Suzanne NGUYeN et moi-même, anne marie Do VaN LUoNG, avions fort peu de chance de naître « eurasiennes », mais la guerre de 1940 a modifié les circonstances, amenant à Sorgues des travailleurs indochinois. À nos pères et leurs compatriotes, nous voulons rendre hommage.

Le 29 août 1939, un arrêté du journal officiel de l’indochine française ouvrait le droit de réquisition aux personnes et aux biens sur tout le territoire de l’indochine. Il est ordonné de « lever immédiatement contingents d’ouvriers non spécialisés pour métropole.» « Pour recrutement, usez si nécessaire droit de réquisitions » spécifiait l’ordre. La force a été employée par certains pour accomplir cette mission. Certains recrutés ont dû abandonner femme et enfants, d’autres ont été embarqués sans avoir fait leurs adieux à leur famille. ils ont été 19550 recrutés dont 6900 pour le Tonkin, 1800 pour la Cochinchine, 10850 pour l’annam.

Enrôlés par le Gouverneur général de France au Vietnam1, suite à cet avis de réquisition, ils ont été embarqués à Haiphong pour mon père, à Da Nang pour celui de Suzanne ou de Nicole Duong, sur des paquebots dans des conditions très difficiles. Mon père m’a parlé de 45 jours de traversée après avoir essuyé une tempête dans l’océan indien. monsieur Duong se souvient d’une vaccination générale en cours de voyage, une épidémie de méningite s’étant déclarée. Chaque famille vietnamienne se « devait de fournir », au nom de la colonisation, un fils (à priori pas l’aîné) à la France pour remplacer la main d’oeuvre des soldats partis au front.

Ils furent souvent embarqués dans des cales destinées aux marchandises, couchés sur des châlits sans matelas, entassés à 5 ou 6 sur des planches de 1, 50 m. Les cales n’avaient souvent ni toilettes, ni douches. il était défendu de monter sur le pont supérieur occupé par des Français ou des gradés. Dans ce confinement, avec les remous de la mer, ils étaient nombreux à être malades, l’atmosphère étant irrespirable avec des odeurs de vomissure. La nourriture leur était servie pour dix personnes dans des cuvettes. Quand ils n’étaient pas malades, ils passaient leur temps à jouer aux cartes. Ce furent 75 compagnies qui débarquèrent à marseille, cantonnées dès leur arrivée en dehors de la ville, aux Baumettes qui n’étaient pas encore une prison. Leur parcours a été long et difficile.

Certains s’étaient engagés, ceux-là avaient pour la plupart fréquenté l’école française. ils ont « encadré » leurs camarades dans les camps. Sorgues a connu quatre camps : les Bécassières, Poinsard et Badaffier, dont un appelé par la suite Bir-Hakeim!

Cinq compagnies ont séjourné dans ces camps. L’immense cantonnement se composait de nombreux petits bâtiments en briques couverts de tuiles plates. C’est à Poinsard qu’on reconnaît le mieux ce qui ressemble à une cité ouvrière, tous les bâtiments étaient conçus sur le même modèle. Les baraques abritaient jusqu’à 24 personnes. En hiver, ni chauffage, ni eau chaude. Pendant cette mauvaise saison, les jours de mistral aggravaient la situation. La toilette était alors sommaire. Le camp de Badaffier a été rasé pour faire place aujourd’hui à l’actuel « stade du Badaffier ».

En 1941, au centre du camp des Bécassières a été construite la prison. Y étaient enfermés les joueurs d’argent, les retardataires qui ne respectaient pas le couvre-feu de vingt-deux heures, ceux qui faisaient du marché noir. Plus tard elle accueillit les rebelles et les fortes têtes parfois venues d’ailleurs, si bien qu’elle s’avéra trop petite.

La nourriture était frugale. L’intendance aurait, dit-on, souffert de détournements, ce qui a amené certains à se rebeller ou à faire grève de la faim. « autour du camp de Sorgues, dans un rayon de 20 km, on n’entendait plus miauler un seul chat, ni aboyer un seul chien », racontait en riant Lê Huu Tho, un ami de mon père. C’était le « système débrouille » pour calmer la faim ! mon père m’a assuré que le chat était aussi goûteux que le lapin.À la maison, nous avons toujours cuisiné vietnamien pour mon père qui prétendait

qu’il n’y avait rien à manger s’il n’avait pas son kilo de riz par jour accompagné de viande : poulet, porc ou boeuf avec des légumes « al dente » Dans mon enfance, j’appréciais peu le nuoc- mam et la coriandre à l’odeur incommodante…et aujourd’hui je ne peux pas m’en passer. Par nostalgie, il m’arrive avec des amis d’aller manger à « indochine », mais le « nec plus ultra » c’est de déguster la cuisine préparée par Solange chez Thanh Long, rue Ducrès, dans le vieux Sorgues.

Notre pays a bénéficié d’une main d’oeuvre indigène « encadrée par des militaires et des fonctionnaires coloniaux français, assistés par des interprètes vietnamiens assurant aussi la surveillance de 25 à 30 hommes. Cette main d’oeuvre a été corvéable à merci, employée dans nos «poudreries » pour l’armement ainsi qu’à des travaux agricoles (rizières de Camargue), aux salines de Salin-de-Giraud, dans des conditions dégradantes, dans les forêts à l’abattage du bois et même à bâtir des blockhaus pour l’allemagne nazie.

Durant la période de l’occupation, ils se sont vu imposer des travaux pénibles avec des conditions de vie rudimentaires. À Sorgues, certains ont travaillé à la Poudrerie Nationale. ils avaient droit à une distribution quotidienne de lait. Sarah riou, 91 ans, témoigne encore de cette époque où elle réceptionnait, à 4 heures du matin, les bidons livrés par la laiterie de Saint-Tronquet du Pontet. elle assurait la distribution du lait dans les bouteilles alignées le long des bâtiments de fabrication. après la distribution, elle nettoyait les bidons. Sa maman servait d’infirmière bénévole et a soigné bon nombre de ces déracinés.

Leur salaire était scandaleusement bas, amenant certains à revendre leur café ou leur couverture au voisinage.

À Sorgues, mon père, appartenant à la 47ème compagnie, interprète matricule ZT 399 3ème légion, a connu un statut privilégié en tant qu’interprète-major et vaguemestre du camp. C’est ainsi qu’il a connu ma mère qui était employée au guichet de la poste, tout comme le père de Suzanne qui a épousé la fille des épiciers de l’avenue Cessac.

Ils aimaient malgré tout se divertir. Chaque année, ils invitaient des habitants du quartier à leur fête annuelle du Têt (jour de l’an chinois). ils sortaient alors la licorne traditionnelle.

Le camp des Bécassières comptait alors une salle de spectacle où se produisait le « théâtre amateur en vietnamien » dont faisait partie mon père, des ateliers artisanaux : vanneries en bambous, peinture dont faisait partie le père de Suzanne, fabrication de socques, de sacs. il existait aussi une pagode richement décorée, malheureusement disparue. Poinsard a conservé l’église lotie en cagibis particuliers, anciennes réserves à charbon ou à bois, aujourd’hui servant de débarras. on peut y voir encore quelques fresques.

Les miradors de Poinsard ont été rasés lorsque les Domaines ont vendu pour un prix modique les bâtiments, aujourd’hui coquettement rénovés par les particuliers qui les ont achetés.

On peut encore voir les deux piliers du portail qui était à l’entrée du camp des Bécassières, côté chemin de la Traille.

Si je ne parle pas le vietnamien, mon père et ses amis parlaient un « français académique » (ils récitaient avec admiration et respect des poèmes de Baudelaire, Lamartine, musset et j’en passe…). C’est par admiration pour cette France qu’ils rêvaient de découvrir que certains se sont engagés volontairement. Je me félicité de ma double culture. Je cuisine très souvent au wok. Je suis émue quand j’entends les chansons romantiques que mon père écoutait le dimanche en famille ou avec des amis. il commandait ses disques à Paris et, pour le Têt, nous allions en train faire les courses à marseille. De nos jours, les produits asiatiques se trouvent couramment, aussi est-ce facile de cuisiner vietnamien à longueur d’année.

Les rapatriements ont commencé pour certains en 1946, mais ce n’est qu’en 1952 que beaucoup d’entre eux ont revu leur patrie. Une partie a été rapatriée de force car certains voulaient rester en France. ils se sont cachés mais ont été parfois dénoncés.

Madame X peut témoigner d’une rafle à Sorgues. elle s’est battue « bec et ongles », en montant même à Paris pour plaider sa cause et récupérer son mari afin d’éviter à sa famille un rapatriement sanitaire. mon père, celui de Suzanne et de nombreux autres firent le choix de rester en France avec leurs épouses françaises.

De leur vivant, nos pères occultaient cette période. maintenant que nous voilà détentrices de leur mémoire, nous nous tournons vers ceux qui, à 90 ans et plus, vivent encore en France et peuvent témoigner quand leur santé le permet.

Dernièrement nous avons eu la chance de rencontrer à Cavaillon monsieur Tran van Trinh, âgé de 91 ans. il a eu l’idée géniale de consigner « son parcours » dans un cahier pour que ses enfants et petits-enfants soient éclairés sur son passé. il a bien voulu nous confier quelques pages dont voici quelques extraits édifiants : « Je pensais que la guerre durerait 6-7 mois et que je rentrerais dans mon pays rapidement..J’ai été incorporé le 20 décembre 1939. J’ai embarqué à Tourane sur le D’Entrecasteau2 le 4 février 1940. J’ai débarqué à Marseille le 15 mars 1940, j’ai été dirigé sur Tours le 23 mars 1940, je suis arrivé à Ripault le 25 mars 1940. Les plus jeunes et les plus âgés sont restés à Ripault3 pour travailler à la Poudrerie, les autres ont été envoyés ailleurs. Deux mois plus tard, on nous a ordonné de préparer nos affaires pour quitter le camp. Sous un lourd soleil de juillet, nous quittons le camp avec notre ballot sur le dos. Nous étions des millions allant vers nulle part…Des soldats allemands sont arrivés par centaines et nous ont faits prisonniers. La première nuit, on nous a enfermés dans une église, le lendemain, ils ont décidé de nous emmener en Allemagne pour travailler. À partir de ce jour, notre calvaire a commencé. Il nous fallut marcher des dizaines de kilomètres par jour sous le soleil avec, pour nourriture, un unique biscuit. Pour survivre, nous mangions tout le long de la route des feuilles de pommiers ou de l’herbe. Nous n’avions plus de forces…Nous avons tout jeté et tout abandonné le long de la route..Tous les jours, on commençait à marcher dès que le soleil se levait jusqu’à ce qu’il se couche. Il nous fallait coucher n’importe où, même parfois sur les places des villages..Des fois, un orage éclatait et nos vêtements étaient alors trempés. Il fallait dormir et attendre qu’ils sèchent le jour sur nous car nous n’avions pas de vêtements de rechange Quelle souffrance !..sans nourriture, sans vêtements, soumis à la volonté de l’ennemi. Quelle cruauté ! Heureusement, quelques jours plus tard, ils nous ont annoncé que nous rentrions en France. Nous étions soulagés mais le calvaire n’était pas fini pour autant. Il nous fallut reprendre le chemin du retour avec d’autres prisonniers qui nous rejoignaient. Ils étaient de toutes les races, de tous les grades. La grande colonne se faisait de plus en plus longue et il faisait de plus en plus chaud, une chaleur accablante. Je me demandais comment nous n’étions pas déjà morts. Enfin nous arrivâmes à Amboise (Indre-et-Loire) dans un camp entouré de fils de fer barbelés, gardé par des soldats allemands. Il y avait beaucoup de baraques, on y entassait 25 personnes dans une pièce de 15m². On couchait les uns contre les autres sur le plancher. La nourriture de midi était une soupe et un pain rond pour 8 personnes pour la journée. Le plus difficile était la souffrance morale du fait que personne ne s’occupait de nous. Quelques mois plus tard, on a dû quitter le camp pour se rendre à Sorgues dans le Vaucluse. une partie de la compagnie devait travailler à la Poudrerie de Sorgues, les autres à Cavaillon, à Monteux, à Carpentras et une équipe à Caromb.

Je suis resté à Sorgues au bureau de ma compagnie. Je m’occupais des salaires et du paiement des ouvriers de l’usine. A la fin de chaque mois, il fallait que j’aille voir les patrons et rendre visite à mes compatriotes à Caromb où j’ai fait la connaissance d’Andréa ». À 91 ans, ce monsieur, veuf aujourd’hui, évoque avec nostalgie cette épouse bien-aimée.

De cette période douloureuse, je ne me souviens que de ces nombreux « tontons » que j’allais voir à Lyon dans leur cantonnement. J’y étais accueillie en « petite princesse » :qui me gratifiait d’un biscuit, d’une chanson, d’un air d’harmonica... Je passais de genoux en genoux. J’adorais fêter le Têt que je continue à fêter aujourd’hui en souvenir de mon père. Je n’ai jamais ressenti leur souffrance, jamais aucune plainte devant nous, leurs enfants. merci pour le bonheur que nous avons connu malgré des revenus et des conditions de logement souvent précaires. ils étaient « zen », le boudhisme les a certainement aidés. Je souhaite à tous ceux qui le pourront d’aller découvrir ce Vietnam qu’ils ont longtemps regretté et, pour certains, jamais revu.

L’an dernier, à arles, un hommage leur a été rendu. Nous espérons que ces quelques lignes auront éveillé votre curiosité les concernant.

Les plus curieux d’entre vous pourront consulter le site de Joël Pham, fils comme nous de ces travailleurs indochinois, ou lire Pierre Daum, journaliste, qui s’est penché sur ce passé méconnu et a écrit un livre fort instructif :«immigrés de Force - Les travailleurs indochinois en France - aux éditions Solin-actes Sud».

Anne Marie Do Van Luong & Suzanne Nguyen-hoai


 

(1) Le Viêt Nam fut fondé en 2877 av. J.-C., on écrit Viêt Nam ou Vietnam.

(2) aviso colonial - aviso petit navire de guerre, léger et rapide, destiné aux missions lointaines, aux escortes et à la lutte anti-sous-marins.

(3) Situé à 15 km de Tours, sur la commune de monts.