L'usine dite "le GRIFFON" fut d'abord une usine à Garance. Autorisée par ordonnance royale le 11 Février 1838, elle appartenait à Messieurs IMER et LEENHARDT.
Le 12 Aout 1877, Monsieur Leenhardt écrit au Préfet de Vaucluse pour demander l'autorisation de transférer, dans l'usine à Garance à Sorgues, une fabrication de Carbonate de Soude par la décomposition de sel marin au moyen d'ammoniaque, et d'acide carbonique, sise à la Capelette à Marseille.
Monsieur Leenhardt pense que, face à la Garance qui s'efface peu à peu, ce sera là une industrie durable.
Le 7 Septembre 1877, les Services des Etablissements insalubres écrivent à Monsieur le Maire de Sorgues, sur la demande de Monsieur Leenhardt ,afin de lui faire savoir que la nomenclature "ne désigne pas cette fabrication comme industrie classée et qu'il ne paraît pas, dès lors, qu'une autorisation lui soit nécessaire pour exploiter son établissement" .
Aujourd'hui disparue, l'usine dite du Griffon donnait à notre ville le travail, donc la vie, à un bon nombre de familles sorguaises.
Elle était située à l'emplacement actuel du lotissement dit "Les Griffons", construite en étages dégradés face à l'ouest et donnant sur l'Ouvèze et le quartier dit des Ramières. Certainement pas mal de Sorguais se souviennent encore d'avoir vu les vestiges de l'usine, vestiges dont les pierres et les briques prenaient au soleil couchant des teintes de bâtiments ancestraux. Les bâtiments, construits un peu anarchiquement étaient dominés par une cheminée briquetée de forme carrée qui avait dû vomir, durant près d'un siècle, des fumées noirâtres emportées par le mistral toujours purificateur de notre atmosphère.
Nos Sorguais actuels, nouveaux résidents, ou enfants des autochtones de l'époque, vont se poser bien des questions. Pourquoi faire revivre cette usine qui est pour nous antédiluvienne ? Nous leur répondrons : «Pour vous expliquer comment on vivait à cette époque révolue, comment nos grands-parents ou arrière-grands-parents ont préparé l'avenir pour nous». Nous devons préciser qu'à Sorgues et autour de Sorgues fourmillaient de nombreuses usines utilisant pas mal de main-d'oeuvre. Il existait, en dehors du Griffon qui utilisait l'énergie hydraulique fournie par le Canal du Griffon toujours vivant, l'Usine des Pierres du Levant, quelques petites usines d'engrais qui, à l'origine, ne concevaient que des engrais organiques, toutes utilisant comme source d'énergie : l'eau. L'usine de Beaufort, l'usine d'Oléon, l'usine Rassis, l'Entreprise Cogordan, la Minoterie Chevalier ...
On y traitait la garance, cette plante dont les racines fournissaient la célèbre teinte rouge safranée teignant les pantalons des soldats de l'époque. Mais "l'alizarine", découverte par un chimiste allemand amena pour notre région un marasme important et des années de détresse pour la population.Il n'y avait point alors de caisse de retraite, point de sécurité sociale, tout était à la pointe de l'épée. La Poudrerie n'existait pas, elle fut créée en 1915, l'usine Saint Gobain Chauny et Cirey avait été construite en fin de siècle (Engrais, Acide sulfurique, Acide nitrique, Superphosphates..) mais dépendait beaucoup de : Le PONTET.
Comment y allait-on ?. A pied. On portait la besace, on attaquait et finissait à des heures impos-sibles. Nous allons en reparler. Maintenant que vous avez eu une vue d'ensemble, revenons au Griffon.
L'usine, ai-je dit, traitait la garance. Après la garance, une Société dite "Compagnie Générale des Produits Chimiques du Midi" avec une usine mère à Rassuen (B.du.R) racheta l'ensemble et le modifia pour fabriquer "les Cristaux de Carbonate de Soude", puis des poudres à décrasser. C'est à cette époque que prirent leur essor la poudre "Saint-Marc" et celle du "Griffon". Les noms se sont transmis jusqu'à nous.
L'ensachage était manuel, fait par des femmes, le gros oeuvre de la fabrication par les hommes,avec une équipe d'entretien importante , (chaudronniers, forgerons, maçons, plombiers, mécaniciens, serruriers, et plus tard électriciens...). L'équipe de transport était très souvent renforcée par des locations à des particuliers de Sorgues possédant des animaux de trait superbes et puissants. Bien souvent, tombereaux et charrettes pleines partaient pour Rassuen et retournaient quatre jours après. Le reste des charrois se faisait par fer, en gare, où l'on déchargeait les pulvérulents ou autres produits à la main.
On peut citer comme transporteurs : Bonneaud, Canet, Eysselin, qui possédaient des chevaux remarquables (Percherons ou Boulonnais).
Pour fabriquer les Carbonates de Soude à l'aide du "procédé Solvay", l'usine avait été équipée, après 1870, d'une turbine à roue plate sans régulateur,donnant à pleine charge environ 120 chevaux sous une chute de 7 mètres 50, le Canal de Griffon fournissant à l'époque environ 1800 litres d'eau claire et limpide par seconde.
Les cristaux de soude étaient revendus surtout aux savonneries à Marseille (La Pomme, l'Abeille, l'Abat-jour, le Chat, etc...) et le beau à 72% était obtenu par attaque des graisses animales, végétales, fonds de cuve d'huile qui, à leur tour, décrassaient les tissus, les mains et les individus sous forme de stéarate, palmidate, étoléate de soude. On s'en servait pour lutter contre la constipation des bébés, ce qui se disait en provençal "li candeletto".
Pour arriver à leurs fins, les patrons et contremaîtres de l'usine avaient installé dans des salles immenses des matériels énormes : batteries de carbonateurs, batteries de chaudières, fours à chaux,....Les carbonateurs étaient situés sur des limons en dégradé,les chaudières marque Bonnet-Spazin étaient de type à foyer intérieur, à basse pression(6 Kg), chargées à la main. Les marmites avaient un rendement très faible et n'étaient pas munies de système de contrôle de chauffe : le chauffeur ringardait, décrassait, chargeait et regardait l'aiguille du manomètre. Les scories étaient évacuées par des wagonnets et revendues. C'est pour cela qu'une partie de Sorgues, la Peyrarde, a beaucoup de maisons construites en scories mélangées avec de la chaux du Griffon. Chaque chaudière maçonnée pesait plus de 20 tonnes, la batterie était de 8. Elles n'étaient pas en acier, mais en fer pur, de construction rivée, avec un dôme en fonte ; l'acier n'était pas utilisé (Thomas ou Martin).
De nombreux escaliers faisaient passer d'un plan à un autre. On arrivait, sous la salle des compresseurs à pistons et des carhonateurs, à la turbine et à la salle d'entretien qui donnait accès au terrain, prolongement du lieu dit "des Ramières".
On pouvait voir en descendant les engrenages de la turbine, les dents étaient en chêne vert se logeant dans des lumières ; de là partaient des transmissions reposant sur des chaises en fonte, avec des paliers fonte et bronze noir, paliers en chêne vert eux aussi, tous gros mangeurs d'huile. Ces dents portaient le nom d'alluchons, il y en avait toujours à côté de prêtes pour échanger.
Revenons à la surface. Une cheminée canée, en briques, pas tellement haute, dominait toutefois les bâtiments et était aussi vétuste qu'eux. On entrait dans la cour par un superbe portail grille peint en noir. Portail toujours fermé par les soins du concierge habitant à droite de l'entrée. Au-dessus des bureaux situés à gauche se trouvaient les appartements du Directeur. Entrons ! A droite, de grands hangars, avec charpentes bois, qui abritaient les produits bruts.
Plus loin, dans le prolongement, apparaissaient le logement du Contremaître et le bâtiment destiné au Directeur Général lorsqu'il venait contrôler la bonne marche de l'usine et étudier les améliorations à y apporter.
C'est ainsi qu'après la guerre de 1914, vers 1922, dans le cadre de ces aménagements, on amena de Rassuen une dynamo 110 volts d'occasion ainsi qu'un bon nombre de moteurs électriques 110 volts courant continu, et un ouvrier électricien fut chargé de l'installation générale usine,bureaux, appartement. La lumière en était jaune, vacillante et, lorsque l'eau manquait au Canal de Griffon, il n'y en avait pas , sauf celle de la fameuse lampe à pétrole. En 1900, les ouvriers venaient travailler qu'il faisait encore nuit, ils travaillaient 12 heures par jour et, changeant de semaine, faisaient 24 heures de suite. Ils utilisaient des lampes à huile (le caleù). Certaines étaient oblongues, d'autres en forme de lampe de génies, d'autres pour les sous-chefs avaient la mèche sortant du bec d'un petit coq poussant son cocorico. Et dire que pour certains produits on travaillait jour et nuit, 24 h sur 24!
Mais, me direz-vous, qui étaient les titans travaillant chez ces cyclopes ?. Il y eut d'abord les Directeurs. En tout bien tout honneur les anciens étaient toujours vêtus de noir avec le col de chemise rigide. Il y eut M.M. Schlesing - Leenhardt - Ricard - Giry - Geniès et Gleize. Un mot si possible pour chacun,bien que pour la plupart on ne puisse fixer ni leur date de naissance, ni celle de leur mort,ni leur durée de fonction à l'usine. Schlesing : une tombe de famille existe , mais une autre aussi que le Directeur Général avait fait faire pour ses ouvriers. Leur tombe a été la sienne. Il est lisible à peine AVADIE, Schlesing, le temps a usé les noms ainsi que leur souvenir.
Leenhardt : de religion protestante, il fut un directeur socialiste avant l'heure. Il fit établir pour son personnel le Fourneau économique (actuellement DAVICO) ou cantine ouvrière à très bas prix, et Madame Leenhardt servait lorsqu'il manquait quelqu'un. Il existe au quartier St.Marc une maison construite sous sa direction dont le même style se retrouve au Grau du Roi et qui appartient à une fondation protestante. Ricard : habitait cette maison précitée.Il posséda un perroquet qui vécut plus vieux que lui, à plus de 90 ans. Giry : frère de Marius qui fut chef de musique ("l'Indépendent"), et jouait lui aussi de la clarinette. Geniès : pour lequel nous avons quelques précisions, sa famille résidant encore à Sorgues. Né à Sorgues en février 1883, décédé également à Sorgues le 23.12.1943. Il fut directeur des années 1936 à 1941 et habitait à l'usine avec sa famille. Gleize : (Commandant du Génie), décédé à Aix en Provence. Tous des noms bien de Sorgues. D'autres noms fleurissent dans nos mémoires: Chabert Thomas dit "Chabert de la resso", Turin, Del Prète, Caruso, Geniès Césarine, Maucis, Brigitte Durand, Perrin Cyriaque, Merle, Antonin Chazalon. Un parmi tous mérite bien un aparté, notre ami Roux Adrien, 84 ans, mutilé, qui faillit laisser sa vie dans l'usine, le 04 février 1938, ayant été happé par l'arbre de couche de la turbine et tournant ensuite avec celui-ci.
Un grave accident se produisit en 1913, qui, hélas, coûta la vie à 3 ouvriers.Une grosse explosion se produisit sur un appareil en réparation. Je n'ai pu obtenir leurs noms, ni les causes de cet accident malencontreux.
Les dernières années de la vie de cette usine furent confiées au Commandant Gleize qui fut Président de la Délégation Spéciale, peu de monde y travaillait alors.
Elle fut mise en vente par Monsieur Garder, P.D.G. de la Société C.G.P.C.M. Une première tranche fut confiée à une société de récupération de Marseille, l'autre à un ferrailleur local. Il fut extrait près de 500 tonnes de produits métalliques. Seule la roue à augets de la turbine n'a pas été récupérée,le travail et surtout les moyens de sécurité en sont la cause.
Dormez turbine ! Dormez sous plusieurs mètres de terre, sous les fondations de la "Cité des Griffons". Peut-être au cours des siècles vous reviendrez au jour. Alors, se posera la question aux découvreurs: "Qu'est-ce qu'il y avait là ?". Et une voix de vieux chercheur dira : "je crois savoir que mais sous toutes réserves". C'est une des raisons pour lesquelles nous aidons ce ou ces chercheurs éventuels.
J'ai oublié de parler du grand mur d'enceinte, hérissé de tessons de bouteilles, protégeant l'usine du chapardage, garantissant la cueillette des olives, longeant la haie d'arbres de caroubes qui existe toujours. Le mur, lui, a disparu.
Il y avait 3 parties. La Principale dont nous avons causé. Une autre au Nord, une troisième dans le bas, à la Ramière, donnant sur la vieille route de Bédarrides, près du vannage anti-inondation. Ces portails nous étaient sinistres. Ils ont disparu. Il y avait un local attribué aux Douaniers. Pourquoi ?, parce que, pour la fabrication des carbonates de soude, on apportait du sel de mer qui lui,arrivait à l'usine sans avoir payé l'impôt. Ces gens-là, en tenue appropriée, étaient appelés Gabelous. Cela m'a toujours fait rire.
Pour les compagnons qui étaient amenés à doubler,les femmes apportaient à la grille d'entrée de l'usine la besace mais, n'ayant pas le droit d'entrer, la besace était passée entre les barreaux de la grille, comme dans les mines du Nord ou de l'Est.
Le Docteur, lorsqu'il venait, était attendu à la gare et mené à l'usine dans la voiture de maître dont les portes à glissières comme celles des chemins de fer type 1920 pouvaient le cacher. Il y avait aussi une calèche genre tilbury, toujours de couleur noire. Ce matériel a fait l'objet d'un collectionneur.
Les femmes étaient employées à l'ensachage ou à la mise en boîtes. Elles étaient vêtues d'un tablier noir bien sûr, en moleskine, la tête enrubannée d'un turban maison. Les produits emballés étaient pesés sur des balances dites Trébuchet, les boîtes en carton, fournies par l'usine de Gromelle à St.Saturnin-lès-Avignon, étaient remplies avec de petites pelles, genre pelles à charbon. Inutile de dire que le rendement était faible et que pour l'usine, 1 sou était 1 sou, et que pour les ouvriers et compagnons, il en était de même.
Ma mère me disait que le dimanche, et le dimanche seulement, on mettait le pot-au-feu (12 sous), un ouvrier gagnait 22 à 35 sous et, par comparaison, un instituteur était un"Monsieur" dans le sens du terme, avec 5 francs par jour.
Voilà ce que j'ai pu extraire de mes contacts et de mes souvenirs.
Robert BEZET
Extrait de la 7ème édition des Etudes Sorguaises "Des figures et une histoire derrière le nom de nos rues" 1994