La fin de vie de Pierre Gavaudan

La fin de vie de Gavaudan est assez triste et douloureuse, car il est de plus en plus handicapé par sa maladie. De plus, il est atteint d'un cancer de la prostate. Il a un sentiment de solitude et de désespoir, d'insatisfaction fondamentale devant l'infini.

Ne voulant pas quitter son domicile avant la sortie de son dernier ouvrage, le soir du 9 janvier 1985, au cours d'une ultime relation cybernétique main-cerveau, il laisse courir sur le papier son stylo-plume, dans une longue amitié remontant aux origines de l'écriture et, assis à son secrétaire devant la pendule à colonnes qui égrène le temps astronomique, il écrit ses dernières pensées.

Le lendemain, à 10 heures, il s'endort pour toujours, chez lui.

Ses dernières paroles, adressées à ses proches, Noêlie et Hélène, sont : « Faites attention à ce qui va se passer après moi ». Il serait présomptueux de vouloir interpréter cette phrase ; cependant, nous avons l'intime conviction qu'il y a là un double sens : d'abord un souci sur le devenir de son patrimoine, puisqu'il n'a pas de descendance ; ensuite une interrogation sur l'impact futur de sa pensée, car Gavaudan a aussi ses détracteurs.

Gavaudan avait été baptisé aussi, conformément à ses volontés testamentaires et au droit canon, ses obsèques religieuses sont célébrées le 12 janvier à l'église de la Transfiguration, appelée aussi église saint Sixte de Sorgues. L'église est remplie d'une assistance nombreuse et recueillie, composée de croyants et d'incroyants venant rendre un dernier hommage à l'homme et au savant qui a imprégné la ville de Sorgues à la suite de ses ancêtres. Il y règne une atmosphère respectueuse d'admiration et de reconnaissance.

Dans son homélie, son ami le père Hugues évoque en ces termes la personnalité de Gavaudan : « Pour notre éminent ami, la science ne se bornait pas à la science. Il y avait pour lui comme un amont et aval de l'entreprise scientifique. Il recherchait avec obstination des correspondances entre les éléments du Cosmos et ceux de la Vie.... » (83). Il est inhumé dans le caveau familial aux côtés de ses parents et, ce jour-là, dans l'assistance saisie par le froid, beaucoup de personnes remarquent pour la première fois avec étonnement et intérêt l'inscription en Provençal à la mémoire de son arrière grand-père Alphonse Gavaudan (1818-1895), qui était percepteur des impôts et musicien (84).

L'immense voûte céleste regarde le tombeau ouvert sur le dernier représentant saga Gavaudan, dans une union du cosmique et du biologique. Cette vision nous ramène à Gaston Bachelard : « Le ciel semblait un grand oeil bleu qui regardait amoureusement la Terre » (85) et nous fait rejoindre celle du cimetière du Père-Lachaise, évoquée au début ; ainsi la boucle vitale se referme-t-elle sur notre destinée biologique et spirituelle...

Pierre Gavaudan qui, toute sa vie, a cherché à percer le mystère de la vie, a celui de la mort ; ce couple vie-mort qui est à la fois antagoniste et inséparable, et dont l'origine remonte au début du monde. En effet, à l'heure de la mort de cette matière épurée et vivante, un tourbillon de particules de ce ballet vie-mort agencera sa danse effrénée et de recombinaison des atomes biogéniques...

Il retrouve dans cette terre du Vaucluse si familière, l'écrivain Albert Camus, l'humaniste Pétrarque, le poète René Char, l'artiste peintre Louis Leydet, le naturaliste Jean-Henri Fabre, le biochimiste Jean Roche. Cette terre vauclusienne qu'aime Gavaudan est un pays travaillé par la viticulture, sonorisé par le chant des cigales, coloré par le bleu lavande et l'ocre de Roussillon, traversé par les Sorgues bouillonnantes avec leurs roues à aubes, parsemé de cabanons et bories pittoresques.

Noëlie le rejoindra le 18 avril 1996 ; avec son départ s'éteint ainsi la longue ligne des apothicaires devenus pharmaciens, médecins, biologistes. Ainsi va la vie, succession continue d'êtres vivants et pensants, tendue entre deux finalités interne et externe, biologique et existentielle.

Nous avons habité chez Gavaudan, nous avons partagé des moments intenses de sa vie, nous avons connu l'univers de ses chats avec les deux grandes familles, celle de l'intérieur et celle de l'extérieur. Nous avons admiré son jardin avec les cyprè chauves et les roses vertes, qui sont des curiosités botaniques; nous avons connu la "nounou" de Gavaudan, qui était sa confidente; nous avons contemplé le petit salon familial avec le violoncelle de son père, les portraits de ses ancêtres et les pièces archéologiques; nous avons vu son cabinet de travail et sa bibliothèque encyclopédique; nous avons apprécié la bonté et la délicatesse de Noëlie à la fois juriste, littéraire et pharmacienne, compétente en histoire et géographie provençales, aussi douée en art culinaire qu'en art de la couture...

Quelques jours avant sa mort, Gavaudan nous a parlé avec une grande émotion de notre rencontre : « Vous savez, Daniel, notre connaissance n'est pas due au hasard mais à votre heureuse initiative ; comme je l'ai écrit, je tiens à vous remercier car nos chemins ont convergé grâce à vous. Nous avons la même problématique ; c'est le mystère des mystères qui nous a rapprochés : l'origine, la nature et le sens de la vie ; cette même quête pour la question ultime... ». La rencontre entre personnes n'est réductible ni à la rationalité, ni à l'expérience, elle représente un élément de contingence, car dans l'existence se produisent des évènements qui ne sont ni calculables ni expérimentés. La voix de Gavaudan si familière et chaleureuse, si caractéristique depuis sa maladie, résonne encore dans nos oreilles : elle nous parle du rôle fondamental de la biologie, et sa pensée vit encore en nous.

A l'heure où l'on s'interroge sur la place et le rôle de l'intellectuel, nous pouvons affirmer que Gavaudan a représenté au XXème siècle un modèle d'intellectuel scientifique. Il était engagé dans la défense de l'importance de la recherche fondamentale pour ses implications philosophiques, ainsi que de l'enseignement supérieur pour la société. Mais également impliqué dans la formation de nombre de générations d'étudiants, et ouvert sur les autres disciplines de l'esprit. Le génie créateur de Gavaudan exercera longtemps son influence dans la science, comme la lumière des astres éteints qui continue à se propager dans l'espace; cette forme d'immortalité lui est dévolue.

Gavaudan nous a fait voyager à travers l'histoire de notre pays au XXè siècle, avec ses deux guerres mondiales, sa reconstruction et la naissance d'une politique scientifique; à travers sa géographie, de Montpellier à Sorgues en passant par les hauts lieux de l'enseignement supérieur et de la recherche : le Collège de France, la Sorbonne, la Faculté de pharmacie, l'Ecole vétérinaire d'Alfort, l'université de Poitiers... Peu de pays s'enorgueillir d'autant de diversités géographiques et de racines historiques multiples sur lesquelles s'est greffé le talent de tant d'artistes, d'écrivains, de savants et qui ont porté bout du monde la pensée française. Notre souhait serait qu'il y ait toujours une politique nationale pour valoriser tout ce patrimoine intellectuel unique.

Chaque demeure habitée par Gavaudan, chaque laboratoire où Gavaudan a exercé est comme un palimpseste où notre imagination chemine comme la racine foisonnante d'une plante, car Gavaudan y a laissé un peu de son âme; retourner sur ses traces, c'est toute l'aventure d'un biologiste comme nous.

Gavaudan a traversé le XXème siècle et le lecteur avec lui, bénéficiant de la création du CNRS, dirigeant le deuxième laboratoire de biologie en France à posséder un microscope électronique, déposant des brevets pour des appareils scientifiques, réalisant des films scientifiques, construisant un laboratoire pluridisciplinaire de biologie, créant les séminaires internationaux d'Epistémologie, s'interrogeant sur la nature et l'origine de la vie, créant des enseignements nouveaux de biologie, contribuant au développement et au rayonnement de l'université provinciale, devenant conseiller municipal, faisant oeuvre d'artiste peintre, de musicien et d'écrivain... Ce savant a mêlé la plume, le pinceau et l'éprouvette, saisissant les liens qui unissent les créations de ces instruments et justifiant une certaine vision unifiée du monde et de l'existence. C'est le parcours d'un homme libre qui n'appartient à aucune de pensée et qui a la pensée pour famille.

C'est tout cela, l'être Gavaudan : une synthèse entre la science et l'humanisme, une victoire de la connaissance sur l'ignorance, de la raison sur l'impulsion et de la nécessité sur le hasard ; c'est tout cet ensemble humain coordonné et croisé de capacités, de compétences de créativité, de réflexions... Cette combinaison chimique complexe de cet ensemble comme celle de la chimie prébiotique aux origines entraînant la formation d'un précipité : la connaissance du phénomène vivant.

Concluons avec Gavaudan lui-même : « Cette perpétuelle fuite en avant que nous connaissons bien nous sépare définitivement d'êtres qui nous sont chers. Féroce irréversibilité qui rend toutes choses temporaires. Impossible trépied de la tragédie classique qui rêvait d'unité de lieu, d'unité de temps, d'unité d'action, quelle dérision ! Comment se consoler si ce n'est en acceptant cette irréversibilité universelle, cependant moteur de toutes choses, prenant contre-pied de l'adage bien connu et disant : philosopher d'abord, vivre après, pour savoir vivre ».

Une fois refermé le grand livre sur Gavaudan, quelle image reste-il ? Le philosophe et l'artiste éclipsent-ils le courageux scientifique hanté par le doute métaphysique, et fragilisé par le poids des critiques ? Gavaudan nous laisse un message inclassable car il a toujours refusé de se laisser enfermer dans un cadre réducteur. Il y a une unité et cohérence profonde dans son oeuvre, produit d'une pensée qui s'est déployée au cours de ses soixante années de recherches et dont le fil conducteur et l'idée essentielle est la nature de la vie. « J'ai touché à beaucoup de domaines biologiques, mais l'origine de toutes mes recherches dei Sorbonne est la cellule vivante ; elle est comme un proto-vivant. Sous l'extraordinaire mulitplicité des formes vivantes, des fonctions et spécialisations, c'est toujours la même note fondamentale qui revient. Dans le domaine microscopique de la biologie, on ne saurait dire si on pratique de la physique ou de la chimie; nous sommes dans la coalescence des disciplines". C'est peut être quand les interrogations sur l'oeuvre d'un homme de science ne se laissent pas deviner entièrement que celle-ci a les meilleures chances de survivre. On n'a jamais fini d'étudier les idées profondes et novatrices; c'est comme si la pensée de Gavaudan n'avait pas été épuisée par Gavaudan. C'est dans la théorie de la vie qu'il faut chercher l'origine de sa pensée. 

Contribuer à l'osmose des disciplines et au décloisonnement du savoir, tel que le pratiquait Gavaudan, est sans nul doute son testament et un honneur pour nous tous.

Si, pour Gavaudan « la Science possède une mémoire », espérons qu'elle fera revivre ce biologiste pendant longtemps...

Extrait de la 23ème édition des Etudes Sorguaises "Jadis & aujourd'hui, recherches & récits" 2012

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83- Marcel Hugues : Homélie prononcée lors des obsèques de Pierre Gavaudan, 12 janvier 1985.

84- Voir Etudes sorguaises, n°20, 2009. 85 Gaston Bachelard : La poétique de la rêverie, PUF, 1961.  

85- Gaston Bachelard : La poétique de la rêverie, PUF, 1961