C’est à l’Ecole vétérinaire que la seconde guerre mondiale le surprend. Il vient alors de découvrir des aspects essentiels relatifs de l’action qu’exerce la colchicine sur les cellules animales et végétales. Son albuminurie, et une lésion mitrale consécutive à une poussée de rhumatisme articulaire aigu, l'ont fait réformer.
Il met sa personne et ses connaissances au service de la France en s’engageant comme requis civil durant toute la durée de la guerre, dans un service de recherches de l’Armée installé à la Poudrerie Nationale du Bouchet. Il y occupe les fonctions d’histo-cytologiste dans un laboratoire de prophylaxie, pour faire face à des menaces réelles d’une guerre chimique et bactériologique.
Ce laboratoire est dirigé par le lieutenant-colonel Henri Velu, vétérinaire. La Poudrerie est située principalement sur la commune de Vert-le-Petit, aujourd’hui dans l’Essonne, à 34 km au Sud de Paris. C’est un établissement public très ancien dont l’origine remonte au XVIIème siècle, et où ont travaillé notamment les chimistes Antoine-Laurent de Lavoisier et Claude Berthollet. C'est d'ailleurs là qu'une explosion faillit leur coûter la vie le 27 octobre 1788.
Au laboratoire, Gavaudan dispose toujours de préparations biologiques et d'expériences très simples à montrer à la police allemande comme manœuvre de diversion lorsqu’elle vient enquêter sur ses recherches ; les Allemands ont des raisons de craindre les activités de ce laboratoire, et viennent contrôler ce qui s’y fait, et ils finissent par le détruire à cause des recherches effectuées sur la toxicologie des gaz asphyxiants. Lors de la débâcle de mai 1940, Gavaudan s’enfuit la mort dans l’âme, avec dans ses bagages de précieux résultats, pour rejoindre le centre de repliement de Montpellier en zone libre.
En 1940, Gavaudan achève ses études de pharmacie à la Faculté de Marseille. Il trouve un laboratoire d’asile à la station de biologie marine d’Endoume de la Faculté des Sciences. A partir d’un matériel biologique marin abondant, il travaille à sa théorie de la cytonarcose sur l’œuf d’oursin. Il y fait la connaissance d’Hélène Poussel, jeune enseignante originaire du secondaire et qui deviendra son élève, puis sa fidèle collaboratrice, collègue et amie à la Faculté des sciences de Poitiers, puis à Sorgues. Il y rencontre aussi Jean-Marie Péres, qui deviendra professeur d’océanographie biologique.
Sous l’occupation allemande, Gavaudan a tout pour déplaire : une mère russe et un père franc-maçon ; il est également suspecté d’être communiste. Son père et lui courent de grands risques d’être arrêtés. En 1942, à la suite d’une dénonciation sordide, contraint d’avouer ses opinions philosophico-politiques hostiles au gouvernement de Pétain, il est radié du CNRS. Pendant ce temps, à Paris, le nom de Gavaudan et celui de son père figurent sur les platanes du boulevard de Charonne comme « Personnes à abattre sans sommation ».
Le ménage Gavaudan a des amis juifs à Paris, dont l’artiste peintre Lucien Weil (1902-1963) et son épouse ; ceux-ci viennent se réfugier en Provence et se cachent dans la pharmacie de Sorgues. Gavaudan père, quant à lui, s’engage dans les FTP1. En 1943, Gavaudan se réfugie à Toulouse, au laboratoire de recherches vétérinaires de l’armée dirigé par le professeur Louis Bugnard, situé dans la caserne Caffarelli. Officiellement, il fait des recherches sur les viandes, mais la puissance occupante s’aperçoit vite que l’examen des viandes n’est qu’un leurre masquant des recherches de pharmacologie et de toxicologie interdites. Il lui faut à nouveau s'enfuir par une nuit sans lune, pour revenir dans la région parisienne au Laboratoire du Bouchet, qu’il reconstitue. Il y est chargé de la direction d’un important service de Biologie cellulaire appliquée, au sein des Services chimiques de l’Etat dépendants du Ministère de la Production industrielle ; ces Services deviendront plus tard l’IRCHA.
Pendant cette période de guerre, il rassemble toute son énergie et, même aux heures les plus sombres, il maintient sans défaillance son activité enthousiaste de chercheur. A cette époque très troublée, tourner ses pensées et ses recherches vers les choses de la nature représente à ses yeux une évasion libératrice hors du domaine humain ; c'est une compensation. Sans cesse il est confronté à des bifurcations, et il lui faut trouver la route du lendemain, car le risque est inséparable de l’honneur de vivre. Son orientation vers la pharmacodynamie comparée, par le biais de ses recherches sur la narcose et l’inhibition de la caryocinèse, l’ont désigné pour ce poste dans lequel il est chargé de la direction de recherches pratiques sur les fongicides et les insecticides.
Il collabore activement avec Maurice Dodé, chimiste spécialisé en thermodynamique, maître de conférences à la Faculté des sciences de Strasbourg, qui deviendra Professeur à la Faculté des sciences d’Orsay. Pour Gavaudan, qui a beaucoup étudié les recherches de Pierre Duhem, notamment « Le système du monde » et « Thermodynamique et chimie », c’est une collaboration très fructueuse et réciproque. C’est le processus de création de nouveauté, d’émergence de nouvelles propriétés dans un système qui le fascine ; le second principe de la thermodynamique a des répercussions importantes en biologie. Plus tard, il en discutera beaucoup avec son ami Ilya Prigogine.
En 1944, la publication du célèbre ouvrage du physicien Erwin Schrödinger « What is life ? »2 le passionne, et il écrira plus tard : « A propos de Schrödinger, je crois qu’il serait utile de souligner (de façon à ne pas s’en étonner) le paradoxe relatif auquel semble conduire l’application de la théorie quantique, lorsqu’elle s’intéresse à la matière vivante d’une part, en tant que solide et, d’autre part, en tant que liquide. Il est utile de préciser que la physique elle-même tend à réduire la différence qui semblait irréductible entre liquide et solide. La matière vivante elle-même offre, pour ainsi dire à chaque instant, ce compromis »3.
En 1945, il soutient devant la Faculté de Paris sa thèse de doctorat en pharmacie intitulée : « Pharmacodynamie de l’inhibition de la caryocinèse »4 ; son directeur de thèse est le professeur Jean Régnier. Gavaudan y affirme ses idées courageuses sur la recherche : « Il nous est pénible, et nous ne pouvons le passer sous silence, d’affirmer dans un désir de justice que nous ne devons rien à quelques Savants qui auraient pu se conduire comme de véritables Maîtres. Mais le parallélisme est rare entre les progrès des connaissances rationnelles et ceux de la conscience morale. Il est regrettable que les obstacles les plus difficiles, parmi ceux dressés devant les chercheurs, le soient précisément souvent par ceux dont les fonctions devraient être de favoriser la Recherche Scientifique ». Lors de la soutenance, Guillaume Valette, Professeur de pharmacodynamie et Doyen de la Faculté de Pharmacie, fait cette remarque restée fameuse: « Monsieur, vous en savez plus que nous ! ». La qualité et l’originalité du travail de sa thèse lui valent d’être lauréat du prix de thèse de la Faculté de Pharmacie en 1945.
En 1946, il est nommé conseiller au ministère de la Santé publique pour les questions relatives à la pharmacodynamie et à la toxicologie générale, en particulier pour les substances anesthésiques et bactériostatiques.
Lors de la grande grève des mineurs du Nord à l’automne 1948, Noëlie est contactée pour héberger la famille d’un mineur venu à Paris défendre ses revendications ; elle le fait avec beaucoup de compréhension sur leur mouvement et le soutien appuyé de son mari. Elle possède une grande capacité psychologique à analyser et comprendre les situations et les difficultés humaines.
Daniel Girard
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1 Francs Tireurs et Partisans (FTP) est le nom du mouvement de la résistance intérieure française, créé à la fin de 1941 par la direction du Parti communiste français.
2 Erwin Schrödinger : What is life ? Cambridge University Press, 1944.
3 Pierre Gavaudan in : Biogenèse. Colloque sur les systèmes biologiques élémentaires et la biogenèse, Masson, 1967.
4 Pierre Gavaudan : Pharmacodynamie de l’inhibition de la caryocinèse, Le François, 1947.