Pierre Gavaudan professeur à la faculté des sciences de Poitiers

Gavaudan demeure à la tête du service de biologie cellulaire des Services chimiques de l'Etat jusqu'à la fin 1949. En effet, il pose sa candidature à la chaire vacante de botanique de la Faculté des sciences de Poitiers. Il est nommé à une voix près ; à sa chaire est rattachée la direction de la Station biologique de Beau-Site, qui existe depuis 1910 ; primitivement située au domaine de Mauroc, elle avait été transférée en 1924 au Faubourg Saint-Cyprien, dans la propriété de Beau-Site.

A son arrivée, Gavaudan trouve des locaux ruinés et impropres à toute utilisation scientifique, ainsi qu'un terrain inculte et en très mauvais état. L'Université de Poitiers est très ancienne puisqu'elle avait été créée en 1431 par le pape Eugène IV, puis confirmée par le roi Charles VII en 1432. La Faculté des sciences, quant à elle, avait été ouverte en 1896.

C'est à partir de son entrée à l'Université comme Professeur que Gavaudan va trouver son plein accomplissement intellectuel, et qu'il passera sans aucun doute les plus belles années de sa vie. « Dans ma vie, la période de la station de Beau-Site fut extraordinaire car j'ai pu construire un laboratoire, l'animer, y faire mes recherches dans la liberté si nécessaire, réaliser des projets pédagogiques et scientifiques pour l'Université ».

Il intervient au ministère de l'Education nationale auprès de Pierre Donzelot, Directeur général de l'Enseignement supérieur, pour obtenir un plan de financement de la création d'un nouveau centre de recherches en biologie pour remplacer la vieille station de Beau-Site. Dans ses démarches ministérielles il est précis, concentré et convaincant ; patience et obstination sont ses grandes vertus. En bon dessinateur, il fait les plans en collaboration avec André Ursault, maître d'oeuvre, architecte poitevin et membre de l'Académie d'Architecture.

La construction d'un nouveau bâtiment, doté d'installations et d'équipements scientifiques modernes, commence en 1954. L'Institut est un grand bâtiment de quatre étages avec les équipements lourds au rez-de-chaussée, et la bibliothèque au dernier étage. Cette même année, la construction des serres est réalisée, ainsi que l'aménagement d'un jardin alpin, d'un jardin expérimental, de ruisseaux et de bassins. Il fait venir le célèbre horticulteur Robert de Vilmorin, directeur de la société qui porte son nom, pour concevoir ce jardin.

Gavaudan porte un soin et une attention particulière au jardin car il le voit comme une intersection de la science biologique et de l'esthétique. « Le jardin est une nouvelle combinatoire des éléments végétaux et minéraux agencés par l'homme selon des critères essentiellement visuels et olfactifs ». C'est conforme à la pensée d'Emmanuel Kant, que Gavaudan connaît bien : « L'art des jardins n'est rien d'autre que celui d'orner le sol avec la même diversité (herbes, fleurs, arbustes, arbres, des eaux même, coteaux et vallons) que celle avec laquelle la nature le présente à l'intuition, mais en l'ordonnant d'une autre manière et conformément à certaines idées » (18). Le jardin enracine dans le sol les vertus culturelles, éthiques et civiques de l'homme. Depuis Epicure, Candide, Le Nôtre, Monet, le jardin est le passeur de la science et de l'esthétique ; Gavaudan a une biophilosophie du jardin. « Le jardin établit un lien complexe et subtil entre l'homme et la terre, il relie les trois règnes minéral, végétal et animal; il marque le continuum évolutif».

Il occupera ses fonctions à Poitiers jusqu'à sa retraite ; à la chaire de botanique, il succède à Paul Becquerel (1879-1955), neveu du célèbre physicien et prix Nobel Henri Becquerel, connu pour ses recherches sur la vie latente et la reviviscence, ainsi que son intérêt pour les origines de la vie. Becquerel est alors en fin de carrière, et ils discutent ensemble de ces questions. En 1931, dans un discours de rentrée des Facultés, Becquerel avait exposé ses idées sur la genèse de la vie : « Cette conception de la biogenèse étendue aux planètes habitables du ciel pourrait peut être attrister certains philosophes pessimistes qui n'en ont pas aperçu la véritable portée. Mais je suis persuadé qu'elle permet toutes les espérances et qu'elle offre une base solide au développement indéfini de notre idéal » (19).

Au fil des ans, la chaire de Gavaudan évolue vers la biologie générale ; prenant de la liberté vis-à-vis du programme national, il y traite aussi bien de thermodynamique, de biologie cellulaire, de biochimie, de microbiologie, d'évolution... et cet encyclopédisme plaît beaucoup aux étudiants.

A Poitiers, ville moyenâgeuse, les noms de rue sont étranges et imagés : les Gavaudan habitent 12 rue de la Jambe à l'Âne, dans un pavillon contigu à la station biologique, ancien pied-à-terre des évêques cédé à la ville dans les années 1930.

Ayant reçu une éducation musicale très riche de son père, Gavaudan se remet à jouer du piano ; pour lui, la musique touche au plus profond de l'humain, dans la joie comme dans la peine : « Grâce à la musique, nous sommes traversés par tout un cortège de sensations et d'émotions diverses qui se mêlent contradictoirement puisqu'elle attriste avec délices, et qu'elle réjouit avec mélancolie ». Parmi les compositeurs, il apprécie particulièrement Chopin et Schuman. Avec l'âme russe qu'il possède, il compose de petites pièces de musique très colorée, inspirée par la nature vivante, et au caractère mystique et mélancolique proche de Ricardo Villes et de Claude Debussy. Gavaudan joue du piano comme il peint, et il considère sa musique comme partie intégrante de sa création ; il y a pour lui une unité profonde des arts. La différence essentielle entre ces deux arts tient dans le concept de temps pour la musique et d'espace pour les arts plastiques. Dans la musique de Gavaudan, le pinceau applique de fines couches qui sont autant d'impressions différentes. Il se met souvent au clavier pour interpréter ou pour improviser ; il connaît par coeur de nombreux airs d'opéras et d'opéras-comiques. Gavaudan est non seulement musicien, mais aussi musicologue, car il s'intéresse à la question des origines, explique la genèse des oeuvres et la signification des thèmes. C'est l'ordre interne et supérieur de la nature qu'il étudie en biologiste et qu'il transpose en musique ; la musique exprime le questionnement métaphysique et illustre la relation de l'art et de la nature. Que ce soit le chant des oiseaux ou des cigales et les mille sons de la nature, il existe une mélodie secrète qui remonte à l'aube des temps et qui accompagne l'artiste et l'homme de science.

Selon Gavaudan, « la musique est née avec la mathématisation du monde ». Il rejoint ainsi la pensée de Pierre Boulez, pour qui « la musique est une science autant qu'un art ; qui saura fondre ces deux entités au même creuset, sinon l'Imagination, cette reine des facultés ! » (20). Le jeu du rythme, de la mélodie et de l'harmonie couvre tous les rapports possibles des différents aspects de l'homme et de l'univers, chaque dimension prenant un sens différent selon qu'elle met l'accent sur l'homme, l'univers ou leurs interactions. «La musique est comme un être vivant qui a sa logique propre ». Pour Gavaudan, la musique a probablement des racines biologiques qui sont liées à l'harmonie du monde de l'infiniment petit à l'infiniment grand ; il est proche de Lewis Thomas : « Ces sons rythmés pourraient être la persistance de quelque chose de différent, une mémoire archaïque, une trace de la transformation de la matière inanimée et chaotique en cette danse ordonnée et antistochastique des êtres vivants » (21).

Son élève et collaboratrice Germaine Debraux (1904-1999) est amie du musicien André Musson (1901-1982), maître de chapelle à l'église Saint-Etienne-du-Mont à Paris, directeur du Centre national de préparation à l'enseignement musical et directeur adjoint de l'Ecole de musique Schola Cantorum. Lorsqu'il vient écouter Gavaudan à Poitiers, il est subjugué par la qualité de ses improvisations, tant sur le plan de la technique pianistique que du contenu artistique ; malheureusement, aucun enregistrement n'est réalisé. Le musicien et le biologiste discutent longuement de la théorie musicale et de la créativité.

Gavaudan aime beaucoup le professorat, et les étudiants auxquels il a été donné d'assister à ses cours ont unanimement apprécié son enseignement. Il est pour ses élèves un maître à penser et il leur propose, selon son expression, une « cartographie du savoir penser ». Comme l'écrit Louis Couffignal, « Il paraît justifié de multiples façons de prendre pour position de principe dans les recherches relatives au problème de la pensée celle des sciences expérimentales, de Descartes et de Claude Bernard » (22). Le verbe de Gavaudan est très clair, très limpide, et d'une grande précision. Il expose les faits en partant du plus simple pour arriver au plus complexe, et permettre ainsi à ses auditeurs de tirer eux-mêmes les conclusions qui s'imposent. Ses leçons orales, solidement construites, lumineuses et pleines de vie, enchantent ses auditeurs, qu'ils soient étudiants débutants ou chercheurs avancés. Dans son langage parlé se trouve toute la poésie, la force entraînante et convaincante, toute sa philosophie de la science qui marquent le personnage. Il excelle dans l'art d'esquisser en quelques lignes ou dessins les principes et le déroulement possible d'une recherche ;. ces esquisses ressemblent aux dessins de grands maîtres qui, en quelques traits, fixent les formes à l'intérieur desquelles pourra se développer une exubérance de couleurs. Il passionne son auditoire et se passionne lui-même au cours de ses exposés par un processus en boucle sur son discours, et il préfère aiguiser l'esprit critique de ses étudiants plutôt que de les écraser sous une masse de connaissances provisoirement sûres et créer chez eux des réflexes conditionnés vis-à-vis des nouveaux résultats scientifiques.

Gavaudan exprime ainsi ses idées sur sa conception de l'enseignement supérieur et la formation des jeunes scientifiques : «Apprendre aux jeunes qu'il n'existe pas de problème restreint, ni de questions uniquement « locales » et réduites à la spécialité, et que si tous les faits doivent être étudiés dans l'analyse de leurs détails, il ne faut jamais perdre de vue leur place dans l'ensemble ni leur interdépendance ; leur apprendre que la généralisation et les associations d'idées relatives à des phénomènes disparates, à condition d'être contrôlées par l'expérience, sont souvent mères de l'invention. Telle est la tâche que j'essaie de remplir au sein de l'Ecole qui s'est constituée autour de moi et tel est l'idéal que j'applique dans mon travail et que je m'efforce de faire naître chez ceux qui commencent leur carrière » (23).

Gavaudan consacre une grande partie de son temps à la préparation de ses cours, et à la fin de sa carrière avec la même ardeur qu'au début. Soucieux de l'exactitude, il revoit ses notes avec un soin méticuleux et se reporte fréquemment aux derniers travaux originaux et à ses propres recherches. Il jouit d'une grande autorité dans les milieux scientifiques où ses avis sur la politique scientifique et le développement de l'enseignement supérieur sont très recherchés à l'université. Il représente une sorte de magistère intellectuel, d'autorité scientifique et épistémologique : « L'esprit d'aventure, l'imagination logique et l'originalité d'esprit m'ont toujours paru être les principales qualités intellectuelles de l'homme de science », écrit-il. Pour Gavaudan, l'université doit garder la possibilité de soutenir la recherche libre et non programmée, « honneur de l'esprit humain » selon Carl Gustav Jakob Jacobi, qui s'était révélée féconde dans le passé, tout en évitant la trop grande dispersion. Il se garde bien de vouloir imposer sa volonté, mais la sûreté de son jugement est telle que, le plus souvent, chacun se range à sa manière de voir.

Il a dans son activité d'enseignement et de recherche une attitude novatrice et audacieuse, allant parfois à contre-courant des idées dominantes, non sans prendre de risques. Il n'hésite pas à s'aventurer dans des domaines nouveaux et en avance d'une idée sur son temps, devenant ainsi un précurseur. Pour Canguilhem, « Précurseur est, sans doute, celui qui court devant tous ses contemporains, mais c'est aussi celui qui s 'arrête sur un parcours où d'autres, après lui, courront jusqu'au terme » (24). Tous ceux qui l'approchent, même pour la première fois, reçoivent auprès de lui le meilleur accueil et se sentent rapidement captivés par l'expression de son regard vif et empli de bonté. Gavaudan séduit et impressionne à la fois, grâce à une logique hors du commun, par une capacité de simplification des choses extrêmement complexes, et par une très grande curiosité depuis son enfance à l'égard de tous les domaines de la vie. Ayant vécu dans son intimité, nous avons pu apprécier la finesse de son esprit et la délicatesse de ses sentiments.

Pour Gavaudan, l'obligation de consacrer une part importante de leur activité à la poursuite de recherches personnelles, ou à la participation active à des recherches collectives, doit rester pour les enseignants du supérieur un impératif majeur, parce que cette obligation correspond à la nature même et à la qualité des enseignements ; ces enseignements doivent être constamment et intimement fécondés par la pratique des démarches de recherche, avec l'élaboration de nouveaux concepts et l'esprit critique. Il rejoint en cela la pensée de Gaston Berger, qu'il connaît bien comme Directeur général de l'Enseignement supérieur de 1953 à 1960, lorsqu'il fait ses démarches au ministère de l'Education nationale, pour qui « le professeur d'enseignement supérieur doit lui-même être un chercheur et, plus exactement, un inventeur. Coupé de la recherche, il ne pourrait plus jouer son rôle, car on ne peut enseigner que ce que l'on sait faire » (25). Gaston Berger est le créateur du mot prospective, par opposition à rétrospective. Cette philosophie intéresse Gavaudan en ce sens qu'elle n'est pas une science mais plutôt une éthique.

Pour lui, une des difficultés de la politique scientifique, partout dans le monde, est que les pouvoirs publics sont souvent incompétents en la matière. Les hommes politiques de la plupart des grands pays ont une formation et une expérience juridique ou politique, une culture générale mais rarement scientifique ; c'est une des sources du malaise français. D'autre part, pour beaucoup de nos politiques, la science se limite à des apports d'innovation. Si ces objectifs sont légitimes, n'oublions pas que la première fonction de la science est la connaissance pour elle même, ce que Saint Augustin appelle « la libido sciendi », c'est-à-dire le désir de connaissance.

Comme le souligne Frédéric Joliot-Curie, « cette interpénétration du scientifique et du politique sera très profitable à la nation et non dommageable à la science, bien au contraire » (26). Pour Gavaudan, cela va même beaucoup plus loin, car « il y a eu dans le passé de nombreux savants en politique. La double activité scientifique et politique du même personnage était possible jusqu'au milieu du Xene siècle ; à partir de ce moment avec l'augmentation considérable de la gestion de la recherche cela est devenu beaucoup plus rare. Il est loin le temps de François Arago sous la troisième République ou de Jean Perrin sous la quatrième République... Actuellement il y a une insuffisance de l'art et de la science en politique; les Princes considèrent souvent comme inutile ce qu'ils ne comprennent pas ».

Gavaudan possède une véritable pédagogie de la recherche. Bienveillant et non directif, il a un très grand respect de l'individualité des chercheurs et, dans l'interprétation des faits, il possède un art de susciter le doute si nécessaire dans l'esprit du chercheur, ce qui ouvre l'esprit vers de nouvelles expériences et développe la créativité. A ses yeux, l'expérience est l'union du réel et de l'idéal. Il est très proche de la philosophie de Claude Bernard, qui affirme que « le grand principe expérimental est donc le doute, le doute philosophique qui laisse à l'esprit sa liberté et son initiative, et d'où dérivent les qualités les plus précieuses pour un investigateur en physiologie et en médecine » (27). Il voit en Claude Bernard non seulement un maître de science expérimentale, mais un modèle pour la conduite de la pensée et de la vie, et un extraordinaire représentant des meilleures qualités françaises.

Gavaudan possède la faculté d'attirer et de recevoir dans son laboratoire des chercheurs d'horizons variés. Il teste des sensibilités différentes pour rechercher la communication, dont il a un sens inné, et faire le tour d'un problème à résoudre en progressant vers la vérité scientifique. «Il existe une peinture de l'artiste Luc-Olivier Merson de 1901 intitulée : Allégorie de la Vérité, qui représente les différentes facettes de la vérité dans les sciences, les arts et les lettres. Le concept de vérité n'est pas autonome, il renvoie nécessairement à ce qui fonde la condition humaine, car l'homme n'est pas une juxtaposition de facultés indépendantes ; c'est un ensemble intégré dont les différents aspects sont relatifs les uns par rapport aux autres ». Gavaudan sait combiner les qualités intrinsèques du biologiste — la rigueur des hypothèses et la précision des observations — à celles de l'humaniste, dans l'audace de la réflexion et l'ouverture d'esprit. Il est en accord avec la pensée de Karl Popper, pour qui « ce qui fait l'homme de science, ce n'est pas la possession de connaissances, d'irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité » (28). Il crée une jeune Ecole de scientifiques enflammés par l'ardeur de la recherche, et dirigés avec cette douceur persuasive et cette subtilité de compréhension qui lui sont propres. Ainsi, pour Gavaudan, « la collectivité que l'on nomme habituellement « Ecole » ne doit pas écraser les jeunes chercheurs, préjuger de leur défaut d'initiative, ni tarir cette dernière, étouffer l'innovation les faisant tourner inexorablement dans le cercle convenu des méthodes ou de découvertes même importantes. Un directeur de recherches se doit d'aérer son laboratoire avec des idées générales et des sujets d'études aussi variés que possible : la variété n'exclut pas la coordination comme je crois l'avoir montré. En biologie plus qu'ailleurs une telle méthode est indispensable » (29).

Travailler avec Gavaudan est passionnant ; c'est à la fois une méthodologie pour la recherche expérimentale et une épistémologie pour l'interprétation des résultats. Il vit en tension constante entre le long terme, le projet novateur de recherche d'une part, et d'autre part l'attention plus que minutieuse et rigoureuse au court terme de l'expérimentation. La echerche, par son questionnement perpétuel sur la nature, est la gestion de l'imprévisible. Toute la richesse et la complexité de l'homme et du savant se retrouvent dans sa manière de diriger les hommes et de faire vivre les structures de recherche.

Au laboratoire, il séduit par sa grande force de création alliée à une curiosité et rapidité d'esprit. Il est toujours en éveil, et toujours en prise directe avec sa vision des choses et sa volonté de réaliser le plus vite possible les manipulations correspondant à ses idées. Il est à la fois un phénomènologiste et un logicien, c'est-à-dire qu'il considère un problème dans son ensemble mais qu'il l'analyse ensuite dans ses mécanismes intimes. Il a d'abord une vision intuitive extraordinaire avant d'analyser expérimentalement. Il s'éclaire à lumière intense de la rigueur, de la pure rationalité, de l'induction et de la déduction mathématique ; il emprunte aux autres sciences physico-chimiques leurs méthodes d'analyse et d'observation, leur vocabulaire, leurs concepts, leurs lois. Selon Gavaudan, le mécanisme d'éclosion de l'idée féconde dans la recherche suit le même chemin que celui imaginé par Henri Poincaré, Charles Nicolle, Louis de Broglie, Helmoltz : d'abord saturation de l'esprit par tous les aspects du problème, effacement de l'effort par un changement d'activité mentale, apparition de l'idée intuitive de façon souvent inattendue. «Il y a une nature particulière dans la découverte scientifique ; celle-ci exige un mélange complexe d'originalité, de culture et d'intuition, réellement inconnu jusqu'ici. Le travail inconscient est en continuité avec l'effort conscient ; mais à l'heure actuelle nous sommes dans l'incapacité de reconstruire le cheminement créatif ; il échappe à toute analyse objective valable ».

Sa pensée n'est jamais figée, mais au contraire toujours en bouillonnement et sans cesse renouvelée, à la frontière de la connaissance et de l'inconnu, à la lisière de la science et de la métaphysique. C'est aux marquisats des choses que se révèlent les phénomènes les plus remarquables. « C'est toujours la recherche sur les limites matière-vie-pensée qui fait progresser la science et la philosophie ».

Doué de psychologie et hostile aux intrigues, il sait le cas échéant calmer les esprits, et avec tact il contribue à redonner l'ambiance sereine propre à la recherche. Il est toujours prêt à aider ses collègues : chacun peut puiser dans sa science encyclopédique et dans sa riche bibliothèque. Cependant, Gavaudan n'a jamais masqué sa pensée ni sur les hommes, ni sur leurs actes, luttant constamment contre ce qui semble médiocre, et pour ce qu'il estime juste et profitable à la science et à son pays. Dans les comportements humains, la bêtise, le laxisme et le mensonge lui sont insupportables et déchaînent des colères ou des remarques d'un humour parfois féroce.

Au sein de la Faculté des sciences, ses collègues professeurs avec lesquels il se sent le plus en phase et qui soutiennent son action sont de plusieurs disciplines :, Georges Bouligand, André Revuz et Marcel-Paul Schützenberger, mathématiciens ; Jacques Amiel et Gabriel Valensi, chimistes ; Édouard Corabœuf, physiologiste ; Philippe Daste, microbiologiste ; Etienne Patte, géologue. C'est une époque où les professeurs d'université sont moins nombreux qu'aujourd'hui et, de ce fait, ont plus facilement de liens amicaux, étant tous membres du Conseil de Faculté. Les relations entre scientifiques de disciplines différentes se font naturellement, sans réunions imposées.

Lors des séances du conseil de Faculté, la parole de Gavaudan jaillit de façon inattendue dans des réparties dont l'humour est remarqué, toujours courtes, pertinentes, parfois déstabilisantes mais toujours génératrices d'une réponse qui fait progresser la discussion. Il a de l'ambition pour la Faculté des sciences de Poitiers et est soucieux de son développement. Il y crée cinq certificats en biologie : physiologie végétale, physiologie animale, physiologie des régulations, psychophysiologie, physiologie cellulaire, et il crée aussi le troisième cycle de Biologie et Physiologie végétale et cellulaire.

Profondément marqué par les deux dernières guerres, Gavaudan, pacifiste convaincu animé d'un désir d'union des hommes, adhère au Mouvement de la Paix. Esprit libéral hostile à tout dogmatisme, il adhère en 1949 à l'Union rationaliste, association fondée en 1930 sous l'impulsion de Paul Langevin, et qui a pour objectif de lutter contre toutes les faunes d'irrationnel et pour la liberté, dans le respect de la loi.

En 1950, Gavaudan est honoré du prix Millet-Roussin de l'Académie des Sciences pour l'ensemble de ses recherches en pharmacodynamie cellulaire. Il est nommé officier dans l'ordre des Palmes académiques en 1956. Ces distinctions sanctionnent une carrière et une vie vouées à l'Enseignement supérieur et à la recherche, soulignées par les dizaines de thèses de doctorat dont il est l'inspirateur et le directeur. Il y a également de multiples publications personnelles — plus de deux cents — dont il est l'auteur, dans des domaines variés : cytologie et cytophysiologie, toxicologie et pharmacodynamie comparées notamment dans les cas de la narcose, des substances antimitotiques, chronobiologie, bathyphysiologie, bioluminescence...

Le soir, après une journée bien remplie, il demande à son entourage de le laisser seul dans son grand bureau au quatrième étage, la fenêtre ouverte sur le magnifique jardin qu'il a créé où il s'enferme en chantant, et il se met alors à écrire, dessiner ou peindre en laissant vagabonder sa plume, son crayon ou son pinceau avec, comme inspiration, la réminiscence de ce qu'il a observé ou trouvé dans la journée. Un seul témoin est admis à condition qu'il ne dise rien : son grand ami Schützenberger.

La station de Beau-Site est devenue un pôle d'attraction scientifique extraordinaire : « Qu'il y a-t-il de nouveau à Beau-Site ?» est le leitmotiv de tout nouvel arrivant. On va à Beau-Site pour se retremper au contact de cette personnalité puissante, hors du commun, pour profiter d'une idée supérieure ou originale ayant une valeur heuristique.

En 1957, paraît en langue anglaise l'ouvrage d'Oparin (30) : « The origin of life on the earth » et, pour Gavaudan, passionné par la problématique des origines de la vie depuis sa jeunesse, c'est une révélation : «En 1954, j'avais eu l'occasion de publier un court article résumant certains chapitres de mes cours dans lesquels j'avais traité des origines de la vie en faisant allusion aux théories microméristes du XIXe siècle et aux résultats de la biologie particulaire contemporaine. C'est alors que se présenta, pour la Faculté des sciences de Poitiers, l'heureuse occasion d'obtenir la visite du Pr Oparin qui, sur ma proposition, prononça trois conférences en fin septembre 1959. Cette visite fit suivie de l'attribution à Oparin du titre de Docteur honoris causa par l'Université de Poitiers. Les cordiaux échanges, qui s'établirent depuis lors entre M le professeur Oparin et moi-même, suscitèrent rapidement l'idée d'une traduction française de l'origine de la vie sur terre, afin de remédier à un fâcheux retard vis-à-vis des pays de langue anglaise. Je connaissais bien les deux éditions anglaises qui avaient apporté un précieux aliment à mes réflexions personnelles sur le problème de l'origine de la vie ; par ailleurs, trop de liens affectifs des plus intimes m'attachaient à la patrie de M le professeur Oparin pour que je laisse passer l'occasion de contribuer à faire connaître chez nous l'oeuvre d'un des savants les plus originaux de l'URSS » (31).

En 1957, Gavaudan fait la connaissance de Pierre-Paul Grassé (1895-1985) au laboratoire d'évolution des êtres organisés à Paris, car il souhaite équiper son laboratoire d'un microscope électronique. Le laboratoire dirigé par Grassé est en effet le premier laboratoire de biologie en France équipé d'un tel microscope. Ces deux biologistes deviendront amis ; la problématique de l'évolution et l'insuffisance des théories darwiniennes seront leur sujet principal de discussion.

Le décès de sa mère en 1960, pour laquelle il a une véritable adoration, l'affecte profondément, et en 1961, Gavaudan tombe gravement malade et doit prendre un congé d'une année. Atteint d'une polymyosite évolutive, il reste hospitalisé pendant quatre mois dans le service du Professeur Marcel Jambon à Montpellier. Cette pathologie affectera dans sa gorge les muscles de la déglutition et de la phonation, et il sera soumis de manière constante à une corticothérapie jusqu'à la fin de ses jours ; désormais, il ne pourra plus chanter. Il luttera toute sa vie contre les conséquences de la maladie avec une force de caractère extraordinaire, sans pour autant ralentir sa production intellectuelle abondante, « miroir des arcanes de la pensée qui voyage dans l'espace et le temps ».

A cette activité expérimentale si riche et variée, Gavaudan ajoute la réflexion épistémologique. Envisagées chronologiquement, ses publications montrent bien comment des préoccupations d'ordre philosophique s'ajoutent progressivement à une approche essentiellement pragmatique et synthétique. C'est ainsi qu'on lui doit la traduction de deux importants ouvrages d'inspiration différente. D'abord la traduction française du célèbre ouvrage d'Alexandre Oparin : « L'origine de la vie sur la terre » (32) en 1965, traduction accompagnée d'un important commentaire personnel. Ainsi, selon Gavaudan, « les espoirs un peu ternes que nous apporterait la seule réussite des efforts des mathé-maticiens, du chimiste et de l'ingénieur dans la réalisation des rêveries plus haut évoquées laisseraient sans doute inapaisée l'ambition de l'Homme qui compte faire de la découverte du secret de l'origine de la vie sa seule revanche sur la mort à laquelle il n'échappera certainement jamais » (33)

Dans la continuité de son intérêt Dédicace d'Alexander Oparin à P. Gavaudan, très vif pour ce sujet des origines de la Ouvrage en langue russe, 1968, Archives Gavaudan vie, il est le premier à organiser à Paris au siège du CNRS, du 23 au 25 novembre 1965, un colloque international sur le thème des « systèmes biologiques élémentaires et la biogenèse ». Connaissant bien les écrits de Jean Rostand depuis 1943, et appréciant particulièrement sa pensée en histoire et philosophie de la biologie, Gavaudan lui demande de présider ce colloque, qui éveillera plus tard l'intérêt —alors quasi nul — pour ce vaste problème en France, et aura un impact sur la communauté scientifique. Ainsi, le 12 janvier 1965, dans une lettre adressée à Jacques Monod, écrit-il : «Si l'on met à part de très rares contributions et quelques articles de vulgarisation, on constate que notre Pays n'a pratiquement effectué aucun effort dans ce domaine, fait d'autant plus étrange qu'un savant français, Dauvillier, a inscrit son nom depuis de nombreuses années auprès de celui d'Oparin parmi les pionniers qui ont étudié les problèmes liés à l'origine de la vie. Il est à souhaiter que la France cesse de rester à l'écart de ce mouvement d'idées et que l'Histoire des Sciences ne soit pas réduite à l'enregistrement d'une regrettable lacune dans ce domaine. Destinée à réduire cette carence, l'organisation d'un Colloque spécial groupant des personnalités susceptibles d'apporter des contributions originales ou critiques apparaît donc hautement désirable » (34).

Lors des pauses de ce colloque, on remarque la conversation à la fois chaleureuse et insolite pour l'époque, entre le soviétique Oparin et l'américain Fox. Gavaudan est très satisfait de la tenue de ce Colloque et de ses retombées dans la communauté scientifique internationale ; il conclut ainsi : « Souhaitons que ce Colloque soit en France un lien fécond entre le passé et un futur que nous espérons plein de promesses » (35) . Gavaudan peut être considéré très justement en France comme le facteur déclenchant des recherches sur les origines de la vie, avec notamment les travaux de René Buvet (1930-1992) et de ses élèves, à l'ESPCI de Paris puis à l'université Paris Val de Marne, principalement de François Raulin Sans nul doute est-il le germe initial qui a produit toutes les fructifications en exobiologie cinquante ans plus tard ; derrière toutes ces recherches se dessine l'ombre de Gavaudan.

Pour Stéphane Tirard, « dans les années cinquante et soixante, Gavaudan compte parmi les universitaires français les plus actifs dans la diffusion de la théorie de la soupe prébiotique en France. Gavaudan se pose comme un des auteurs souhaitant associer le modèle en cours d'élaboration et la pensée récente d'Oparin. Il entretient des liens étroits avec le scientifique soviétique » (36). Gavaudan pense, comme Jean Rostand, que « la biologie a fait un immense progrès en montrant que la vie, de nos jours, ne peut naître que de la vie. Elle en ferait un plus vaste encore si elle pouvait nous expliquer comment, jadis, la vie sortit de la non-vie ». (37) L'origine est un éclairage sur la fin, avec l'inquiétude de cette interrogation sur l'énigme et la signification de la vie dans l'univers ; la pensée sur l'origine est liée aux philosophies de l'existence : « Peut-être faut-il voir dans le fossé qu'il y a entre la réalité de l'origine et l'extrême difficulté d'un savoir cohérent sur l'origine, la source des émotions, de l'angoisse et des mythes ». La recherche sur les origines nous montre la profonde unité du vivant : « L'homme qui est capable de digresser sur les origines, doit cette capacité notamment à l'oxygène qui irrigue son cerveau et donc, indirectement, aux cyanobactéries photosynthétiques, nos lointains ancêtres, qui furent sans doute parmi les premiers êtres vivants à peupler la Terre ».

En cette année 1965, Gavaudan est nommé chevalier de l'Ordre national du mérite. Le mouvement de mai 68 l'affecte ; esprit accueillant et toujours soucieux de dialogue entre les hommes, il recherche la médiation. Bien vite il s'irrite de l'écume des slogans excessifs que fait fleurir la révolution de mai et de l'aspect superficiel de ses leaders. La remise en cause du pouvoir des Professeurs le contrarie profondément : «Il est significatif que la politique de l'Enseignement supérieur en France a consisté souvent au cours des, siècles à superposer des Institutions telles que le Collège de France, les grandes écoles, l'EPHE comme si il y avait une carence ou une inadaptation de l'Université ». Il en garde un souvenir d'une période troublée et étrange, tantôt claire tantôt brouillée, faite d'affrontements et de rapprochements.

Ardent défenseur de l'institution universitaire depuis sa jeunesse, celui qui a fait ses études dans deux Facultés disciplinaires différentes est très attaché au croisement des savoirs et à la liberté de la recherche fondamentale. Selon lui, l'Université est prisonnière d'une épistémologie dépassée qui se traduit dans les oppositions sciences-lettres, sciences de la nature-sciences humaines, culture-profession... L'université doit être l'opérateur de la synthèse du savoir et ne doit pas tomber dans la logique de l'efficacité. « Le but de l'Université est de former des personnes capables de comprendre le monde physique, biologique et humain et de s'y insérer. A l'image de l'évolution biologique, les étudiants doivent apprendre à s'adapter à toutes les situations et à toutes les nouveautés ». Pour Gavaudan, les universités forment une proportion trop grande de spécialistes de disciplines prédéterminées, donc artificiellement bornées. Et ce alors même qu'une grande partie des activités sociales, comme le développement de la science, demandent des hommes capables à la fois d'un angle de vue beaucoup plus large ou d'une focalisation en profondeur sur des problèmes ou des projets nouveaux, transgressant ainsi les frontières historiques des disciplines. « Notre système d'éducation tend vers l'utilité immédiate de tous les savoirs acquis, or il faut former des personnes à la culture large et à l'esprit ouvert ». Gavaudan est partisan d'une perméabilité des membranes disciplinaires : « Toutes les connaissances humaines sont reliées entre elles ; c'est l'idée même et c'est la conviction d'où procède historiquement la création de l'Université ». Il est en accord avec la pensée de Prigogine, qu'il connaît bien : « Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l'histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs et l'aventure exploratrice de la nature » (38).

Pour Gavaudan, la parcellisation du savoir entraîne ipso facto un réductionnisme. « La division disciplinaire du savoir ne doit pas cacher l'unité profonde de la science ». Comme a écrit Louis Pasteur, « la Science est une, et c'est l'homme seulement qui, en raison de la faiblesse de son intelligence, y établit des catégories, comme il le fait pour la médecine, pour la religion et pour la politique » (39). Mais pour Gavaudan, il est plus facile de prêcher la pluri ou l'interdisciplinarité que de la pratiquer, car les langages ne sont pas toujours les mêmes à l'intérieur des disciplines. La nature nous donne des leçons de multidisciplinarité : dans la photosynthèse ce sont des processus physiques, chimiques et biologiques qui sont impliqués. Gavaudan connaît particulièrement bien les plantes, et il sait faire des pollinisations croisées entre les différents domaines du savoir aboutissant à des fructifications inattendues.

L'appréhension de l'être vivant, de façon générale, doit unir dans un même corps maintes disciplines de la biologie, dont les liens n'apparaissent pas toujours d'une manière suffisamment claire. Le rôle de la biologie théorique, avec ses modèles conceptuels, est un apport principal dans ce sens. «En France la biologie théorique a eu du mal à s'imposer et c'est René Thom qui a joué un rôle important pour son développement. Entre les diverses sciences de base tant au sujet des techniques employées que des connaissances requises, se précisent, en s'amplifiant, d'innombrables interconnexions qui vont imposer, notamment, de reconsidérer la façon dont les sciences, les unes par rapport aux autres, avaient été classées ; nous allons assister à une recomposition du savoir ». Selon René Thom, « l'espace laissé à la théorie est très restreint, même sur le plan institutionnel » (40).

Sa troisième traduction est celle de l'ouvrage de Walter Elsasser : « Atome et organisme » (41) en 1970 ; elle est suivie de réflexions personnelles. Sa conclusion est très actuelle car, pour Gavaudan, la recherche scientifique, quête universelle de savoir et de vérité, ne peut pas être sans relation avec l'éthique : « Quoi qu'il en soit, je pense que ce mariage de la Morale et de la Biologie est éminemment enrichissant puisqu'il conduit la Science des êtres vivants à se pencher sur les notions de valeur et de conscience; en effet non seulement l'homme possède une loi morale comme les animaux, mais il le sait ; dernière parole, parole imprudente certes, mais je ne céderai pas à la tentation de m'expliquer ici et ce sera réellement mon dernier mot » (42) .

Gavaudan, traducteur et amoureux des langues, est un défenseur de la langue française et il se bat contre l'utilisation abusive du « Franglais », un concept cher à René Etiemble depuis 1964 (43), notamment dans le jargon de laboratoire et dans certaines publications en langue française. Pour Gavaudan, la traduction nous renvoie à l'origine du langage humain, car le traducteur a souvent recours à l'origine des mots : « Dans la traduction il y a deux origines qui se conjuguent, celle de l'auteur et celle du traducteur ; ce n'est qu'à partir de son propre texte que peut revivre celui de l'autre. Traduire la science est une entreprise difficile qui pose des problèmes spécifiques dus à la pensée personnelle de l'auteur ; ceci depuis le Moyen-âge. Guillaume de Moerbek fut le traducteur le plus prolifique à la fois de textes philosophiques, médicaux et scientifiques ». Selon Gavaudan, il est essentiel de maintenir les particularités du français, qui ne pourraient que s'estomper avec l'usage d'une langue étrangère : « C'est de la structuration, de la diversité des tendances que jaillit l'originalité ; l'uniformisation serait l'assurance du déclin. Par ailleurs, il y a un parallélisme extraordinaire entre le langage microscopique de la cellule et le langage macroscopique de l'homme et on peut se demander si le second n'est pas déjà inscrit dans le premier ».

Très attaché à la ville de ses ancêtres, où son père a été maire de 1959 à 1965, il se présente en 1971 aux élections municipales de Sorgues et est élu conseiller municipal ; il devient président de la commission santé publique et environnement. A la tête de cette commission, il travaille sur les questions relatives aux pollutions atmosphériques causées par les usines riveraines, à la protection des eaux des sources, aux espaces verts. Il fait étudier les conditions sanitaires de la maison de retraite qui sont très critiques, et demande l'étude de la construction d'un nouvel établissement correspondant aux normes de l'époque. N'adhérant à aucun parti, ses idées politiques sont à l'image de son caractère c'est-à-dire indépendantes. D'ailleurs, ses avis et conseils sont appréciés aussi bien par la droite que la gauche, surtout par les hommes les plus lucides et les moins sectaires.

Pour Gavaudan, l'observation des faits et de leur analyse vaut mieux que toute idéologie. Il n'est pas un militant politique : il estime qu'il faut d'abord fonder les prémices de la science politique à partir de la biologie humaine, car l'homme participe des mêmes processus que les autres êtres vivants, et seule cette conscience-là peut l'éclairer et le conduire à élaborer les fondements de sa politique. « Les découvertes de la biologie peuvent être un élément de redécouverte de notre responsabilité humaine. » Comme le pense son ami Pierre-Paul Grassé, « avec quelle sévérité serait jugé un biologiste qui, voulant connaître une société animale, ne s'intéresserait ni à la physiologie, ni au comportement individuel de ses sujets. Les faiseurs de systèmes politiques agissent comme ce biologiste; ils ignorent l'essentiel de l'Homme à qui ils ont pourtant l'audace de proposer le « meilleur mode de vie », la « meilleure organisation sociale » (44). Pour la science politique, la question est d'élaborer un langage précis et universel et d'établir un raisonnement rigoureux.

Gavaudan voit une confusion entre le politique recherche de l'intérêt général et la politique ensemble de pouvoirs et d'opinions. « Si l'intérêt général est la résultante des intérêts particuliers, il reste la question : comment effectuer cette sommation ? ». Selon lui, ce sont les concepts de justice entre les hommes et de vérité dans les faits qui sont essentiels dans l'action politique honnête. A partir d'une grille d'analyse de la société, le chemin est différent pour un idéal commun, car nous avons des exigences contradictoires selon nos tropismes politiques. Cette subjectivité sincère correspond à la pensée de Maurice Duverger, pour qui « il n'existe pas d'image totalement « objective » de la politique, parce qu'il n'y a pas de politique totalement objective » (45). Il défend avec conviction les valeurs essentielles auxquelles il croit, et sait argumenter avec habileté et vigueur ses prises de position. Sa science politique est, dès les années 50, bien avant Thomas Landon Thorson en 1970 (46) et Michel Foucault en 1974 (47), une biopolitique de défense de la valeur de la vie végétale, animale et humaine. Il ne s'agit pas d'un mode de contrôle sur la vie, mais de quelque chose de beaucoup plus profond et étendu : « Toute politique agraire ou sanitaire digne de ce nom se doit d'être une biopolitique. L'homme s'est cru d'une essence différente du monde qui l'entourait ; il lui manquait l'essence biologique pour pouvoir se comprendre ».

Il aime à planter des arbres qui continueront de se développer après lui. « L'arbre rappelle à l'homme le rythme lent de la nature, sa dimension temporelle et que la biologie est une science qui s'inscrit dans l'histoire. Il occupe une place toute particulière à la fois dans la nature car il est le plus grand de tous les êtres vivants et celui dont la longévité est la plus grande et, de ce fait, dans la pensée humaine il figure symboliquement dès le commencement de l'humanité au centre des mythologies et des religions : arbre de la connaissance, arbre de vie, arbre généalogique. L'arbre a ses racines en terre mais ne vit qu 'en se projetant vers la lumière du ciel ».

Défenseur de la cause animale, il n'hésite pas à recueillir des animaux accidentés de la vie, notamment de nombreux chats, dont la psychologie le passionne et qu'il étudie individuellement. Depuis cinq mille ans les hommes, qu'ils soient scientifiques, écrivains, artistes, philosophes ont essayé de résoudre l'équation bio-psychologique du chat. En vain, car aucune solution n'a été trouvée ; le chat reste une énigme qui a traversé son histoire et l'histoire des hommes. « Le chat est un animal mythique et fabuleux, mystérieux et souverain, le plus grand des philosophes ». Son amour étonnant pour les chats lui a été transmis par sa mère. L'amour pour les animaux a plus souvent un fondement héréditaire que culturel. Parmi tous ses chats, son compagnon principal s'appelle « Proton » en raison du rôle important de l'ion en biologie. «Le pH est une grandeur physique originale qui n'a cessé de cristalliser sur lui de nombreuses questions qui se rapportent à la structure et à la dynamique de l'eau dans les milieux biologiques ».

Selon Gavaudan, le chat nous donne une leçon de dignité et de philosophie ; sa pensée est proche de celle de Fernand Méry : « Puisse l'Homme futur garder assez de sagesse pour se réserver la douceur de trouver quelque apaisement dans l'isolement, la sérénité, le silence, qui sont les seuls secrets d'équilibre du chat » (48). Chez Gavaudan, la demeure s'organise autour des chats qui, en retour, vitalisent la maison, car le chat est plus qu'animal, il devient anima. « Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison », disait Jean Cocteau (49). L'attachement de Gavaudan à la condition animale s'inscrit dans une philosophie biologique plus fondamentale ; il s'intéresse aux oiseaux et à leur éthologie, en notant le nom de tous les oiseaux qui viennent dans le jardin de Sorgues. « Depuis la nuit des temps l'homme considère les oiseaux comme des messagers du ciel que l'homme ne peut atteindre et vers laquelle il imagine parfois qu'il s'envolera à son tour après la mort, à la recherche de lieux terribles ou merveilleux. » Il adopte un corbeau qu'il dénomme « Coco » et qui sera célèbre. «Il faut accorder à l'homme le statut que la biologie et la psychologie animales ont reconnu au chat et à l'oiseau, voilà le point de départ de l'anthropologie ». Gavaudan est en accord avec la pensée des vétérinaires notamment de Michel Rousseau. Si l'homme a domestiqué l'animal, celui-ci a civilisé l'homme. « La civilisation n'est pas seulement dans la fatalité de nos besoins. Elle est aussi, elle est surtout dans la spiritualité de nos aspirations. Le respect de la vie est le commencement de toute éthique. L'animal reste un civilisateur de l'Homme et un test de sa valeur morale » (50)

Pour Gavaudan, il convient de maintenir la distinction entre l'homme et l'animal et d'inciter tous les êtres humains à travailler efficacement à préserver les espèces animales et la nature dans son ensemble. « L'animal peut-il avoir des droits dans la mesure où il ne donne pas naissance à une justice propre ? Ou est-ce plutôt l'homme qui aurait des devoirs envers l'animal ? ». Personne ne peut mieux défendre l'animal que l'homme avec son intelligence, sa science et sa raison. « La condition animale dépend de la condition humaine et c'est d'abord sur cette dernière qu 'il faut intervenir. Le végétal n'est pas une usine, l'animal une machine, l'homme un automate ; le droit a divisé depuis le droit romain le monde entre personnes et choses ; il serait nécessaire de vitaliser le droit et non de réifier la vie. De même le calcul économique, excepté les recherches de René Passet, n'a pas encore intégré la dimension vivante dans ses paramètres, alors que la société dans son métabolisme est en interaction constante avec la nature ». Si Gavaudan vivait de nos jours, il serait aux côtés de ceux qui s'inquiètent de voir partout l'inerte supplanter le vivant et le pensant.

Gavaudan est loin d'être enfermé dans sa turris eburnea ; c'est un homme ouvert au monde, soucieux de comprendre les évènements, voire de contribuer à leur évolution par la science et ses applications et à l'action politique dans la vie de la cité. Avec sa sympathie pour les gens simples, les artisans locaux, son horreur de la guerre, de la souffrance et de l'injustice, il a toujours, au fond de lui, regardé avec inquiétude l'évolution de l'humanité. Il fait en quelque sorte une extrapolation de l'évolution biologique. « L'avenir de la vie sur Terre et de l'homme à très long terme nous échappe entièrement et nous pouvons seulement  faire des spéculations sans fondement rationnel; dans ce domaine entrent des considérations d'ordre philosophique ». Comme l'écrit Albert Vandel, « nos prévisions seront toujours limitées. L'avenir lointain nous demeurera toujours inconnu » (51) .

Du fait de sa passion pour les origines de la vie, Gavaudan suit avec beaucoup d'intérêt la conquête spatiale, et en particulier l'envoi de sondes pour rechercher des traces de vie extraterrestre, comme la première sonde Viking sur la planète mars en 1973. Mais si l'homme est capable d'aller sur la lune, il est impuissant à résoudre un grand nombre de problèmes terrestres comme les conflits politiques, les haines raciales, les guerres, les génocides ; si le XXème siècle a été celui des grands espoirs, il a été aussi malheureusement celui de drames affreux. Gavaudan s'interroge sur la conciliation du progrès technique avec les valeurs de l'humanisme, car le développement technologique risque de déboucher sur une société sans âme. Cette conséquence devient probable dès lors que la technique lance en quelque sorte un défi au biologique. « Il n'existe pas de système de référence absolu pour mesurer le progrès ». Si, pour Gavaudan, les options politiques sont variées, elles doivent être conformes aux lois de la biologie humaine : nécessité du progrès humanisant, nécessité de l'égalité entre les hommes et du respect de tous. Cette perspective n'est pas un biologisme scientiste ni un usage idéologique de la science, mais nous aide à comprendre la place de l'homme dans l'univers. «Si nous considérons l'homme à la lumière de l'évolution, il reste la tâche plus difficile de considérer l'évolution à la lumière de l'homme ».

En 1972, Gavaudan est élu membre correspondant de l'Académie Royale des Sciences de Liège. Cette même amiée, il crée une association intitulée : « Fondation du musée de Sorgues », enregistrée le 9 septembre à la Préfecture du Vaucluse. « Cette association a pour but à titre du musée conventionnel, d'acquérir ou recueillir par don tous objets présentant un intérêt historique, artistique ou technologique, de les présenter et mettre à disposition du public, de jouer un rôle pédagogique par des expositions permanentes ou temporaires » (52). En effet, son père avait voulu créer à Sorgues un musée municipal auquel il aurait légué ses collections. Malheureusement aujourd'hui ce musée n'existe toujours pas, malgré les efforts constants de Gavaudan et de nous-mêmes ; la volonté politique n'a pas suivi. Nous ne pouvons que regretter l'absence de réalisation de ce projet, qui aurait honoré la ville de Sorgues et la mémoire de ses illustres habitants. Une fois de plus, la richesse du patrimoine culturel français qu'il soit littéraire, artistique ou scientifique n'est pas mis en valeur. 

Gavaudan s'intéresse depuis sa jeunesse aux relations entre sciences et arts, et il organise les 9, 10 et 11 août 1972, au château Pamard de Sorgues, une manifestation originale sur ce sujet, avec une exposition et des conférences. Pour Gavaudan, il ne s'agit ni d'une juxtaposition ni d'un chevauchement, mais il est question « d'intéresser le public aux aspects similaires que présentent les arts et les sciences car les arts ont été livrés à eux-mêmes depuis des millénaires et il est indispensable que les sciences se penchent sur les arts avec toutes les ressources qu'elles possèdent pour les analyser et susciter des vocations nouvelles ». Parmi les intervenants dans les conférences, citons : Pierre Schaeffer, directeur du service de la recherche de l'ORTF ; Jacques Besson, professeur à l'Université de Poitiers ; Françoise Ritzenthaler, professeur à l'Ecole des Beaux arts d'Avignon ; Franck Priking, artiste peintre à Vedène ; Jacques Chalabreysse, médecin chercheur au CEA de Pierrelatte ; Hervé Harant, professeur à l'université de Montpellier.  

Se tournant de plus en plus vers l'histoire et la philosophie des sciences, Gavaudan a l'idée de fonder en 1974, avec ses amis Hélène Poussel et Marcel Hugues, les Séminaires internationaux d'Epistémologie, d'Histoire et de Philosophie des Sciences. Le père Marcel Hugues (1919-2008) est une personne très appréciée par Gavaudan. D'abord licencié ès sciences, il devient vicaire à la paroisse de Sorgues où ils se sont connus, puis professeur au grand séminaire de Viviers, et enfui au séminaire régional d'Avignon. Il fait partie du clergé scientifique et avec Gavaudan, il a des dialogues fructueux sur les problèmes d'origine et d'évolution. Connaissant bien le Vaucluse, Gavaudan retient l'abbaye de Sénanque (53) comme lieu idéal pour ces Séminaires. L'historien médiéviste Georges Duby a dépeint ce site merveilleux : « Au seuil de la retombée, l'abbaye se tient ainsi comme en équilibre, incertain, maintenu à toute force à la jointure du replat et de l'abîme, du clair et de l'obscur. Du spirituel et du sensuel » (54). Gavaudan sait mobiliser les esprits et les compétences avec beaucoup de patience et de conviction. Ces rencontres ont un très grand succès ; ceci est d'autant plus remarquable qu'elles n'ont pas été organisées à l'initiative d'un historien et philosophe des sciences, mais d'un biologiste à l'esprit ouvert sur cette problématique, à une époque où l'épistémologie est encore peu étudiée, excepté à Paris, notamment avec Georges Canguilhem.

Chaque année, au début du mois de septembre, pendant dix ans il dirige et anime avec brio les disputationes de ces séminaires, regroupant une quarantaine de personnes, qui restent marquées dans les pierres séculaires de l'Abbaye. Si elles pouvaient parler, elles raconteraient un épisode extraordinaire et unique de l'histoire des sciences au XXème siècle : comment, au coeur du Vaucluse, des savants, des historiens et philosophes des sciences peuvent, retirés du monde pendant une semaine, et en toute liberté, se frotter à la science et aux grands questionnements épistémologiques allant du réel voilé au théorème d'incomplétude, de la théorie unitaire de l'univers à la nature des mathématiques ? Le temps de parole étant en quelque sorte illimité, les discussions se poursuivent pendant les repas et les soirées dans le cloître ou le jardin, célèbre pour ses plantations de lavande. Lors des « pauses café », le maître est entouré de ceux qui veulent discuter plus librement des récentes découvertes et de leurs implications épistémologiques. Le séjour se passe dans une ambiance à la fois de réflexion intense et de grande convivialité. Des liens se tissent entre les participants qui, pour la plupart, reviennent chaque année ; ils se surnomment « les Sénancoles ».

Sénanque est ainsi un lieu d'ouverture pour la liberté de l'esprit, la confrontation et l'avancement des idées, l'avènement de la philosophie et la science nouvelle avec le recul nécessaire pour faire progresser la connaissance ; c'est un espace de révélation d'agents catalyseurs ou de facteurs déclencheurs. « Nos réunions ont ainsi acquis un caractère passablement bigarré en raison de la confluence de disciplines aussi différentes que peuvent l'être la cosmologie, la bactériologie, la physique des particules, la biologie moléculaire, en ne donnant que peu d'exemples. Personne ne s'est plaint de cette formule éclectique et multidisciplinaire car les avantages de cet aimable mélange sans confusion ni laxité ont paru plus grands que les inconvénients. D'aucuns ont bien voulu me dire que les Séminaires de Sénanque leur avaient valu une sorte d'aération intellectuelle salutaire et qu'ils avaient trouvé du plaisir et du profit dans cette cohabitation matérielle des Sciences à l'Abbaye de Sénanque, humanisant les relations scientifiques et facilitant le commerce d'esprits jusqu'alors isolés dans leurs différentes disciplines » (55).

Ces Séminaires, correspondant à une manifestation scientifique et culturelle originale et novatrice au niveau international, interpellent le ministère de l'Education nationale, et Gavaudan obtient de ce fait une subvention de la Délégation générale aux relations universitaires internationales grâce à son directeur, Pierre Tabatoni. Pour Gavaudan, « le but poursuivi par les fondateurs et organisateurs de ces séminaires de l'Abbaye de Sénanque établir un lien spirituel et amical permanent entre des chercheurs et des penseurs de toutes les disciplines et de tous les pays, quelles que soient leurs options intellectuelles, et faire en sorte que soit permise une très large information réciproque sur les plans des objectifs de recherches, des méthodes, des résultats, éventuellement des philosophies qui s'en dégagent, dans l'étude en commun, la confrontation, la discussion des thèses, théories ou systèmes les plus variés admis sans restriction » (56).

Dans ce paysage de Sénanque, mêlant l'harmonie du minéral de la pierre taillée à celle du végétal de la plante cultivée, jusqu'à celle du spirituel de l'abbaye cistercienne, on retrouve là toute l'évolution de la matière jusqu'à l'esprit qui est le grand questionnement cher à Gavaudan. Selon lui, ces Séminaires sont un véritable creuset, et il évoque avec beaucoup de réalisme l'atmosphère à la fois raffinée, familiale et prodigieuse de ces moments intenses : «Dieu merci les hommes et leurs idées ne sont pas des feuilles mortes, aussi demeure en moi vivace et présent le souvenir des journées passées autour de notre grande table où se libérèrent, se nouèrent, se déjouèrent, se défièrent et se contrarièrent parfois des pensées, des conceptions, des espérances et des convictions contrées par des doutes ou des oppositions » (57). Quatre recueils des actes sont publiés grâce au soutien de Lucien Romani (1909-1990), directeur technique des Laboratoires Eiffel et participant régulier aux séminaires. Cet esprit autodidacte, original et éclectique plait à Gavaudan. Parallèlement à ces réunions, des sorties culturelles sont organisées dans la région, comme la visite du musée du Petit Palais d'Avignon par son directeur, la visite de la célèbre Fontaine de Vaucluse avec sa résurgence, et le musée Pétrarque, ainsi bien sûr que la visite commentée de l'Abbaye de Sénanque par Emile Muheim.

Ces séminaires ont joué, dans l'histoire des idées en France au XXe siècle, un rôle tout à fait original et novateur, similaire à celui des colloques de la Fondation Royaumont, du Centre de Cérisy-la-Salle et de l'Institut Collégial Européen. En dehors des Centres académiques, existent en France des lieux de réflexion interdisciplinaire autour de la science qui jouent un rôle de catalyseur dans l'avancement de la pensée. Ceux qui ont la chance de pouvoir rester dans la région après les séminaires peuvent prolonger ces rencontres en participant chez Gavaudan à un véritable salon philosophique, digne du siècle des Lumières, où le petit salon résonne de tous ceux qui l'ont habité depuis deux cents ans ; tout comme au XVIIIe siècle où écrivains, philosophes, savants, artistes et musiciens trouvaient des occasions de se rencontrer et de s'enrichir mutuellement dans un heureux mélange contribuant au progrès humain. Là, entre les chats qui viennent se faire caresser, les démonstrations et explications au tableau, les souvenirs évoqués et les histoires racontées, les gâteries préparées par Noêlie et accompagnées de bons vins locaux tels que Châteauneuf-du-Pape, s'opère une symbiose entre la science, l'art et la philosophie, dans un art de vivre digne des Encyclopédistes. C'est tout à fait dans l'esprit de Paul Valéry, pour qui « les hommes éminents des spécialités les plus différentes finissent toujours par s'y rencontrer et faire échange de leurs richesses » (58). Quelle joie c'est de l'entendre parler sur les questions les plus variées : quel que soit le sujet, il l'aborde d'une façon neuve et surtout inattendue. Sa pensée sans cesse jaillissante s'exprime d'un ton vibrant, la craie ou le marqueur à la main, pour la préciser d'un schéma expérimental ou d'une formule chimique ou mathématique. Ces discussions se prolongent souvent fort tard, conformément aux habitudes du laboratoire de Beau-Site.

La maison de Gavaudan est une maison de maître, construite par ses ancêtres au début du xlxeme siècle ; elle a deux étages avec une façade de trois fenêtres peinte en beige et volets verts située au centre de Sorgues à côté de l'église. Elle possède un grand jardin de 4600 m2 avec entre autres cyprès chauves, roses vertes et ginkgo biloba ; il est contigu de l'ancienne résidence des papes quand ils étaient en Avignon et possède des vestiges de son mur médiéval. «Il y aurait sûrement des fouilles archéologiques à entreprendre au fond du jardin... ». La demeure ne manque point d'agrément : Gavaudan l'a fait agrandir en y ajoutant une grande cuisine et un petit laboratoire. Quand son père exerçait la médecine libérale, il y avait au premier étage le cabinet et la salle d'attente communicante.

Dans le jardin tout est paisible, entre la très grosse pierre de plusieurs centaines de kilos qui est présente depuis des siècles, la vieille souche d'arbre recouverte de mousse qui fait le bonheur des champignons polypores, le vieux platane qui a l'âge de la maison et est la mémoire de ses notables habitants, le bac de pierre avec son eau stagnante où s'abreuvent les oiseaux, le mur médiéval recouvert de lierre témoin du passé glorieux de la papauté avignonnaise, les cannes de Provence qui bruissent et se plient sous l'effet du mistral. Dans la serre, les plantes carnivores Drosera et Nepenthes se nourrissent des insectes attirés paf leur curiosité morphologique. Tout respire la quiétude mais aussi l'irréversibilité du temps et des phénomènes naturels : « Fugit irreparabile tempus ». Tout exprime la beauté et la singularité du monde vivant dans l'univers, l'étonnement de l'Existence. La confrontation avec la nature et le désir d'élucider le mystère de son origine exige un état psychologique de quiétude. Dans son rapport continu à la nature qu'entretient le biologiste et dont il fait partie il y a une expérience particulière native et continuelle.

La lourde porte en chêne massif s'ouvre pour le visiteur qui a tiré la vieille sonnette en laiton verdi, et c'est tout un monde curieux qui lui apparaît : « J'ai quelque chose à vous montrer... » dit chaleureusement le maître des lieux ; « chose » désignant globalement le remarquable et l'insolite, que ce soit la rose verte, un texte d'Oparin en langue russe, un chat étonnant, son laboratoire...

Dans la maison, le rayonnement du soleil doré de Provence se joue dans les portes vitrées des bibliothèques, illuminant les reliures anciennes, moirant les rideaux et velours des fauteuils, réveillant le vernis du violoncelle. Le feu pétille dans la cheminée : le biologiste associe l'incandescence des braises aux cendres volcaniques des origines de la vie sur la Terre primitive. La machine à écrire crépite sous les doigts adroits du savant. Les chats forment des taches polychromes grises, noires, blanches et jaunes entre les coussins des fauteuils et les pieds des meubles. L'escalier, lieu de communication dans la demeure, exhale une odeur mêlée de chats et de bois anciens.

C'est une maison à la Marcel Proust, qui conserve le charme et l'esprit de ses habitants, et où chaque objet garde imprégné dans ses atomes non seulement sa mémoire individuelle, mais aussi une mémoire en réseau avec tous les objets de son environnement ; ainsi chaque objet entre-t-il en dialogue avec son voisin : le stéthoscope d'Alphonse écoute son violoncelle, la Vierge de l'icône d'Hélène regarde le samovar, le microscope de Pierre observe les cellules traitées à la colchicine, l'antique lampe à huile d'Alphonse éclaire la peinture de Saint-Rémy de Provence de Pierre, le regard perçant de Voltaire sort de son masque pour fixer ses oeuvres, le crucifix d'ivoire des ancêtres fait face à la peinture de la Cène, la pendule à portique décompte le temps astronomique face à la grosse ammonite fossile, témoin des temps géologiques passés. C'est comme un album de souvenirs dont on tourne les pages à loisir. Pour Marcel Proust, « chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s'incarne et se cache dans quelque objet matériel » (59). L'âme de ces objets compose une symphonie ou une ode, comme dans le poème de Lamartine « Milly ou la terre natale » (60), au privilège et à l'étrangeté de l'existence et à la joie de la connaissance ; il s'établit ainsi une sorte de conversation polyphonique croisée, reflet de toute leur vie passée. Il y a comme un relatif de l'objet, car les choses n'ont de sens que les unes par rapport aux autres, l'inattendu jaillissant du mariage de ces objets. C'est aussi une maison à la Leonor Fini, avec sa société féline où le chat est symbole de l'indépendance de son maître, de la nature animée et de l'expression du questionnement philosophique. C'est une demeure de l'esprit où souffle l'inspiration et la création littéraire, artistique et scientifique qui a donné libre cours à sa pensée.

Cette maison est aussi le témoin mouvementé et tragique des tribulations de ses habitants, liées aux évènements de l'histoire humaine. Se réfugièrent ici le frère de la mère de Gavaudan, Volodia le pianiste et sa femme Kite, et la soeur de la mère de Gavaudan, Maroussia l'institutrice et son mari Vassili Youkoff, commandant de marine, qui fuirent la Russie à la Révolution de 1917. En effet, ils dépérissaient en Russie à Arkhangelsk, au bord de la mer Blanche, où ils avaient été envoyés, et réussirent à gagner le port d'Odessa et à embarquer pour Marseille en donnant tout ce qu'ils avaient d'objets précieux. Mais Vassili vint seulement les rejoindre à Odessa après un terrible périple dans les glaces du Nord à travers les mers de Barents et de Norvège pour sauver sa flotte du désastre russe au prix de sa vie, en dépit du blocus impressionnant infligé à la Russie. Ils moururent rapidement d'épuisement à Sorgues, conséquence des mauvais traitements subis en Russie, et Vassili de tuberculose, le trente juin 1926.

A vécu aussi dans cette maison Jules Gavaudan, le grand-père de Gavaudan, violemment anti-nazi et hostile à Pétain, après sa retraite de la pharmacie de Montpellier. Pendant la guerre, il n'était pas rare de le voir aux aguets, un fusil entre les mains, le canon caché entre les volets du premier étage sur rue.

Doté d'une minutie extrême, analyste de grande précision et d'une habileté manuelle remarquable, animé d'un véritable culte pour la technique expérimentale irréprochable, Gavaudan applique à sa démarche scientifique et à ses actions la pureté de ses réactifs chimiques. Il a un vif intérêt et un grand respect pour les objets techniques, depuis le silex taillé qu'il connaît bien avec les recherches de son père, jusqu'au microscope électronique, instrument qui a bouleversé l'étude de la cellule vivante. Pour Gavaudan, l'évolution des techniques s'inscrit dans l'évolution générale de l'homme, et l'histoire des techniques dans une explication historique globale ; il existe entre l'homme et son milieu technologique des rapports quasi physiologiques.

« La technique est un prolongement de la biologie ; les outils et les appareils sont comme des prothèses pour l'homme en lui permettant de multiplier sa physiologie et donc d'augmenter ses possibilités ». Sa pensée est proche de celle de Gilbert Simondon, qui écrit que « l'objet technique, pensé et construit par l'homme, ne se borne pas seulement à créer une médiation entre homme et nature ; il est un mixte stable d'humain et de naturel ; il contient de l'humain et du naturel ; il donne à son contenu humain une structure semblable à celle des objets naturels, et _permet l'insertion dans le monde des causes et des effets naturels de cette réalité humaine » (61). A une époque où l'Université et l'industrie ont trop souvent tendance à s'ignorer voire se détester — ce qui est un mal français propre, d'une part, à l'esprit critique de l'Université et, d'autre part, au critère de rentabilité de l'industrie —, Gavaudan applique la relation science-technique en déposant deux brevets à l'INPI. Avec la collaboration d'une industrie de Poitiers, la Société d'applications mécaniques et électroniques, il invente une pompe hydraulique à très haute pression jusqu'à 2000kgs/ cm2 et un microscope pour observations sous hautes pressions jusqu'à 1000kgs/cm2.  

Extrait de la 23ème édition des Etudes Sorguaises "Jadis & aujourd'hui, recherches & récits" 2012

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18- Emmanuel Kant : Critique de la faculté de juger, Vrin, 1984.

19- Paul Becquerel : Discours de rentrée des Facultés, Poitiers, 1931.

20- Pierre Boulez :.Penser la musique aujourd'hui, Denoël Gonthier, 1963.

21- Lewis Thomas : Le bal des cellules, Stock, 1977.

22- Louis Couffignal : Les machines à penser, Editions de minuit, 1952.

23- Pierre Gavaudan : Titres et travaux, 1953.  

24- Georges Canguilhem : Études d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968.

25- Gaston Berger : L'homme moderne et son éducation, PUF, 1962.

26- Frédéric Joliot-Curie : Textes choisis, Editions sociales, 1959.

27- Claude Bernard : Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Baillière, 1865.

28- Karl R. Popper : La logique de la connaissance scientifique, Payot, 1973.

29- Pierre Gavaudan : Titres et travaux, 1953. 

30- Alexandre Ivanovitch Oparin (1894-1980) est un biochimiste soviétique, professeur à l'université de Moscou et directeur de l'Institut Bakh de biochimie.

31- Pierre Gavaudan : Préface Traduction Oparin ; L'origine de la vie sur la Terre, Masson, 1965.

32- Alexander Oparin : L'origine de la vie sur la terre, Masson, 1965.

33- Pierre Gavaudan : Remarques et commentaires Traduction Oparin: L'origine de la vie sur la terre, Masson, 1965.

34- Pierre Gavaudan : Lettre à Jacques Monod, 12 janvier 1965.

35- Biogenèse. Colloque sur les systèmes biologiques élémentaires et la biogenèse, Masson, 1967.

36- Stéphane Tirard : Les travaux sur l'origine de la vie de la fin du XLXè siècle jusqu'aux années 1970, Thèse Université Paris VII Denis Diderot, 1996.

37- Jean Rostand : La genèse de la vie. Histoire des théories sur la génération spontanée, Hachette, 1943.

38- Ilya Prigogine et Isabelle Stengers : La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science, Gallimard, 1979.

39- Louis Pasteur : OEuvres Tome VI, Masson, 1933. 

40- René Thom : Paraboles et catastrophes. Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, Flammarion, 1983.

41- Walter Elsasser : Atome et organisme. Nouvelle approche d'une Biologie théorique, Gauthier-Villars, 1970. Walter M. Elsasser (1904-1991) est un physicien américain qui a fait des recherches en physique atomique, géophysique et biologie théorique, et a été professeur aux universités de Californie, Princeton, Maryland et John Hopkins.

42- Pierre Gavaudan : Remarques Traduction Elsasser Atome et organisme, Gauthier-Villars, 1970.

43- René Étiemble : Parler vous franglais ?, Gallimard, 1964.

44- Pierre-Paul Grassé : Toi ce petit dieu. Essai sur l'histoire naturelle de l'homme, Albin Michel, 1971.

45- Maurice Duverger : Introduction à la politique, Gallimard, 1964.

46- Thomas Landon Thorson : Biopolitics, Holt, Rinehart and Winston, 1970.

47- Michel Foucault : Dits et écrits t. 2, Gallimard, 2001.

48- Fernand Méry : Le chat. Sa vie, son histoire, sa magie, Pont Royal, 1966.

49- Phrase prononcée par Jean Cocteau, mais ne figurant pas dans ses écrits.

50- Michel Rousseau : L'animal civilisateur de l'Homme, Masson, 1962.

51- Albert Vandel : La genèse du vivant, Masson, 1968.

52- Statuts de l'association « Fondation du musée de Sorgues » déposée à la Préfecture du Vaucluse, 9 septembre 1972

53- L'abbaye de Sénanque a été fondée en 1148 et est située à quatre kilomètres du village de Gordes. C'est un Centre culturel depuis que les moines ont quitté l'abbaye pour l'île Saint Honorat de Lérins en face de Cannes en 1969.

54- Georges Duby : Intérieur. Nuits, Bayard, 2008.

55- Pierre Gavaudan : Avant propos Actes des Séminaires de Sénanque, 1977.

56- Ibid.

57- Pierre Gavaudan : Lettre aux Sénancoles, 30 septembre 1977

58- Paul Valéry : Regards sur le monde actuel, Gallimard, 1931.

59- Marcel Proust : Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1954.

60- Alphonse de Lamartine : Harmonies poétiques in : OEuvres poétiques complètes, La Pléiade, Gallimard, 1963.

61- Gilbert Simondon : Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1959.