Paul Pons a raconté sa victoire sur Tom Camion, considéré à cette époque comme un athlète absolument invincible. Puis, de 1891 à 1895, longue période d'accalmie dans la lutte. Il fallut l'arrivée des Turcs pour ramener ce sport sur la scène des music-halls.
J'acquis, quant à moi, le titre envié de champion du monde, après deux soirées de lutte avec Ladislas Pyllasinski.
La compagne de Doublier, affolée, avait pu sauter par une fenêtre basse dans le jardin où elle s'était enfuie et cachée à la faveur de la nuit.
Doublier quitta la ville dès le lendemain ; il gagna précipitamment une localité prochaine et, bizarrerie des choses, c'est là qu'il rencontra Petroff le Bulgare, qui lui fit connaître Yousouff, chef de brigands, Nouroullah, piqueur de meules, et Mehmet !
Ce sont ces quatre hommes qu'il conduisit à Paris. Le jour où il les fit débuter aux Folies-Bergère, il restait à Doublier deux sous pour toute fortune. Ce fut Fénelon qui tâta le premier Yousouff, le Turc le tomba.
— Jamais, dit-il en sortant de scène, je n'ai été serré pareillement.
Le lendemain, on lui opposa un fin et remarquable lutteur, un des derniers qui eut les théories de la grande école des Bernard et Pietro, Paul Fournier. Doublier se méfiait de Fournier ; il savait ses Turcs inexpérimentés en lutte française et craignait que son champion Yousouff ne tombât dans un de ces pièges que le Français excellait à tendre même aux adversaires les plus avertis. Or, de l'invincibilité de ses hommes dépendait sa fortune de barnum. Il joua partie double. Après avoir attiré Fournier à l'écart dans les coulisses et lui avoir dit : « Ne tombe pas cet homme là ou je suis perdu » il glissa deux louis à Yousouff, en lui disant : « Si tu balances celui-là, la victoire est à nous. » Yousouff compta ce soir-là un succès de plus.
Le sort me favorisa davantage dans ma rencontre avec le terrible Turc qui était réellement un homme comme on n'en a pas revu.
A l'époque de ses débuts en France, on pouvait encore l'avoir, car il ne connaissait rien de notre lutte française et l'obligation de ne pas se servir de ses jambes paralysait ses moyens d'action. Par exemple, lorsqu'on lui avait porté une attaque et qu'il s'y était laissé prendre, il ne fallait pas recommencer la même une seconde fois, il la voyait venir et la déjouait. Tous, tant que nous étions, nous avons essayé de faire les Turcs « au tour de bras à la volée. » Leur mise en garde, le corps penché en avant, les bras tendus, s'y prêtait à merveille. Au bout de quatre ou cinq jours, il n'y avait plus rien à faire dans ce genre-là ; ils étaient avertis.
Sabès, qui était vif comme l'éclair, faillit balancer Yousouff, en lui plaçant d'entrée un magistral tour de hanche en ceinture. Si le Turc ne s'était pas retenu, dans sa chute, au montant du décor, il y allait bel et bien. Il évita la chute et prit sa revanche par une ceinture avant qui mit immédiatement fin à la rencontre.
Jamais, d'ailleurs, je ne le vis dans un état de colère froide semblable à celui dans lequel il se trouva à la suite du moment critique qu'il venait de traverser. Un pli mauvais barrait son front, sa bouche dessina un rictus méchant, tandis qu'il brisait dans son étreinte puissante l'adversaire dont l'adresse l'avait mis en péril.
Aussi bien, Yousouff était-il orgueilleux et féroce, même avec ses compatriotes. Son aventure au Cirque d'Hiver et sa fameuse lutte à Amiens contre Kara-Osman — une rivalité de femme les divisait — car la femme l'occupait par-dessus tout — en sont un témoignage historique. « Il y a un seul soleil, disait-il, et il y a un seul Yousouff. » On sait qu'il mourut, en revenant d'Amérique, dans la catastrophe de la Bourgogne.
Nouroullah, ce colosse pour ainsi dire intombable, devait baisser pavillon devant son coreligionnaire. Bien des Turcs ont été produits à Paris depuis 1895 ; le plus fin d'entre eux, celui qui s'assimila le mieux notre lutte fut incontestablement Kara-Ahmed qui professait une admiration profonde pour Laurent le Beaucairois, un réel artiste de notre profession, l'homme qu'il redoutait le plus.
Mais si les Turcs de Doublier nous en firent voir de cruelles parfois, on doit leur rendre cette justice, c'est que leurs succès en France marquèrent d'une façon décisive l'évolution de la lutte vers le premier Championnat du monde, point de départ, de notre fortune professionnelle.
IV
C'était un homme vraiment curieux, d'un enthousiasme entreprenant que rien n'arrêtait, que ce M. de Lucenski, créateur du premier Championnat du monde de lutte. Sa carrière de journaliste fut, paraît-il, assez décevante, pour lui tout au moins, qui semblait puiser ses illusions sportives à une source intarissable. Je le vis un jour arriver au gymnase de l'avenue des Tilleuls, accompagné de son fidèle lieutenant qui n'était autre que Manaud, mon ex-petit flûtiste des Folies-Bergère.
Je suis M. de Lucenski, directeur du Journal des Sports.
Je l'invitai à s'asseoir.
— Monsieur, continua-t-il, tout cé que lé Vélo fait, nous lé faisons ; nous faisons même tout ce qu'il né fait pas. (Le Vélo, l'organe concurrent, c'était la bête noire du pauvre homme.)
Et il poursuivit :
— Le Journal des Sports, monsieur, doit à la lutte, qui ne l'a pas encore, un championnat du monde.
Il va le lui donner. Jé vous emmène de suite dans ma voiture chez M. Borney, au Casino de Paris, pour qué vous vous engagiez dans cette épreuve qui sera la plus belle, vous m'entendez bien, la plus belle qu'on ait jamais vue.
Il s'était installé dans la sciure, au milieu du gymnase, et, tenant toujours serrée sous son bras sa serviette bourrée de papiers, il développait son projet avec une surabondance oratoire dont je ne voyais pas arriver la fin. Enfin il s'arrêta :
— J'ai soif, dit-il, et toi, Manaud, tu n'as pas soif ? Je « veux du champagne ».
On but au succès du premier championnat, et l'on se rendit au Casino dans un simple fiacre, car Lucenski, qui nous avait offert sa voiture, avait totalement oublié qu'il l'avait prêtée.
La fin au prochain numéro...
Paul Pons
Illustrations de DE PARYS
article extrait de "La Vie au Grand Air" n°498 - 4 avril 1908