A la Libération, l'internement administratif permet d'arrêter des citoyens suspectés de collaboration pour un temps indéterminé, bien qu'ils ne soient juridiquement coupables d'aucune infraction. Le corollaire de l'internement administratif est le camp d'internement ou centre de séjour surveillé, dépendant du ministère de l'Intérieur. Entre août 1944 et décembre 1945, les six départements du Sud-Est ont ainsi compté seize camps, certains éphémères, d'autres ouverts sur une plus longue période. Un seul a été implanté dans le Vaucluse : le camp Poinsard, à Sorgues, entre décembre 1944 à décembre 1945.

 Le centre de séjour surveillé du Vaucluse est créé le 7 décembre 1944 (1), soit plus de trois mois après la Libération. Implanté à Sorgues, dans le quartier Poinsard, il prend place sur des baraquements proches de la poudrerie de Sorgues, à 8 km d'Avignon et à 2,5 km de la RN7 (2). Le projet est déjà évoqué le 26 septembre (3) et le préfet du Vaucluse s'enquiert de l'état d'aménagement du camp le 7 octobre (4). Avant septembre 1939, les bâtiments construits par les services de la poudrerie étaient destinés à recevoir de la « main-d'oeuvre indigène de complément » (5), c'est-à-dire essentiellement des Indochinois (6). La situation juridique du terrain est « imprécise ». En effet, le camp est mis à disposition du ministère de l'Intérieur par le général commandant de la subdivision militaire d'Avignon, mais la direction de la poudrerie fait état d'instructions reçues de son administration pour récupérer les installations afin d'y loger les familles d'agents et de cadres qui y travaillent (7). Ce malentendu sera réglé lors de la 39ème séance du C.D.L. du 12 janvier 1945 (8).

Fin septembre 1944, « le camp ne semble pas répondre aux conditions indispensables à la garde de condamnés ou en instance de jugement » (9) et de nombreux travaux sont entrepris. Rapidement, la clôture est terminée, mais le C.D.L. presse le rythme, son président, M. Faraud (M.U.R.), estimant, le 23 octobre, « qu'il serait heureux que le camp d'internement projeté pour le département commence à fonctionner dans un délai de huit jours » (10). Or, non seulement le matériel manque, mais les financements ne parviennent pas, alors que des détenus sont placés à Cavaillon au garage Mattei, bientôt transférés en Avignon à la prison Sainte-Anne, et qu'aucun camp d'internement n'a encore vu le jour (11). Au moment où l'on annonce enfin l'entrée en fonction du camp de Sorgues, fin novembre, le C.D.L. constate que les crédits à sa disposition, « pour la bonne marche de ce camp de concentration », ne sont toujours pas débloqués. Le camp nécessite des travaux sur la base de devis approuvés par l'architecte départemental, dont le remplacement de fenêtres, la réfection des portes, l'éclairage du chemin de ronde ou l'installation du téléphone (12). Le centre de séjour surveillé est opérationnel depuis à peine quelques semaines quand le commandant Calvet, son directeur, avertit le C.D.L. que le faible montant de la régie d'avance accordée jusqu'à présent peut entraver son organisation et son fonctionnement. Paul Faraud (13), président d'un C.D.L. qui a émis quelques jours plus tôt le voeu qu'une somme d'un million de francs soit mise à la disposition du camp de Sorgues (14), fait la lecture, lors de la 42e séance du 27 janvier 1945, des explications avancées par le préfet Charvet :

« Les crédits nécessaires à l'équipement et au fonctionnement du centre de séjour surveillé de Sorgues sont pris par le budget du Ministère de l'Intérieur et leur gestion est confiée aux agents du Trésor. La caisse du camp [...] semble amplement suffisante pour faire face aux dépenses courantes, les dépenses importantes ou imprévues étant directement réglées par le Trésor. [...] le comité départemental peut donc avoir la certitude que les questions financières n'entravent pas le fonctionnement du centre de séjour surveillé de Sorgues» (15)

En fait, les besoins de Sorgues sont importants : sur l'exercice restant de 1944, les frais d'installation et de réfection des bâtiments sont estimés à 650 000 F., les frais de personnel à 60 000 F. et les frais d'alimentation des internés à 1, 5 MF. Cette dernière estimation surprend par son importance, mais une partie est destinée à rembourser les repas des internés détenus depuis le 25 août, faute de centre de séjour surveillé, dans les établissements pénitentiaires du département. Pour l'exercice 1945, le préfet prévoit un budget de 12,6 M.F., soit bien plus que les besoins de Saint-Mitre, estimés à 8,35 M.F. (16).

■ L'organisation du camp

Le camp s'articule autour de 12 bâtiments opérationnels, chacun d'eux pouvant abriter 120 internés, soit un total théorique de 1 500 internés. Le directeur du camp informe de la « possibilité de doubler ce chiffre en mettant des lits à étage dans ces bâtiments » (17). Le camp comprend un château d'eau de « grosse capacité », une « vaste cuisine » avec des fourneaux capables de préparer 1 500 couverts, deux réfectoires, deux lavoirs, 60 cabines individuelles de douches, une chambre de désinfection, six W.-C., une prison de six cellules, deux postes de garde avec miradors et même un bâtiment pour l'infirmerie. À quelques jours de 1945, la direction du C.S.S. de Sorgues indique un effectif de 50 internés, mais annonce cependant que la camp va en atteindre 200 sous quelques jours. Elle se dit fin prête à recevoir jusqu'à 2 800 internés en capacité maximum (18). Ces projections sont considérables. L'effectif du C.S.S. de Sorgues pourrait alors représenter 1,12 % de population du Vaucluse (19). 

Ces projections sont vite tempérées par le préfet « [...] je ne crois pas pour ma part qu'il soit souhaitable de créer dans le Vaucluse un important camp d'internement. Une telle collectivité sera toujours très difficilement ravitaillée et d'autre part, si le Vaucluse est un département calme, sa situation géographique en fait une région à surveiller, l'attentat de la Simone et les parachutages actuels en sont la preuve. L'ordre public serait certainement menacé par la concentration à Sorgues d'un millier de suspects » (20).

C'est le commandant Maurice Calvet qui est placé, le 5 décembre 1944, à titre provisoire, à la tête du centre de séjour surveillé. C'est seulement le 19 avril 1945 qu'un arrêté le confirmera dans son emploi, mais en qualité de secrétaire-gestionnaire chargé des fonctions de « Chef de Camp ». Il n'obtiendra jamais, et ce malgré ses protestations, sa nomination en tant que directeur de centre de séjour surveillé. Maurice Calvet, alias « Valentin », n'est pas commandant, mais, en tant qu'ancien F.F.I., il est maintenu « à titre provisoire » au grade « fictif » de capitaine (21). Ce natif de Montpellier (22) a 40 ans lorsqu'il devient responsable du C.S.S. de Sorgues. Commerçant et étalagiste en bonneterie en Avignon, membre de la Fédération nationale des usagers des foires et des marchés, il est mobilisé le 27 août 1939 au grade de Maître ouvrier à la Compagnie 117-125 sur le front des Alpes. Démobilisé, il revient dans la région d'Avignon où il est arrêté le 18 mars 1941 sur dénonciation pour attitude anti-Vichyssoise et antinazi, ce qui lui vaut d'être interné au Fort Banaux, en Isère, comme irréductible. Il s'évade le 29 août 1942, rejoint les F.T.P. de l'Aude, avant de gagner la Corrèze et de devenir rapidement officier technique au grade de commandant à l'Etat major Régional F.T.P.F.. Après avoir organisé des sabotages et des attaques de détachements allemands dans le Puy de Dôme, il intègre l'Etat-major F.T.P.F. de la Loire. En Août 1944, il part en mission dans l'Allier et avec un bataillon F.T.P.F.-F.F.I., il repousse une attaque organisée par les S.S. (23) le 8 août 1944 dans la forêt de Civray. On le retrouve présent à la libération de Montluçon avant d'être muté à l'Etat-Major F.F.I. du Vaucluse. Le l' octobre, quelques semaines avant sa nomination, il s'engage comme officier au sein des F.R.S. du département.

La gestion du personnel du camp n'est pas de tout repos. Les employés, notamment ceux qui sont dédiés à leur surveillance ou à leur encadrement, ont souvent été liés à la résistance, une qualité qui sera bien mise en exergue lors de la dissolution des C.S.S., dans la perspective d'un reclassement. La lecture de l'état nominatif du personnel et des cadres du camp, à Sorgues, début janvier 1945, mentionne un officier de la résistance en la personne de son directeur, Maurice Calvet. Le reste du personnel, qui va du gestionnaire au dernier garde, est qualifié de. « membre de la résistance », le surveillant chef étant, en outre officier (24). En cela, les camps d'internement de la région de Marseille à la Libération se distinguent des camps en fonction sous la période du gouvernement de Vichy.

Ceci n'empêche pas, pour autant, la présence de surveillants peu formés et dont le comportement à l'encontre des suspects de collaboration, est parfois puni. Maurice Calvet dénonce lui-même les agissements d'un inspecteur chef et de deux gardes :

« Tout récemment, M Mar. étant responsable du service de nuit au camp, un autre interné fut extrait de sa cellule et fut frappé violemment, des sévices plus graves et ceci devant les gardes et internés lui furent infligés comme lui faire creuser son trou et l'enterrer, le piétiner violemment, toujours en contradiction avec mes ordres et le règlement. M Mar. assistait au spectacle au premier rang et couvrait de sa complicité toutes ces actions » (25).

L'arrivée des Allemands dans les centres de séjour surveillé occasionne un regain de ces pratiques répréhensibles. À Sorgues, en juin 1945, des gardiens font main basse sur des vêtements ou des objets de valeur appartenant aux internés allemands. Maurice Calvet « rappelle que nul n'a le doit d'opérer des saisies sans ordre formel émanant de lui-même » et que celles-ci doivent être mises sous séquestre. Il publie une note, menaçant de révocation, voire de poursuite devant le tribunal correctionnel pour « détournement d'objets dans l'exercice de leurs fonctions à leur profit personnel » tout gardien qui ne remettrait pas « immédiatement » ces saisies (26). Fin juillet 1945, des internés, récemment entrés –probablement des civils allemands — punis et en cellule pour des faits dont nous n'avons pas connaissance, subissent des sévices corporels. Maurice Calvet met en avant le règlement et la tradition française, tous deux contraires à ces pratiques :

« Si de pareils faits se renouvellent, leurs auteurs seront renvoyés immédiatement, le Directeur étant seul habilité à prendre des sanctions à l'encontre des internés et de toute autre personne. Le directeur fait observer qu'il est contraire au tempérament français d'être des tortionnaires : si les internés méritent le châtiment suprême, celui-ci leur sera sans doute appliqué et nous ne sommes pas habilités à pratiquer des tortures » (27).

Le relâchement du comportement du personnel est perceptible à Sorgues, en juin 1945, où Maurice Calvet lance un rappel à l'ordre :

« Devant le nombre important de gardes qui ne se présentent pas à leur travail au jour de la relève sous prétexte de maladie, ces gardes seront tenus de fournir un certificat médical justifiant leur absence [..1. Toute absence non justifiée sera sanctionnée par une retenue de journée égale à l'absence et si ceci se renouvelle fréquemment par le licenciement pur et simple » (28).

■ Approche sur la population internée du camp Poinsard

Parmi les camps d'internement de la région de Marseille, Sorgues est, avec le camp de Saint-Pierre (Marseille), de Saint-Mitre (Aix-en-Provence) et de Saint-Vincent-les-Forts (Basses-Alpes), celui qui va fonctionner le plus longtemps. Les effectifs évoluent rapidement, au fil des mois : de 40 début décembre, les effectifs atteignent 264 internés en février 1945, 309 en mars, 522 en juin 1945, 586 en juillet et 634 en septembre 1945 avant de décroître. En novembre et début décembre 1945, les effectifs sont proches des 250 internés, ce qui représente alors l'effectif le plus important des camps encore en fonction dans la région.

Le camp a une fonction locale puisque, par exemple, 80 % des Italiens internés résidaient dans le département avant leur arrestation. Le domicile des internés provient souvent des arrondissements d'Avignon (Avignon, Montfavet, Bedarrides, Morières, Entraigues, Le Pontet), d'Orange, de Vaison-la-Romaine (Vaison, Rasteau), de Carpentras (Carpentras, Monteux), de Cavaillon (Cavaillon, Taillades), d'Apt (Apt, Robion, Caumont-sur-Durance, Beaumont-de-Pertuis, Lauris).

Les internés proviennent-ils de catégories socio-professionnelles spécifiques ? On y observe peu d'agriculteurs et peu d'ouvriers mais une forte proportion de commerçants. La catégorie des métiers agricoles représente en 1954 environ 26 % de la population active (31,6 % en 1936), alors qu'elle ne totalise que 12,7 % des internés de Sorgues. Les ouvriers sont fortement représentés au niveau national (34 % en 1946 et 31,3 % en 1936) alors qu'ils atteignent exactement la moitié à Sorgues. Si l'on s'en tient aux ouvriers français, ils sont 14 à Sorgues. Les cadres moyens sont peu nombreux : 3,1 % à Sorgues. Si des catégories sont sous-représentées, d'autres, au contraire, pèsent en matière d'internement, bien plus que leur poids réel au niveau national. C'est le cas des internés exerçant une profession dans le secteur de l'industrie et du commerce où l'on retrouve nombre d'artisans et de petits commerçants. Au niveau national, cette C.S.P. représente 12 % des actifs en 1954 alors qu'elle atteint 31 % à Sorgues. Les professions libérales et les cadres supérieurs sont surreprésentés : de 2 % au niveau national, ils atteignent près de 4 % (5 % pour les internés français) à Sorgues. Quant aux employés, leur poids relatif est également supérieur à la moyenne nationale de 10 %, puisqu'ils totalisent 15,5 % des internés de Sorgues.


Si, en matière de durée d'internement, les civils allemands restent en moyenne quatre mois en C.S.S. (116 jours à Sorgues) c'est notamment en raison d'une lenteur de l'organisation de leur retour. Quant à la faible durée d'internement des Français, elle indique, sans que nous ayons cependant la possibilité de le confirmer globalement, qu'en l'absence de poursuites à l'encontre des internés, le séjour en camp étant souvent considéré par les commissions d'épuration équivalant à une peine de prison.

■ Des civils allemands et des...prisonniers de guerre

En janvier 1945, il est établi que le camp Poinsard est déjà occupé « par 250 détenus politiques et prisonniers allemands », ce qui placerait alors ce C.S.S. au premier rang régional pour cette catégorie d'internés. Cette information est confirmée par le préfet du Vaucluse (29). Cette situation n'est pas sans poser un certain nombre de difficultés pour ces internés qui ne sont pas les mêmes que ceux des premiers mois de la Libération. Le camp compte aussi 40 prisonniers de guerre allemands, effectivement présents à partir du l' février 1945 (30). Ils sont logés dans des baraquements isolés des autres internés. Ils sont même en réalité deux fois plus nombreux, 90 exactement, si l'on en croit le rapport d'une inspection effectuée le 28 avril au C.S.S. 

Bien que leur présence ne soit absolument pas justifiée dans un camp d'internement, l'inspection relativise leur présence et demande un peu de discrétion :

« [...] Il s'agit seulement de prisonniers pris temporairement en subsistance dans le Camp et dont les frais d'hébergement ne sont pas supportés par le Ministère de l'Intérieur. Il convient seulement qu'à l'avenir, ces prisonniers de guerre ne soient plus mentionnés sur les états d'effectifs » (31).

Ce sera chose faite puisque leur trace disparaît immédiatement des situations d'effectifs du C.S.S. de Sorgues. Tandis que la mention P.G. permet de les identifier jusqu'au 15 avril, ils ne sont ensuite plus visibles (32). Ces prisonniers de guerre ne sont pas là par hasard. La présence de ces hommes à cet endroit est le résultat d'une proposition déposée par M. Conil (P.S.), membre du C.D.L. Le 12 janvier 1945, sous la présidence de M. Faraud, son président, le C.D.L. engage un débat sur l'utilisation d'une partie des locaux du C.S.S. de Sorgues autrement que pour y héberger des internés. Cette chronologie est cohérente avec la présence de ces P.G.A. (33) au camp dit « Poinsard ». Ils proviennent du dépôt de P.G. 154, dépendant de la Direction générale des prisonniers de guerre (D.G.P.G). Après avoir écouté les explications du directeur de la poudrerie de Sorgues, M. Faraud valide l'idée d'héberger ces prisonniers de guerre au C.S.S. :

« Je crois pouvoir résumer la question, lorsque cette affaire est venue devant nous, il a été non seulement question du camp d'internement, mais d'une proposition faite par notre camarade CONIL, le Général AZAN ayant décidé de loger des prisonniers allemands dans les bâtiments de la Foire du Printemps, aménagés pour recevoir des familles de sinistrés, M CONIL a proposé d'envoyer ces prisonniers dans la partie inhabitée du camp POINSARD. Cette solution me paraît plus heureuse, que celle consistant à faire cohabiter des détenus politiques avec des ouvriers. Nous vous demanderons [Faraud s'adresse au directeur de la poudrerie] donc de nous laisser ce camp, que nous n'avons pu faire fonctionner qu'après de nombreuses difficultés, jusqu'à un impératif besoin de votre part » (34).

Le directeur de la poudrerie trouve l'idée « excellente ». Ainsi, tandis que nous pensions trouver dans les C.S.S. uniquement des internés civils, il apparaît effectivement que ce détachement de P.G.A. a été hébergé au camp Poinsard afin d'être employé à la manutention des explosifs au parc à munitions d'Entraigues. Le choix du camp Poinsard pour loger ces hommes relève donc encore moins d'un hasard. En effet, le parc d'Entraigues, lieu de stockage d'explosifs a la particularité d'être rattaché à la poudrerie de Sorgues (35).Tout ne fut pas mis en oeuvre pour les prisonniers de guerre comme il avait été prévu : le logement et la subsistance devaient en effet être assurés par le C.S.S., la garde au sein du camp par la section F.F.I. et l'escorte par la 8e Compagnie Malgache d'Entraigues. Ces prisonniers de guerre, présents à Sorgues sur ordre du général Azan, sont en fait surveillés par du personnel militaire, nourris par l'armée et vivent à l'écart des autres internés (36). Comme le souligne la Commission de contrôle des camps d'internement qui vient de visiter le camp de Sorgues le 28 avril 1945, ce cloisonnement des prisonniers de guerre allemands « ne grève aucunement le budget du camp » (37). 

■ Le tournant de mai 1945

Dès le mois de mai 1945, les premiers indésirables, composés de Waffen S.S. et de miliciens, arrivent dans les centres de séjour surveillé de la région de Marseille, à Saint-Mitre, Saint-Pierre et à Sorgues.

La situation des effectifs du camp de Poinsard, au C.S.S. de Sorgues, montre bien que 462 Français sont entrés au camp entre le 1 er et le 15 septembre, ce qui expliquerait la soudaine augmentation des effectifs du camp. Le mois suivant, cette catégorie d'internés constitue la totalité de l'effectif du camp du Vaucluse :

« Dans les 320 Internés Politiques sont compris 316 miliciens devant être transférés dans les Cours de Justice » (38).

Devant l'afflux de ces internés dans les centres de séjour surveillé, Pierre Tissier, directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur (39), donne des directives, début novembre, aux commissaires régionaux de la République et aux préfets en leur demandant de faire le nécessaire pour que ces internés soient rapidement pris en charge par l'Administration pénitentiaire (40). Les résultats sont immédiats. Au mois de novembre, les suspects des camps de Saint-Pierre et de Sorgues sont mis à la disposition de la B.S.T. (Brigade de Surveillance du Territoire) et du tribunal militaire ou placés effectivement sous mandat de dépôt à la prison des Baumettes, à Marseille (41). 

■ Vers la dissolution du camp

Le compte à rebours a été lancé le 30 août précédent, par la circulaire n° 675 qui prévoit les mesures préparatoires en vue de la suppression de l'internement administratif (42). Ce qui justifie cette décision, c'est la fin de la guerre et, même si le décret fixant la date de cessation des hostilités n'est pas encore paru, le Conseil des ministres veut en revenir à la légalité républicaine, « d'après laquelle nul ne peut être arrêté sans décision de justice et incarcéré sans mandat délivré par un Juge d'Instruction » (43). Le processus de dissolution est cependant déjà amorcé avant et ce n'est pas un hasard si le C.S.S. de Sorgues fait l'objet, le 19 août 1945, d'une vérification de comptabilité qui laisse apparaître une situation qui, pour reprendre les termes de M. Peron, chargé de mission au ministère de l'Intérieur, « eut été une catastrophe si cette situation avait duré quelques mois encore » (44). De quoi s'agit-il ? Le camp de Sorgues avait fait l'objet d'une avance de 300 000 F. émanant du C.D.L., de l'Entr'aide et des services de la préfecture. Or, le 8 août 1945, les comptes présentent un déficit de 42 000 F. Il est reproché au gestionnaire d'avoir puisé dans les fonds des internés pour subvenir aux besoins du camp. Le rapporteur exige l'assainissement des comptes, ce qui sera en grande partie réalisé, mais le ministère de l'Intérieur appelle à poursuivre l'ancien gestionnaire et même à déposer une plainte pour irrégularités à l'encontre du responsable de la cantine du personnel du camp d'internement de Sorgues.

Face aux inquiétudes de reclassement du personnel du camp de Sorgues, Maurice Calvet se rend au ministère de l'Intérieur pour obtenir des précisions sur les reclassements de son personnel. Ceux-ci ne seront pas automatiques, loin de là, et ne seront prioritaires, pour l'ordre du reclassement, que ceux qui ont un passé de déporté politique, de prisonnier de guerre ou de membre de la résistance. Les critères de chargés de famille, de degré d'instruction ainsi que la prise en compte de l'emploi occupé précédemment ne viennent qu'après (45). Sur une liste de 41 demandes de mutation en Allemagne, émanant du camp, seuls sept membres du personnel n'affichent pas de passé de prisonnier de guerre ou lié à la Résistance (46). Certains reçoivent des offres de reclassement. Les 12 et 25 décembre 1945, 36 gardiens, mais aussi des gradés et des surveillantes sont dirigés, munis de leur équipement, vers le camp de Pithiviers, conformément à des instructions ministérielles (47).

A partir du 30 septembre 1945, Sorgues peut être à la fois considéré comme un centre de séjour surveillé et un établissement à vocation pénitentiaire. En effet, à cet instant, une baraque — la n°1- est occupée par vingt détenus sous la surveillance de deux agents de la prison d'Avignon mais placés, en matière de discipline, sous l'autorité du directeur du camp d' internement (48). 

Tandis que le sort du C.S.S. de Sorgues est déjà scellé le 7 décembre, le ministre de l'Intérieur se préoccupe de la situation des quelque « 300 miliciens » placés sous mandat de dépôt par la cour de justice de Nîmes dans un camp d'internement qui fait désormais plutôt office de maison d'arrêt. Celui-ci n'étant pas pourtant dissous, le ministre de l'Intérieur a proposé au garde des Sceaux de mettre le camp à sa disposition à partir du 10 janvier 1946 tout en l'invitant à prendre à sa charge, via l'administration pénitentiaire, l'ensemble de ces détenus.(49) À dix jours de 1946, le ministère de l'Intérieur va pouvoir transmettre à la justice avec les locaux, quelques centaines de miliciens et autres indésirables. Pourtant, le scénario se grippe soudain. Maurice Calvet avertit le préfet le 20 décembre 1945 sur le cas « particulier » du camp qui est encore sous sa responsabilité. Pour l'instant, explique-t-il, aucun fonctionnaire de cette administration n'a été aperçu et il souhaiterait savoir quoi faire des 200 « rationnaires » à surveiller :

« Le nombre de ce personnel retenu par l'Administration pénitentiaire est très faible. Ceci rend la surveillance illusoire présentement, la bonne marche du Camp s'en trouve très affectée. Moi-même, mes fonctions devront cesser le 31 décembre 1945, il est certain que je me verrai dans l'obligation de décliner toute responsabilité à cette date »(50).

Le lendemain, le préfet du Vaucluse semble avoir immédiatement saisi l'enjeu de la situation et craint désormais que les 220 miliciens provoquent des incidents. Le 15 décembre 1945, les miliciens sont au nombre 212, soit la totalité des internés du C.S.S. Le préfet exige de l'administration pénitentiaire qu'elle dépêche quelqu'un pour prendre en charge le camp. (51) Et dans la foulée, le préfet François Stéfannini alerte l'I.G.C. pour « décliner toute responsabilité en cas de survenance d'incidents à partir du 1' janvier 1946 » (52). Le 22 dépembre 1945, la direction régionale de l'administration pénitentiaire de Marseille propose d'utiliser le camp de Sorgues pour y créer « un groupe disciplinaire pour jeunes » qui aurait l'intérêt de désengorger les établissements pénitentiaires. Une autre page de ce lieu s'ouvre, qui en suivra bien d'autres.

Laurent Duguet

Extrait de la 26ème édition des Etudes Sorguaises "Vestiges et curiosités...des temps anciens" 2015

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I- Cabinet du préfet du Vaucluse, 5 décembre 1944, A.D. 84, 12 W 2.

2- TOCHE Lucien (coord.), Une Histoire des poudres entre 1945 et 1975, Vol. 1, Centre des hautes études de l'armement, Division Histoire de l'armement, 2005, p. 34.

3- Compte rendu de l'officier de paix Marcel Chupin, commandant du Corps Urbain des Gardiens de la Paix au commissaire divisionnaire d'Avignon, 26 septembre 1944, A.D. 84, 12 W 2.

4- Note manuscrite du chef du cabinet de la préfecture du Vaucluse, 7 octobre 1944, A.D. 84, 12 W 2.

5- Rapport du préfet du Vaucluse au ministre de l'Intérieur, Inspection générale des camps d'internement, 11 janvier 1945, A.D. 84, 12 W 2.

6- TRAN-NU Liêm Khé, "Les travailleurs indochinois en France de 1939 à 1948", Bulletin du Centre d'histoire de la France contemporaine, n°10, 1989, p. 5-21.

7- Rapport sur le C.S.S. de Sorgues préfet du Vaucluse au ministre de l'Intérieur, Inspection générale des camps d'internement, 11 janvier 1945, A.D. 84, 12 W 2.

8- 39ème séance du C.D.L. du Vaucluse, 12 janvier 1945, A.D. 84, 12 W 2.

9- Officier Marcel Chupin, commandant corps urbain des gardiens de la paix au commissaire divisionnaire d'Avignon, 26 septembre, A.D. 84, 12 W 2.

10- Président du C.D.L. au préfet du Vaucluse, 23 octobre 1944, A.D. 84, 12 W 2.

11- Rapport bimensuel du sous-préfet d'Apt, 7 novembre 1944, A.D. 84, 3 W 21.

12- Rapport sur le C.S.S. de Sorgues, préfet du Vaucluse au ministre de l'Intérieur, Inspection générale des camps, 11 janvier 1945, A.D. 84 12 W 2.

13- Paul FARAUD, exploitant agricole et maire radical de Plan d'Orgon (Bouches-du-Rhône),révoqué par Vichy et qui a organisé le mouvement « Combat » autour de Cavaillon où il s'était réfugié. Au C.D.L., il représente le M.U.R. (Mouvement Unis de la Résistance).

14- Président du C.D.L. au commandant Calvet, commandant le camp d'internement de Sorgues, A.D. 84, 12 W 2.

15- Ibid.

16- Préfet du Vaucluse à l'I.G.C., sans date, A.D. 84, 12 W 2.

17- Rapport du commandant Calvet, directeur du Camp de séjour surveillé de Sorgues au préfet du Vaucluse, 15 décembre 1944, A.D. 84, 12 W 2.

18- Rapport du commandant Calvet, op. cit.

19- Le Vaucluse totalise 250 000 habitants au recensement de la population de 1946.

20- Rapport du préfet du Vaucluse au C.R.R., à Marseille, 11 janvier 1945, A.D. 13, 12 W 2.

21- Commission nationale d'homologation des grades obtenus à titre de F.F.I., 16 mars 1945, A.D. 84, 12 W 6.

22- Courrier du directeur du C.S.S. de Sorgues au préfet du Vaucluse, 21 décembre 1945, A.D. 84, 12 W 6.

23- Ibid. Maurice Calvet ne fait pas mention de ce chiffre dans un courrier similaire, daté du 18 décembre 1945, qu'il transmet au ministre de l'Intérieur, A.D. 84, 12 W 6.

24- Etat numérique du C.S.S. de Sorgues, 4 janvier 1945, A.D. 84, 12 W 6. Fin 1945, des prisonniers de guerre embauchés depuis août ainsi que des S.T.O., figureront dans l'effectif de ce centre. 

25- Commandant Calvet, directeur du C.S.S. de Sorgues au préfet du Vaucluse, août 1945, A.D. 84, 12 W 6.

26- Note de service n° 111 du C.S.S. de Sorgues, 19 juin 1945, A.D. 84, 12 W 2.

27- Note de service n° 130 du C.S.S. de Sorgues, 26 juillet 1945, A.D. 84, 12 W 2.

28- Note de service n° 114 du C.S.S. de Sorgues, A.D. 84, 12 W 2.

29- Préfet du Vaucluse au général Azan, commandant la subdivision militaire à Avignon, 16 février 1945, A.D. 84, 12 W2. 

30- Note de service du 3 février 1945, émanant du général Azan, commandant de la subdivision militaire d'Avignon, A.D. 84, 12 W 2 et situation d'effectifs du camp Poinsard, 1-15 février 1945, A.N., F7 14970.

31- Rapport de la commission de contrôle des camps d'internement de la région de Marseille sur le C.S.S. de Sorgues, 28 avril 1945, A.D. 84, 12 W 2.

32- Situation d'effectifs du camp Poinsard, 1-15 avril 1945, établie en date du 16 avril, A.N., F7 14970.

33- Les P.G.A. désignaient au départ les Prisonniers de Guerre de l'Axe, englobant Allemands et Italiens détenus en Afrique du Nord. C'est parce que la composante allemande des prisonniers de guerre devint rapidement majoritaire qu'il évolua vers l'appellation Prisonniers de Guerre Allemands. Pour aller plus loin : SCHNEIDER Valentin, Un million de prisonniers allemands en France : 1944-1948, Paris, Vendémiaire, 2011, 191 p.

34- Procès verbal de la 39ème séance du C.D.L. du Vaucluse, 12 janvier 1945, A.D. 84, 12 W 

35- TOCHE Lucien, op. cit., p. 35.

36- Note de service du général commandant la subdivision militaire d'Avignon, 5 février 1945, A.D. 84, 12 W 2.

37- Rapport de la commission de contrôle des camps d'internement de la région de Marseille sur le C.S.S. de Sorgues, 28 avril 1945, A.D. 84, 12 W 2.

38- Situation d'effectifs du camp Poinsard, 15 au 31 octobre 1945, A.N., F7 14970. Cette précision, nous la trouvons mentionnée en rouge, en bas de tableau des effectifs.

39- II est le premier membre du Conseil d'Etat à se rendre à Londres en 1940 et devient le premier chef d'Etat-Major du général de Gaulle.

40- Circulaire I.G.C. n° 831 du 2 novembre, A.D. 13, 5 W 149.

41- Rapport mensuel du C.S.S. de Saint-Pierre, 4 décembre 1945, A.D. 13, 142 W 110.

42- Circulaire ministérielle n°675, 30 août 1945, A.D. 13, 9 W 3.

43- Ibid.

44- Rapport du 19 août 1945, A.N., F7 15109.

45- Courrier du directeur du C.S.S. de Sorgues au préfet du Vaucluse, 15 décembre 1945, A.D. 84, 12 W 27.

46- Etat nominatif des agents des C.S.S. de Sorgues ayant fait leur demande de mutation pour les camps d'Allemagne, A.D. 84, 12 W27.

47- Courrier du chef de camp de Saint-Mitre à l'I.G.C., 16 février 1946, AN., F7 15095.

48- Préfet du Vaucluse à l'I.G.C., 13 octobre 1945, A.N., F7 15109.

49- Ministre de l'Intérieur au préfet du Vaucluse, 7 décembre 1945, A.D. 84, 12 W 27.

50- Commandant Calvet au préfet du Vaucluse, 20 décembre 1945, A.D. 13, 12 W 27.

51- Télégramme du préfet au directeur régional de l'administration pénitentiaire, 21 décembre 1945, A.D. 13, 12 W 27.

52- Ibid.