapport de Paul DIETERICH, du 30 décembre 1947.
11 L’industrie de la papeterie dans le Sud-Est de la France – Raoul Blanchard dans la «Revue de géographie alpine » année 1926, page 138 et suivantes.12
13 L’industrie de la papeterie dans le Sud-Est de la France – Raoul Blanchard dans la «Revue de géographie alpine » année 1926, page 34.
14 L’industrie de la papeterie dans le Sud-Est de la France – Raoul Blanchard dans la «Revue de géographie alpine » année 1926, page 92.15
16 L’industrie de la papeterie dans le Sud-Est de la France – Raoul Blanchard dans la «Revue de géographie alpine » année 1926, pages 39 et 40.
17 Témoignage de monsieur MERLO Flavien du 14 juin 07.
18 Rapport de Paul DIETERICH du 30 décembre 1947.
19 Témoignage de monsieur MERLO Flavien du 14 juin 07.
20 Témoignage de monsieur DESCHANEL du 29 septembre 07.
21 Mémoires d’industries vauclusiennes XIXème – XXème siècles . Association pour la Sauvegarde et la Promotion du Patrimoine Industriel en Vaucluse – Jean-Pierre LOCCI, 3ème trimestre 2004, page138.
22 Témoignage de monsieur DESCHANEL du 29 sept.07.
23 Acte sous seing privé en date du 17 mars 1932 à Sorgues, transcrit aux hypothèques d’Avignon le 18 mars 1932, volume 418 n°73.
24 Rapport de monsieur Paul DIETERICH du 20 décembre 1947.
25 Témoignage de monsieur DESCHANELS du 10 octobre 07
26 L’usine a été créée en 1873 par la société Maurice Franck & Cie installée à LA ROCHETTE (Savoie). En 1930 création de Cenpa qui doit être le sigle abrégé de « centre de distribution en papier carton » et le groupe devient la ROCHETTE-CENPA. En 2007, ce groupe se déclare leader du marché français pour ses activités de distribution et commercialisation de produits et systèmes d’emballage.
27 Témoignage de monsieur Deschanel Raymond, déjà cité.
28 LA ROCHETTE – CENPA, brochure publicitaire écrite sous la direction de Jacques SAINT-GERMAIN , en juin 1963, page26.
29 Témoignage de madame JULLIEN et de messieurs JULLIEN et MARTINEZ du 23 octobre 07.
30 Témoignage de madame GUYON du 31 octobre 07.
31 Témoignage de madame GUYON du 31 oct. 07
32 Témoignages de messieurs TAVERNARO et DESCHANELS du 18 sept.-07.
33 Témoignage de monsieur TAVERNARO donné le 5 septembre 2007.
34 Témoignage de monsieur TAVERNARO donné le 5 septembre 2007
35 .
36 Témoignage de monsieur TAVERNARO donné le 3 octobre 2007.
37 Témoignages de messieurs DESCHANEL et TAVERNARO du 18 septembre 07.
38 Témoignage de monsieur Saïd ADJRIOU du 3 novembre 07.
39 Témoignage de monsieur TAVERNARO donné le 5 septembre 2007.40
41 « Avignon 68, à la croisée des contestations », mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine écrit par Frédéric Eldin, directeur de maîtrise Robert Mencherini, année universitaire 1996/1997, page 55
42 Témoignage de monsieur DESCHANEL du 10 octobre 07
43 « Avignon 68, à la croisée des contestations », mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine écrit par Frédéric Eldin, directeur de maîtrise Robert Mencherini, année universitaire 1996/1997, page 118. Frédéric Eldin cite un article de la Marseillaise du 31 mai 1968.
44 Témoignage de monsieur TAVERNARO donné le 5 septembre 2007 et de madame JULLIEN et monsieur Vincent MARTINEZ du 22 octobre 07.
45 Témoignage de monsieur Deschanel des 18 & 29 septembre 07.
46 Témoignage de madame Deloffre du 27 novembre 2007.
47 Les journaux locaux « Le Provençal » et le « Vaucluse Matin » du 7 Septembre 1991.
48 Journal La MARSEILLAISE du 19 Janvier 1984.
49 Vivre en Vaucluse, revue du Conseil Général, numéro 18, avril 1986, page 13 .
50 Mémoires d’industries vauclusiennes XIXème – XXème siècles . Association pour la Sauvegarde et la Promotion du Patrimoine Industriel en Vaucluse – Jean-Pierre LOCCI, 3ème trimestre 2004, page138.