En 17581, le roi de France Louis XV « le Bien aimé », par l’intermédiaire de ses ministres et notamment Daniel de TRUDAINE2, chargeait le Comtat Venaissin de construire une route à partir de la principauté d’Orange jusqu’à Avignon par Pont-de-Sorgues. Cette voie, à percer, devait être créée pour faciliter le charroi et le déplacement des troupes entre Lyon à Marseille. Cette construction était devenue un besoin impérieux. Le chemin, emprunté alors pour se rendre de Pierrelatte à Aix, passait par Le Saint Esprit (Pont-Saint-Esprit), Uzès, Tarascon, Saint-Rémy, Orgon, Lambesc et Aix, cela représentait sept jours de marche. Mais, à cause de l’irrésolution des décideurs, il fallut plus de deux décennies pour voir ce projet aboutir.
Les administrateurs et les élus du Comtat commencèrent par réfléchir sur la manière de créer ce grand chemin. Ensuite, ils formulèrent quatre projets. À compter de ce moment-là, les discordes surgirent entre communautés sur la direction à prendre, malgré que le royaume et le Comtat s’accordassent sur la nécessité de la construction.
La première route prévoyait de traverser Châteauneuf, le terrain de ce bourg était aride et dur à travailler à cause des cailloux dont il était rempli. Suivant les observations des ingénieurs, c’était toutefois la direction la plus courte qui conduisait jusqu’à Avignon, malgré les travaux de creusement du sol au sommet de la montagne et des opérations de remblaiement dans le bas. De plus, le chemin Orange-Châteauneuf-Avignon était fait, il n’avait besoin que d’être aménagé. Les ingénieurs étaient persuadés qu’il serait de très bonne qualité, très solide et qu’il reviendrait à très bon compte parce que les matériaux étaient pris sur place. En conséquence, au cours de l’année 1759, le Comtat Venaissin donna l’adjudication des ouvrages.
Le 8 mai 1759, la province du Languedoc se montrait satisfaite de la rapidité avec laquelle le Comtat mettait en oeuvre les projets de monsieur de Trudaine. Mais elle trouvait que les indemnités payées aux terres de Châteauneuf étaient d’un prix trop élevé pour des terrains d’un « pays aussi sec et pierreux.». De plus, elle se montrait « effrayée » du montant des indemnités qu’elle devait supporter et elle demandait des explications sur la méthode employée pour évaluer les estimations.
Ce projet ne fut jamais mené à son terme parce que le Comtat n’était pas riche et que l’on avait exigé de lui de travailler au grand chemin de Lapalud dont l’adjudication s’élevait à 60 000 livres.
La seconde route devait partir d’Avignon, suivre un chemin existant qui traversait le quartier de la Traille à Sorgues et se dirigeait en ligne droite quartier de l’Hers à Châteauneuf. Le projet prenait soin de bâtir en hauteur afin de mettre le chemin à l’abri des inondations, il continuait en direction du quartier du Lampourdier et Orange. Cet itinéraire présentait l’avantage de réduire d’une lieue la distance prévue, d’éviter la « montagne de Châteauneuf », mais il présentait l’inconvénient de construire un pont sur la Sorgue dont les travaux se seraient élevés à la somme de neuf mille francs.
Le tracé de la troisième route partait d’Avignon, passait par le pont de Sorgues, longeait la chapelle de Beauvoir et se dirigeait en droite ligne jusqu’à l’Hers, en prenant soin de ne pas emprunter « la montagne de Châteauneuf ». Ensuite, il traversait le quartier du Lampourdier et aboutissait à Orange. Ce circuit présentait des avantages pour le déplacement des militaires, des chaises de poste et pour le roulage en général. Il n’offrait ni montée ni descente. Les matières premières, sable, pierres, graviers se trouvaient sur les lieux, son entretien en était facilité. On évitait Châteauneuf, l’Hers, il était plus court d’un quart de lieue sans passer par la communauté de Châteauneuf. La ville d’Avignon, les trois « bourgs » de Sorgues, Châteauneuf, Caderousse n’y voyaient que des avantages, mais malheureusement, il n’avait pas été proposé à monsieur de Trudaine !
La direction du quatrième itinéraire pour aller en Provence prévoyait de traverser Courthézon. Ce projet fut présenté à monsieur de Trudaine, peu avant sa mort, comme profitable pour le royaume et comme route militaire. Elle souleva la colère de ce dernier : « C’est pour la sixième fois et vraisemblablement pour la dernière que la communauté de Courtezon emploit3 des moyens détournés pour faire valoir un projet dont l’exécution n’est pas praticable : une des principales attentions doit être de raccourcir les chemins pour en diminuer la dépense, et il est vérifié que le chemin par Courtézon forme presque un demi-cercle, et est plus long de quatorze à quinze cents toises4 que par Chateauneuf ; il est donc ridicule de préférer ce chemin qui a été tant de fois et si constamment rejeté.. »
La principauté d’Orange, le Comtat Venaissin et la ville d’Avignon manifestèrent bruyamment leur opposition à ce projet. Après la mort de monsieur de TRUDAINE, les Courthézonnais renouvelèrent « leurs chimères, ils s’érigèrent fastueusement les (sic) législateurs du chemin, ils se permirent même des déclamations sur des matières qu’ils n’entendent(sic) pas, ils présentèrent avec confiance les objections qui avaient été si souvent détruites par les anciens ministres du roy ; ils hasardèrent même de dire d’un ton tranchant et décisif, que feu monsieur le maréchal de Belisle avait déterminé cette direction pour une route militaire, et que les troupes iraient facilement coucher de Pierrelatte à Courthézon, et le lendemain à Noves, Cabanes et Saint-Andiol, selon que le cas l’exigerait, et c’est par là qu’ils ont fait illusion sur les ministres..»
Ce à quoi les partisans des trois premiers tracés appuyaient leurs conclusions de la manière suivante :
- le chemin, même s’il évitait la montagne de Châteauneuf, était plus long de quinze cents toises et plus coûteux car il nécessitait la construction d’une multitude de petits ponts pour traverser nombre de ruisseaux,
- Son orientation serait préjudiciable aux villes d’Avignon et d’Orange et aux villages de Châteauneuf, Caderousse, Piolenc, Mornas, Lapalud et Pierrelatte car il éviterait ces communautés.
Les voyageurs et les rouliers5, après avoir passé la Durance au bac de Sénas, iraient à Courthézon par Cavaillon et le Thor, les bénéfices en seraient pour les communes de Courthézon, Mondragon et Donzère par suite des éloignements entre les bourgs et de leur situation géographique.
- il était toujours utile de rapprocher les grand-routes des rivières navigables au lieu de les éloigner,
- Le chemin le plus court d’un point à un autre, c’est la ligne droite. La communauté de Courthézon était pauvre et elle éprouverait beaucoup de difficultés à héberger les troupes de passage. La ville d’Orange était opulente, elle disposait de nombreux logements et elle était largement approvisionnée en denrées de toute nature. De plus, le déplacement de la troupe de Pierrelatte à Courthézon et le lendemain à Noves, Cabannes et Saint-Andiol selon le cas, représentait « six mortelles lieues » dangereuses pour la troupe, alors qu’il était plus prudent qu’elle aille de Pierrelatte à Orange cinq lieues : et le lendemain à Noves, Cabannes, et Saint-Andiol : cinq lieues. En cas de crue de la Durance, les militaires seraient obligés de stationner à Courthézon.
Le Comtat Venaissin n’était pas riche et il peinait à trouver les fonds nécessaires aux travaux 6. Le 11 mars 1771, Philibert Trudaine de Montigny (1733-1777), qui était associé à son père et collaborait avec lui depuis 1757, se réjouissait que le Comtat ait les moyens financiers nécessaires aux paiements des ouvrages à réaliser. Malgré que depuis 1759 le projet de la route traversant Châteauneuf ait été choisi, l’indécision sur la préférence à donner à l’une des directions persistait.
Le 31 juillet 1771, les consuls de la ville d’Avignon, inquiets de voir que l’idée de faire passer la route par Courthézon était appuyée par un nombre de plus en plus grand de suffrages, présentèrent un nouveau mémoire. Leur crainte résidait principalement dans la peur de subir des pertes économiques : « il s’ensuivrait une diminution considérable des consommations, une privation des engrais si nécessaires au terroir, une suppression du droit de péage. »
Les profits iraient à Courthézon, Mondragon, et Donzère, au lieu de Sorgues, Châteauneuf, Orange, Mornas, Piolenc, Lapalud.
Le 6 avril 1772, les concepteurs, après un ultime examen, adoptèrent définitivement la direction de Courthézon de la partie qui aboutissait à Sorgues. L’une des raisons qui avaient engagé le gouvernement à accepter ce circuit était qu’elle permettait aux troupes du royaume d’éviter de se loger dans le Comtat qui appartenait à un prince étranger. La route se déployait tout au long de son tracé en plaine, donc à moindres frais pour sa construction. Par Châteauneuf, il aurait fallu monter et descendre ce qui retardait la marche des chevaux. De plus, dans la petite ville de Bédarrides, les rouliers et les voyageurs pouvaient avoir à leur disposition tous les secours nécessaires en cas d’accident, ce qu’ils ne trouveraient pas à Châteauneuf. Ainsi, bien que le trajet s’allongeât de plus de 800 toises, il se montrait plus approprié à l’usage. Les frais de construction étaient supportés par la principauté d’Orange jusqu’à la limite du Comtat et, de là, jusqu’au Pont de Sorgues par Avignon. Le gîte d’étape pris à Courthézon ne portait aucun préjudice aux aubergistes de Châteauneuf ni à ceux de Bédarrides qui, dans le Comtat, étaient sous la dépendance de l’Archevêque d’Avignon et ne contribuaient en rien aux dépenses communes au reste de la province.
Un tableau fut établi des endroits où les relais de poste pouvaient être établis, avec indications en toises des distances d’un endroit à l’autre. On pouvait lire que les villes d’Avignon et Sorgues étaient séparées par 6051 toises. Ce fut Paul Antoine Bédoin, aubergiste, qui soumissionna.
Pour construire à moindres frais, là où cela était possible, les concepteurs englobaient le chemin existant ; ainsi, du domaine de Saint-Louis à Bédarrides jusqu’au pont sur la rivière de Sorgues, le chemin était solide et il n’était prévu que des réparations.
Le 31 octobre 1772, la ville d’Avignon délibéra une nouvelle fois sur les travaux à réaliser, elle remettait en cause l’adjudication prise en 1759. A l’époque, la ville avait délibéré, d’une part, pour que la voie passât de Sorgues à Châteauneuf et, d’autre part, pour payer la moitié de la dépense pour la grand-route. Malgré son opposition, elle n’avait pas réussi à infléchir les décideurs et, à ce moment-là, il lui semblait fâcheux « d’avancer une somme considérable pour travailler sur le territoire de Bédarrides et de s’attirer un procès pour le remboursement ».
La ville de Bédarrides avait une situation juridique particulière, elle était dans le Comtat, mais était soumise à la juridiction de l’évêque d’Avignon, ce qui lui permettait d’éviter les obligations imposées aux autres communautés comtadines. En conséquence, elle refusait de participer aux frais de construction de la route. Avignon faisait remarquer qu’en 1763, par ordre de la cour de Rome, elle avait reçu du Comtat la somme de mille livres, et que l’on pouvait la considérer comme terre adjacente, ce qui produirait les mêmes obligations qu’une communauté comtadine.
A ses yeux, la seule affaire pressante était de réparer provisoirement le vieux chemin de Bédarrides qui se trouvait dans un état lamentable et d’installer, à compter du 1er janvier 1773, le passage de la poste. Elle formulait des reproches pour sa négligence à la communauté de Bédarrides d’autant qu’elle était riche de huit mille livres de rente sans dette, les mêmes critiques,pour manque de prévoyance, étaient adressées aux propriétaires riverains. Avignon refusait de prendre part à hauteur de vingt mille livres à la construction de la route sur le territoire bédarridais, elle était elle-même obligée de dépenser le double pour cette même route traversant son territoire. Les dépenses de la ville étaient nombreuses, notamment : elle versait des secours aux « hôpitaux ruinés », aux ayants droit des noyés, ces accidents étant fréquents à cause de la proximité des rivières. Le 8 février 1771, elle décida d’habiller les valets de ville et les sergents de ville et de police parce que leurs vêtements étaient en mauvais état, ils avaient passé l’été précédent dans de mauvaises conditions, de plus trois années s’étaient écoulées depuis leur dernier équipement. Ces secours et cet entretien grevaient sérieusement le budget la ville d’Avignon d’autant que l’argent que la ville recevait en indemnité des ventes du tabac et des indiennes, d’un montant de quatre-vingt quinze mille livres, était insuffisant à aider l’hôpital Sainte Marthe, la maison de l’Aumônerie générale et à l’entretien de la maréchaussée.
Au fond, la ville ne voyait aucun intérêt économique dans les nouvelles dispositions, elle avait à sa charge trois lieues de routes, elle craignait que l’afflux de voyageurs, voituriers et rouliers lui échappe et profite à d’autres communautés.
Malgré toutes ces objections, ce fut le bureau des Ponts et Chaussées qui eut gain de cause et la route fut construite selon le tracé que nous connaissons à l’heure actuelle.
Raymond CHABERT
Je tiens à remercier madame JURY, marseillaise, mais native de Sorgues et qui a conservé son village au coeur, car c’est elle qui a recherché les documents analysés dans l’article ci-dessus aux archives départementales des Bouches-du-Rhône.
1 Sauf précisions particulières, toutes les informations contenues dans le présent article proviennent d’un même dossier déposé aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône sous la référence C 4474.
2 Daniel Charles de Trudaine (1703-1769), intendant des finances chargé des recettes générales, ayant dans son département le Service des Ponts et Chaussées. Ce Service absolument nouveau lui avait été confié en 1743 par le contrôleur général Orry. Il avait créé l’Ecole des Ponts et Chaussées.
3 Orthographe respectée du document du dix-huitième siècle
4 La toise valait en mètre 1,949 m, dictionnaire Littré 1876
5 Voiturier qui transporte les marchandises sur des chariots, dictionnaire Littré 1876
6 Lettre du 13 mars 1764, archives départementales des Bouches-du-Rhône C 4474