L'abattoir, sa création

Depuis des siècles, la communauté possédait une halle où, quelques années avant 1789, elle avait aménagé un local servant au débit de viandes. Dans le langage des métiers, ce lieu s'appelait une tuerie (1) ou écorcherie. Il était situé place « Parmentier » proche de la maison commune. (2) En 1793, elle le vendit.

Le tuage se fit alors soit dans la boutique du boucher, soit dans la rue. On peut concevoir les graves inconvénients que devait représenter une telle activité. Au danger de voir les animaux furieux s'échapper après un coup mal assuré se joignait celui des miasmes putrides qui s'exhalaient des substances répandues autour de cet espace et du sang des bêtes abattues coulant au milieu de la fange des ruisseaux.

Sous le Premier Empire, pour remédier à une pratique qui ne s'accordait pas avec l'hygiène, le législateur, par décret du 10 novembre 1807, mit chaque commune dans l'obligation de construire des abattoirs. La nécessité d'obtenir une viande saine, indispensable à la santé publique, s'imposait. L'inspiration religieuse, vision cruelle du péché de crime alimentaire, contribua également à la rédaction de ce texte de loi. Seule subsistait, pour les propriétaires, pour l'usage personnel, la faculté d'abattre des porcs dans un lieu clos et séparé de la voie publique. Ces tueries ne présentaient pas les mêmes inconvénients que pour les gros bestiaux. (3) 

En avril 1825, sous la direction municipale de Légier de Montfort, Joseph Granget, maçon patenté, mandaté en qualité d'expert, rédigea un devis descriptif des travaux touchant à la rénovation des lieux. L'endroit projeté se trouvait au rez-de-chaussée de la salle de la maison commune, il était constitué d'une pièce unique : la « matérie (4) » pavée avec des « cailloux ordinaires », très accessible au travail des bouchers et aux contrôles exercés par les fermiers de l'octroi.

Au préalable, le 8 mars, le sous-préfet de l'arrondissement d'Avignon avait autorisé la réunion de l'assemblée municipale. Elle délibéra sur la nécessité d'exécuter les travaux de construction, d'après l'évaluation établie, le 30 janvier précédent, par François Simon, maçon. Les membres du conseil, après discussions, reconnurent que les réparations à réaliser au « membre » (5), se montant à la somme de sept cent dix-huit francs cinquante centimes, étaient nécessaires. Ils approuvèrent la délibération.

Mais le régime politique, en censeur pointilleux, soumettait les décisions municipales, même les plus insignifiantes, à la sévère inspection et révision du préfet, ce qui contraignit le maire, le 23 avril, d'obtenir du préfet l'approbation du devis.

Joseph Granget effectua les travaux. Le 12 septembre 1825, inquiet de ne pas être payé, il s'adressa au sous-préfet en ces termes : « J'ay l'honneur de Exposer que la Commune De Sorgues, me Doit la Somme de septante quatre franc Pour augmentation d'ouvrage En maçonnerie que j'ai fait à L'abatoir de ladite Commune ; cet ouvrage a été reconnu par Monsieur le Maire de Sorgues, par procès-verbal en Datte du 26 juin dernier et de plus il a été approuvé par une délibération du Conseil Municipal n'étant pas riche, et pour vivre ayant besoin de Retirer le plus tôt possible le Salaire de mon travail, je viens en Conséquence, monsieur, le Sous préfet vous supplié de prendre ma demande en Considération, et de me faire obtenir le payement de Cette petite somme qui m'est nécessaire pour mon Existance. Je suis avec un profond respect Monsieur le Sous préfet, votre très humble et très respectueux serviteur. Granget » (6)

L'autorité municipale avait mal assimilé la réglementation. Si l'abattoir continuait à remplir sa fonction, sa gestion préoccupait le fonctionnaire placé à la tête d'un département. Le 23 janvier 1827, il s'en ouvrit au maire : « ... l'abattage des bestiaux est concentré dans un abattoir public et commun, mais ces sortes d'établissement, pour exister régulièrement, doivent être autorisés par des ordonnances spéciales de la majesté, dans les communes qui précédemment s'en trouvés privés...(7) » Cette délibération faisait défaut ; s'agissant d'un local insalubre, il nécessitait une enquête commodo incommodo.

La présence d'une salle commune entraînait nécessairement la suppression des tueries et échaudoirs particuliers exploités par les bouchers charcutiers. Le mode d'exercice de l'abattage du bétail par chaque professionnel seul permettait une augmentation de leurs revenus, le contraire leur entraînait une perte financière. En outre, chaque commerçant concevait cette disposition comme une atteinte à la liberté d'exercer le négoce. Il convenait de s'assurer qu'une telle privation imposée était commandée par des motifs graves et impérieux. Ces dispositions semblèrent lourdes pour l'autorité locale. Dans une note manuscrite, sans date, il était précisé « que le conseil municipal convaincu du peu d'importance qu'offrait... l'abattoir public », celui existant ne pouvait être maintenu, un nouvel emplacement était rendu nécessaire. Par manque de motivation et d'argent, il renonçait à sa construction et il laissait l'abattage libre dans les conditions ci-dessus fixées. Afin que le fermier de l'octroi ne soit pas lésé par une pareille décision, puisque le tout échappait à son contrôle, il lui fut alloué 60 francs pendant toute la durée de son bail. L'exacteur souhaitait, en cas de suspicion de fraude de la part d'un assujetti, d'être autorisé à ce que l'abattage se déroule chez lui.

Au cours de l'année 1855, l'administration municipale mit à l'ordre du jour la nécessité de la construction d'un abattoir, route d'Entraigues. Il y avait urgence, sept bouchers et quatre charcutiers exerçaient dans la commune. Ils abattaient tous chez eux, ces nombreuses tueries étaient autant de foyers d'infection par les fumiers que l'on y faisait avec les débris d'animaux. L'abattoir classé établissement insalubre de première classe, sa création entraînerait l'interdiction des tueries sur son territoire sans aucune indemnité. La nouvelle construction offrirait des avantages immenses pour le contrôle de l'état de santé. 

Fig. 1 - Projet de construction d'un abattoir

L'établissement serait composé d'une pièce destinée à l'abattage, d'un bureau, d'un hangar, de deux loges à porcs, d'une cour de service, d'une cour à fumier. Pour assurer l'entretien des lieux, l'eau serait amenée au moyen d'une conduite souterraine du canal du Griffon. Le hangar servirait à la tuerie des porcs, il y serait établi un fourneau avec une chaudière. Sur le plan dressé par l'architecte départemental de Vaucluse, le 19 novembre 1855, il était noté au nord un chemin qui, depuis lors, est devenu route d'Entraigues. D'autre part, le cahier des charges précisait que le propriétaire du fonds sud recevrait les eaux de lavage.

A l'usage, le canal du Griffon servit également d'égout. Il reçut les eaux usées et les déchets de l'établissement8 malgré ce qu'avait prévu l'architecte. Dans ces conditions, tout fut loisir pour les rats et autres nuisibles.

Raymond Chabert

Extrait de la 26ème édition des Etudes Sorguaises "Souvenirs et vestiges... des temps anciens" 2015

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1- Lieu où l'on tuait des animaux pour la boucherie. Écorcherie, voirie où l'on écorchait les bêtes.

2- Archives départementales : dépôt Sorgues 1 M art 1.

3- Archives départementales dépôt Sorgues 1 M art 1, lettre du préfet du 23 janvier 1827.

4- Matériel : terme provençal communément employé à Sorgues. C'est un mot dérivé du persan mat, qui signifie abattu, Schach , dans la même langue, veut dire roi ; d'où échec et mat, le roi est mort, pris ou vaincu ; d'où encore matar, tuer, en espagnol, et mactare en latin, immoler, crucifier ; en provençal Matar, mater ou tuer. Le dictionnaire Provençal-Français du docteur S-J HONNORAT, tome second, pages 1369 et 1370. Le dictionnaire général de la langue française du commencement du XVllème siècle jusqu'à nos jours par Adolphe HATZFELD, Arsène DARMESTETER, Antoine THOMAS, librairie Ch. DELAGRAVE, sans date, donne la même origine persane du mot.

5- Membre : terme provençal qui signifie une partie du corps humain ou d'un animal et notamment une pièce d'un appartement —Frédéric Mistral — Le Trésor dôu Felibrige — tome second — page 316, édition SLATKINE — 1979. Le dictionnaire Provençal-Français du docteur S-J HONNORAT, tome second, page 1387, en donne la même définition et la façon de prononcer le mot — méimbré —. À l'appui de son écrit, il fournit, en exemple, cette citation : « Ai tres membres tout d'un van, j'ai trois pièces de plain-pied »

6- Lettre recopiée in extenso.

7- L'orthographe de la lettre rédigée par le préfet,le 23 janvier 1827, a été respectée.

8- Voir Études Sorguaises numéro 24, page 56.