En contrebas des bâtiments de l’usine « SIRE », face à ceux qui longeaient la rivière, les atterrissements avaient formé une petite île, on l’appelait « l’îlon. ». Elle partageait l’Ouvèze en deux bras : l’un se dirigeait vers le barrage, l’autre baignait la berge droite de la rivière. Sur cette portion de terre, des arbres touffus croissaient.

L’été, c’était un endroit frais que seul le chant strident descigales troublait. L’après-midi, en période de basses eaux, après le repas et la sieste, les vieux Sorguais n’étaient pas fâchés d’y faire un bout de promenade, traversant à pied sec le bras droit de la rivière. Le lieu était beau : à gauche, l’usine Sire, ses canaux et la levée ; à droite, c’était l’enchevêtrement des saules et des peupliers ; derrière, le profil du pont de l’Ouvèze ; devant, les regards s’en allaient jusqu’à la courbe de la rivière dans l’entrelacement des arbres.

 

Tout au cours de l’après – midi, avec plaisir, ils passaient en revue les faits et gestes de notre petite ville :

- « Gabriel, s’il le voulait, il serait riche comme Crésus, il a des mains d’or et il sait guérir !

- Antoinette Blanchon est venue pour annoncer la mort de A.D… »

Entre-temps, ils s’offraient du tabac, les uns bourraient leurs pipes, d’autres roulaient leurs cigarettes. Ensuite, ils reprenaient le cours de la conversation :

« Antoinette Blanchon a dû passer prendre un petit verre d’eau de vie, chez Perrin, au Grand Pont ! »

Ils avaient toujours quelque chose à dire, leur bavardage pouvait durer de longues heures.

Chimboule, devenant subitement nostalgique, évoquait les dimanches matins de son enfance, à la montée Saint Marc, lorsque les usiniers passaient devant sa maison :

« Tous les bourgeois de l’endroit allaient à la messe, en calèche, à l’église Saint Agricol à Avignon, avec leurs femmes et leurs enfants. L’humidité de notre église leur faisait craindre pour leur santé. C’était un spectacle que de les voir partir ! L’été, ils rabattaient la capote et, heureux et fiers comme des princes, ils passaient, la tête renversée, les yeux au ciel. Le quartier, sur le pas de la porte ou aux fenêtres, les regardait. Les enfants, les pieds nus dans les caniveaux, admiraient ces équipages.

- Ah ! s’écria Jean Babet de la Peyrarde, cette habitude a disparu, cela résulte de l’extension des voies de communication et de la voiture automobile.

- Emè leur carri soun mai ourgueious, n’i a qu’à veire Granier, lou segoud conse, lou marqués de la Peyrarde, touti li matin fai la virado de la plaço de la coumuno,emé sa « Roland Pilain décapotable » e soun gros cigalo din la bouco. Es un ome auturous-fierous. »

Pour se distraire, lorsque la conversation tombait, ils tentaient de surprendre le manège des derniers castors vivant dans la rivière. Autrefois, ils étaient chassés pour les transformer en pâté, il restait encore quelques couples craintifs qui habitaient d’obscurs terriers creusés au niveau de l’eau.

Le soir, après les heures de fortes chaleurs, ils retournaient au logis en flânant et en se donnant rendez-vous pour le lendemain.

Les « papés » s’inquiétaient des « drole1 » de la ville qui faisaient de cet endroit tranquille leur terrain d’aventures en venant plonger, à la pointe de l’île, dans le remous formé par le barrage. Une partie de l’usine était construite sur des canaux souterrains, à l’exception de l’aile droite côté Nord de l’atelier de moulinage. L’eau retenue par le duit était canalisée sur une quarantaine de mètres de long. Elle passait sous les bâtiments avant de retourner à la rivière. Les enfants, par jeu, les empruntaient, ils allumaient des bougies, pour se conduire et éviter de plonger dans une grande mare d’eau très profonde. Sa surface était recouverte par une substance gluante, mélange d’huile de vidange et de mazout provenant des turbines du rez-de-chaussée. Cet amusement était dangereux, car tomber dans ce trou entraînait un risque de noyade. Ces effrontés, pendant la période estivale, se baignaient tous les jours ; or, certaines fois, le temps se montrait glacial ; alors ils allaient se réfugier près d’un tuyau d’eau chaude qu’une turbine rejetait à l’extérieur, là ils se reposaient paresseusement. Cela devait agacer les ouvriers du dessus, notamment le mécanicien, monsieur Racchini, qui imagina de verser de l’huile de vidange dans le tuyau d’échappement d’eau chaude. Les enfants eurent beaucoup de mal à se défaire de ce liquide gras, épais, et insoluble dans l’eau. Les ouvriers, témoins de l’événement, éclatèrent d’un rire bruyant ; quant aux douchés, offensés, ils en gardèrent un ressentiment durable. Le plus hardi du groupe, un soir, escalada le mur de clôture de l’usine et alla déféquer dans la boîte à outils de l’auteur du mauvais tour. Il ajouta une note : « Merci pour la douche qui était vraiment excellente. À bon entendeur salut ! ».

Raymond Chabert

(d’après les souvenirs d’Aimé Perrin, André Olivier, Sabin Sinard, Aimé Chabert, Albert Pêtre, madame Paillon)


1 Drôle en provençal : garçon, le mot s’écrit alors sans accent circonflexe et sans S (pas de marque de pluriel en provençal)