Paul Pons a commencé dans le dernier numéro de la Vie au Grand Air la publication de ses mémoires. Il racontait ses années de jeunesse depuis l'époque où il servait la messe dans la petite église de Sorgues, son pays natal jusqu'à son entrée en apprentissage chez le forgeron du village . Le souvenir attendri de sa vieille mère met une note émue dans ses confidences lointaines.
Nous étions deux apprentis chez le forgeron, où m'avait placé mon père, route du Pontet.
Il est temps de lui donner un métier, avait-il dit à ma mère, au lendemain du jour où j'avais si mal servi un Dieu qu'elle vénérait d'une foi si sincère.
Bien que le travail ne fût pas surabondant, on manquait de bras à la forge du pays ; et, comme le patron avait dit un jour au père : "Envoie-moi ton gars quand tu voudras", j'étais tout désigné dans l'esprit paternel pour faire un forgeron.
J'entrai donc à la forge en qualité d'apprenti, sans autres appointements que les quelques très rares sous que me donnaient les clients de la maison, peu enclins d'ailleurs à la générosité.
Un garçon d'une quinzaine d'années —le fils d'un cultivateur des environs— m'y avait précédé de quelques mois. Il était d'une nature maladive, aigri déjà à un âge où l'on commence à peine à s'éveiller aux joies de la jeunesse. Il n'aimait point la terre ; le travail des champs lui répugnait, et on l'avait confié au forgeron de Sorgues afin qu'il essayât d'en faire quelque chose.
Je ne m'expliquais pas, au début, l'animosité de ce garçon à mon égard, j'en souffrais sans oser m'en plaindre, et cependant — sans éteindre la haine sourde qu'il me vouait — j'aurais pu, en me jouant, lui infliger la correction que méritait sa conduite à mon égard. Je ne me souviens pas avoir rencontré dans ma vie — surtout chez une âme simple comme était la sienne — pareille fourberie, pareil raffinement dans la méchanceté. Cet être empoisonna mes premiers mois d'apprentissage. Il me fit prendre en aversion ce petit coin de forge où je peinais sans arrêter du matin au soir, car c'était à moi qu'incombaient les travaux les plus rudes, ceux-là même qui n'exigeaient qu'une résistance physique à laquelle la nature m'avait bien préparé.
Ce fut avec un soulagement intense que je vis s'éloigner de chez le forgeron, la créature haineuse, hypocrite, qui marqua mes débuts dans la vie de labeur d'une empreinte si pénible. J'ai conservé, stéréotypée dans ma mémoire, l'image exécré de ce compagnon forcé de ma jeunesse.
J'ai depuis, coudoyé dans la vie, bien des natures dangereuses, des hommes chez qui l'absence de sens moral avait laissé s'infiltrer dans leur esprit tout ce qu'il pouvait contenir de pensées mauvaises, de vices, de mensonges et de faussetés, de méchanceté dissimulée sous un faciès bonasse et cauteleux jamais aucun ne m'a laissé, une impression si douloureuse que celle de ce garçon de seize ans aux côtés de qui je vécus de longs mois d'appréhension et de méfiance.
Aussi bien je ne m'explique pas quelle veulerie indéfinissable me rendait apathique au point de ne pouvoir réagir contre les sournoises manoeuvres du jeune forgeron. Simple et naïf à l'extrême, je restais sans défense pour éviter tous les pièges qu'il me tendait et qui me valaient d'être apprécié comme une intelligence obtuse et sensiblement au-dessous d'une moyenne qui n'avait cependant pas besoin d'être très élevée.
Apprenti quelconque, doué d'un esprit d'assimilation d'une médiocrité inquiétante, j'en étais arrivé, tant j'étais hésitant et timoré, à n'avoir aux yeux du maitre-forgeron que la valeur d'un manoeuvre, bon, tout au plus, aux besognes écrasantes.
Mon père et ma mère s'en affligeaient beaucoup. Quelquefois, le soir, lorsque j'étais seul avec mère, silencieux et comme accablé par une indicible tristesse, elle m'attirait doucement à elle : "Voyons, mon grand, le métier ne le va pas, dis ?"
Mes réponses évasives ne fixaient point hélas la pauvre femme, et les soucis de la vie s'en augmentaient pour elle, sans que je puisse lui éviter ce surcroît de chagrin dont elle n'avait pas besoin.
Ma transformation fut surprenante et spontanée, dès qu'à l'atelier, je ne sentis plus rôder autour de moi l'être dont la haine me suivait pas à pas, et dont l'animosité ne pouvait même trouver son explication dans un sentiment de jalousie.
Je n'étais rien, et aucune ambition ne s'était encore éveillée en moi qui pût porter ombrage à quelqu'un !
Libéré de toute crainte, soulagé de toute préoccupation, il me sembla qu'une vie nouvelle commençait pour moi, ou tout au moins que mon existence si longtemps assombrie, s'égayait d'une lumière tout autre. Je me sentais libre de mes mouvements, je respirais avec plus de franchise, je devenais une créature différente de celle que j'avais été.
J'acquis assez vite, dès lors, un tour de main qui me valut, lorsque j'atteignis 14 ans, la réputation d'un bon ouvrier. Je peinais à la tâche sans jamais songer à me plaindre, et dur à la besogne, je voyais s'achever le jour, frappant à tour de bras sur l'enclume avec autant d'entrain que j'en mettais au début de la journée. C'est ainsi que s'écoulèrent pour moi plusieurs années d'une vie bien uniforme peut-être, mais dont le souvenir calme et adouci de l'affection maternelle m'apparaît sous un jour très doux, surtout après la tourmente des dix ans que je viens de passer à courir les quatre coins du monde.
Un événement faillit subitement perturber cette période heureuse. On répétait un peu partout dans le pays que j'étais habile dans mon métier et le bruit en était venu jusqu'aux oreilles du maitre-forgeron d'Avignon. Un beau dimanche, comme un ouvrier lui manquait, il attela sa carriole et s'en vint jusqu'à la maison pour m'embaucher. Mon père en éprouva quelque orgueil. Mais ma pauvre mère laissa tomber sur lui un regard affolé, un de ces regards qui contiennent tout un monde de supplications, et, d'une voix angoissée :
"Tu n'as pas peur qu'il s'en aille si loin ?" gémit-elle. Elle s'était rapprochée de moi, vivement, prête à réprimer un geste, une parole d'approbation de ma part, qui eussent fait crouler toutes les espérances qu'elle avait échafaudées dans son imag-nation, de me conserver la vie entière, au-près d'elle.
Son "grand" quitter Sorgues ! Mais cela ne lui semblait pas possible ! C'était contraire à la marche des événements dont elle avait réglé les mouvements au gré de ses désirs; et il lui semblait naturel de faire des réalités, si impossibles, si chimériques fussent-elles.
Etrangeté de la vie ! Dire que mon sort se joua dans le résultat de cette démarche, banale en soi. Elle devait pourtant avoir une influence décisive sur l'orientation future de mon existence ! Cédant aux objurgations attendries de ma mère qui entrevoyait mon départ à quelques kilomètres de la maison natale comme un cataclysme où sombreraient toute sa vie et toutes ses illusions, mon père et moi décidâmes que je ne quitterais point Sorgues.
Il était écrit que je ne devais pas y rester longtemps.
Cette sollicitude un peu craintive dont ma mère m'enveloppait, je la soumettais souvent à une rude épreuve et, lorsque j'y pense aujourd'hui, je ne puis me défendre d'un sourire, car la pauvre femme, d'une pusillanimité poussée à l'extrême, s'alarmait bien à tort.
J'ai compris, par la suite, ses angoisses et les transes par lesquelles elle était passée. De mes premières tendances athlétiques devaient naître ses premières craintes. Il était de coutume, en Provence, à l'époque où j'étais à peine un jeune homme, d'organiser dans les bourgs environnants et à Sorgues même, de petits concours de force et d'adresse. C'étaient de bien modestes réunions tenues sur les places publiques des villages et réglées avec une rusticité primaire toute imprégnée de cou-leur locale. On y exécutait des jeux d'adresse et des exercices de force ; les premiers me laissaient indifférents, car je sentais qu'ils n'étaient point faits pour moi ; mais j'excellais dans les seconds pour lesquels la nature m'avait plus particulièrement bien doué.
J'attachais à ces manifestations d'autant plus d'importance qu'une vieille rivalité de clocher se mêlant à la question aiguillonnait l'amour-propre des jeunes concurrents. J'avais à peine 14 ans, lorsque pour la première fois, je harcelai ma mère afin d'obtenir d'elle la permission d'aller à l'Isle-sur.Sorgues prendre part à un concours ouvert à l'occasion de la fête patronale du pays, et qui comportait un tas d'exercices athlétiques bizarres, qu'aucune réglementation ne codifiait et dans les-quels la force naturelle jouait à la fois l'unique et principale rôle. Mon père m'eût laissé faire, mais ma mère, quelle que confiante qu'elle fût dans ma vigueur, poussa les hauts cris. Ce qui l'effrayait surtout c'était cette partie du programme qui prévoyait un concours de lutte. Pour elle, de qui l'imagination voyageait à la folie dès qu'il s'agissait de moi, la lutte c'était la bataille, et la bataille c'était le massacre dont je devais être infailliblement la victime. Elle refusa de m'y laisser aller.
Je dus céder. J'en éprouvai quelque tristesse, mais, il y avait tant d'apeurement dans le regard de ma mère, tant d'émotion inquiète dans sa voix que je n'avais point osé faire intervenir mon père en ma faveur.
Cette décision, créait un précédent ; elle m'éloignait pour toute l'année des petits concours régionaux vers lesquels je me sentais attiré.J'y entrevoyais déjà un plaisir facile ; il m'échappait.
De cette époque de ma vie, j'ai conservé un souvenir un peu attristé. Sous la surveillance maternelle, affectueuse, tendre jusqu'à l'égoïsme, je traversai cette période transitoire où je cessais d'être un gamin, sans être encore un jeune homme. J'en avais les aspirations imprécises, Elles commençaient de se dessiner, sommairement, dans la confusion des sentiments qui me troublaient. Je vivais dans une atmosphère de malaise mal définie, envahi par l'ennui, indifférent à tout ce qui amusait encore les garçons de mon âge. La semaine, cela passait encore, dans le labeur de la forge où je me sentais mieux à l'aise depuis le départ de mon terrible ennemi. Mais le dimanche ! journée interminable où je m'occupais à la maison, à moins que j'aille errer de droite et de gauche, avec la résignation d'un chien battu qui lie sait pas où diriger ses pas.
L'hiver, je restais cloîtré, car j'étais déjà frileux comme un moineau provençal, et, chose bizarre, je n'ai jamais pu surmonter cette terreur que j'ai du froid et dont je devais souffrir si violemment plus de vingt ans après, aux Etats-Unis et en Russie.
Au printemps, lorsque le mistral ne soufflait pas ou que la pluie cessait de s'abattre, lourde et brutale, sur Sorgues, je traînais dans la campagne, d'une allure lente et désabusée qui donnait l'impression que j'étais un grand corps sans âme. En fait, tout en restant aussi maigre que le chat de Jocaste, je me développais en hauteur d'une façon anormale, et ce caprice de la nature me valait une démarche lasse et comme perpétuellement épuisée.
"Il grandit trop vite", disait à ma mère, une commère du village qui fréquentait chez nous.
Hélas, elle en savait quelque chose la pauvre femme ! Un jour, elle s'était mise en tête de parer mon inélégance pour fêter l'anniversaire de son mariage avec mon père. Par quels prodiges d'équilibre budgétaire était-elle arrivée à amasser patiemment la petite somme qui lui permit de m'acheter un costume ? Je ne sais. Mais lorsque j'y songe aujourd'hui, je pense bien que c'est son affection seule qui lui fournit les trésors d'énergie, de volonté, de subtilité par quoi elle arriva à ses fins.
Aussi bien, ce n'est que longtemps après que je connus dans ses détails, très brefs d'ailleurs, l'odyssée naïve de ma mère et du costume qu'elle me destinait. De ses projets, elle n'avait rien dit. Ni mon père, ni moi, ne nous en doutions et aucun indice ne nous avait permis de les soupçonner.
C'était aux approches de Pâques. Elle était, le matin, sortie comme de coutume, poussant sa petite voiture où s'étalaient quelques maigres primeurs de la saison, et avait feint d'aller accomplir sa tournée quotidienne chez les modestes ménagères que lui avaient conservé sa clientèle. Mon père, de qui les bras étaient loués par un fermier des environs, avait quitté la maison de très bonne heure. Moi, je m'étais rendu à la forge, quelques minutes après le départ de maman.
Toute la famille travaillait. Mon père tirait de son labeur bien peu de chose en somme, ma mère récoltait de piètres bénéfices, quant à moi, je rapportais à la maison quelques sous à peine. Ah ! l'addition n'était pas très élevée à la fin de la journée.
Ce matin-là et sans rien dire, ma mère se rendit directement chez une vieille amie de la famille, vétuste campagnarde qui tombait en ruines, comme la masure, ouverte à toutes les intempéries du dehors, et où ses jours s'achevaient dans la misère et dans la dévotion.
C'était sa complice, la dépositaire de son secret. Après avoir abrité sa voiture, et sans s'attarder — car les minutes s'écoulaient — elle s'en fut à l'endroit où la route quitte le village, à quelque cent mètres de la dernière bicoque du pays, et là sans que personne la vit, elle attendit que passât le coche d'Avignon. Deux voyageurs, étrangers à la région y étaient déjà installés ; elle y grimpa à son tour, serrant contre elle une bourse de cuir nouée à son poignet. Le conducteur de la patache connaissait bien ma mère, mais jamais il ne l'avait conduite, car, vissée, rivée, à son petit village de Sorgues, elle ne s'en était éloignée, qu'une seule fois dans sa vie, et cette fois-là avait marqué une date agitée dans son existence.
"Il y a quelqu'un de malade chez vous, Madame Pons, pour que vous alliez à Avignon ?" s'inquiéta le conducteur. Oh ! non, Monsieur Ragot, rassurez-vous". Un coup de fouet, l'attelage se remit en marche, et gagna Avignon dans la poussière, sans que ma mère désserrat les dents.
Elle était toute à ses idées. Toutes les inquiétudes que faisaient naître sa combinaison roulaient en désordre dans son cerveau habitué à plus de calme.
A suivre..
PAUL PONS
Article extrait de "La Vie au Grand Air" n°477, 9 novembre 1907