Après ses débuts à Bordeaux, Paul Pons est allé lutter dans une nouvelle arène de foire à Marseille. Là, il a fait connaissance d'une accorte brune pour laquelle il ressent un sentiment qui ressemble bien à de l'amour, mais il perd bientôt ses premières illusions : Cette femme lui vole ses économies qui se montent à 30 francs. Pons fera mieux de s'occuper seulement de lutte.


Je ne savais que penser. Me fallait-il abandonner ces lieux pour me lancer à sa recherche ? Fallait-il l'attendre ? Elle allait certainement revenir, ce n'était point douteux. Mais était-elle partie Je ne l'avais même pas entendues s'éloigner.

Je résolus de rester sur place pour voir ce qu'il allait advenir de cette étrange aventure, et m'en fus m'asseoir sur le parapet où tout à l'heure elle s'était accoudée.

Je restai là combien de temps ? Je l'ignore encore. Cette nuit d'été, délicieusement calme dons sa tiédeur engourdissante et qui voyait ma première désillusion, le premier désenchantement d'une équipée amoureuse, où, novice apprenti des aventures galantes, je m'étais laissé entraîner, cette nuit influait étrangement sue mes nerfs exacerbés

Je m'étais redressé d'un seul bond en poussant une exclamation de colère où il y avait la rage d'avoir été dupé et le regret de l'impossibilité probable de me venger.

En revêtant ma veste et les premiers instants de prostration passé, j'avais repris mes gestes familiers.

Je ne tarda pas à palper, comme j'avais coutume de le faire, le bas de mon vêtement où je dissimulais mon argent. J'eus la stupéfaction de ne point sentir les pièces que j'y avais mises à l'endroit où elles auraient dû se trouver. Par une incision grossièrement pratiquée, d'un coup de canif hâtif, on les en avait fait sortir.

Trente francs ! Tout ce que je possédais d'économies avaient disparu! La gueuse à qui j'avais confié mon secret, le jour où elle me questionnait à la fête du Cours Belzunce, m'avait attiré dans le guet-apens où j'étais tombé sans que rien n'eût éveillé ma méfiance !

— Tu es fait, me dit philosophiquement Robinet à qui je confiais le lendemain matin mon aventure de la veille et ma détresse du moment. Et il ajouta : "Ah les femmes, quelle sale race ! Toutes les mêmes, menteuses, chapardeuses, fausses comme un jeton, tu parles si je les connais ! C'est bon à mener à coups de bottes.

Il me retint à dîner pour le soir et crut devoir poursuivre ses observations du matin en épiloguant à perte de vue sur les femmes et la manière de s'en servir.

— Tu parles si ça se dresse ça, .... ..... ! A la trique, et comment !

Pauvre Robinet, — aujourd'hui disparu — affectueux et si sincère ami de mes jours de détresse, j'eus plus tard l'occasion de voir comment il mettait en pratique ses théories sur le dressage féminin ! Le pauvre ! Elles le menaient par le bout du nez, car il était la bonté et l'indulgence même. Ses révoltes ? un feu de paille !

VI

— Tu connais bien Paris, demandai-je Robinet, quand nous fûmes montés dans le train qui dix-sept heures après, ce n'était point un rapide, devait nous déposer sur l'asphalte de la capitale.

— Oui, c'est-à-dire que j'y suis venu deux foi, la première en 85 (si mes souvenir sont exacts), la seconde pendant l'Exposition.

— C'est grand ?

— Si c'est grand !! Je n'y suis resté que trop peu de temps pour voir ça tout entier, mais il y en a un vrai morceau! »

Nous roulions vers Paris. Robinet, qui m'avait pris en amitié, avait terminé une petite affaire de cession de bail qui, en le débarrassant de son café athlétique, lui avait valu un modeste magot, et immédiatement il s'était décidé à quitter Marseille pour venir à nouveau dans la Capitale, qui lui semblait l'Eden rêvé à tous les points de vue. Il y a à faire là-bas, répétait-il à chaque instant avec la conviction d'un monsieur qui a une ligne de conduit, bien tracée et qui sait où il va. Au fond, le pauvre, il n'en savait rien du tout, ses deux séjours très courts a Paris, avaient laissé une trace bien imprécise dans son imagination.

Qu'importe I Il éprouvait le besoin de monter vers le Nord. Il était persuadé qu'à Paris il ferait fortune... et moi aussi. — Je t'emmène, me dit-il, le soir où sa résolution fut définitivement prise, à deux on se débrouillera mieux".

Je n'avais point un sou vaillant, qu'est-ce que je risquais ? Et puis, une affection grandissante me liait à Robinet. Sous ses manières rudes et frustes se cachait un coeur d'or; j'avais en lui une confiance illimitée. L'un entraînant l'autre, nous partîmes donc, à l'aventure ? Oui à l'aventure. Il avait quelque argent, moi beaucoup d'illusions ; nous deux nous étions riches !

Nous étions riches C'est peut-être beau-coup dire. Comme nous ne savions point, en somme, le sort qui nous attendait, Robinet, comptable-caissier d'une association où il fournissait tous les subsides et à laquelle je n'apportais que ma bonne volonté, Robinet, ménageait nos ressources avec une attention de tous les instants. Ah ! il possédait — développé au plus haut point — le sens de l'économie Il avait une façon de connaître Paris qui lui était bien personnelle. J'avais un piètre guide avec moi, j'en eus vite acquis la certitude. Nous avions à peine mis le pied sur l pavé de la Capitale, que le malheureux, dérouté, perdu, cherchait désespérément mais en vain, à s'orienter. Il avait conservé précieusement, en homme méthodique et précautionneux, l'adresse d'un petit hôte de la rue Saint-Denis, où déjà il avait passé quelques nuits.

Comme il était incapable de se diriger seul, il résolut de prendre un fiacre pour se faire conduire chez le logeur en question. C'était le parti le plus sage à prendre si nous ne voulions pas errer jusqu'à la nuit sans chance aucune de pouvoir trouver notre chemin.

— Tu verras, me disait-il, dans le fiacre étroit ois nous étions serrés, c'est petit mais c'est très bien.

Je me rappelle, j'étais là, autrefois. Bien que j'eusse déjà pris contact avec des cités populeuses, Bordeaux, Marseille, Paris, dont j'apercevais derrière les vitres de notre voiture qui se glissait, cahotante et trébuchante, dans l'enchevêtrement de véhicules de toutes sortes, Paris m'effrayait. Jamais un être simple et inexpérimenté comme je l'étais ne pouvait, à mon sens tirer son épingle du jeu dans un pareil enfer !  Je m'étais abandonné jusqu'ici au caprice des événements; ma vie je ne l'avais point dirigée, je m'étais laissé conduire par elle; sa dernière fantaisie consistait à me jeter au milieu de cette tourmente sans fin qu'est la lutte pour la vie, dans le prestigieux décor de la ville la plus attirante qui suit au monde. Le fiacre s'arrêta.

— Nous y sommes, fit Robinet, qui comme moi, n'avait pas desserré les dents pendant toute la durée du trajet. Nous y étions en effet ! Heureusement, le sort voulut que nous n'y restions pas longtemps. Une unique chambre —la seule dans cet hôtel borgne, sombre, crasseux et suspect du rez-de-chaussée jusqu'à la dernière mansarde, — nous fut donnée contre un prix de location dont je veux taire ici la modicité. C'était un réduit grand comme un mouchoir de poche ; une clarté louche et sale l'éclairait comme à regret. L'humidité avait maculé de taches le pauvre papier à fleurettes qui en tapissait les murs ; l'air y entrait avec avarice par une fenêtre mal close s'ouvrant sur une courette obscure et empuantie. J'eus un serrement de cœur en pénétrant dans cet immonde taudis où croupissaient des relents de vice à bon marché et de misères insondables ! Sur une table en bois blanc, une cuvette ébréchée et un pot à eau sans anse ; à terre, jeté sur le carrelage un lambeau d'étoffe comme descente de lit. Les gonds de la serrure qui ne fonctionnait pas, qui sait depuis quand ? — criaient sous l'effort stérile de la clé impuissante à les faire fonctionner. C'était atroce de pauvreté crapuleuse !

— Ce ne doit pas être ici que j'étais venu, me fit observer Robinet. Puis comme il était philosophe, il ajouta elle n'est pas très belle la piaule, mais tant pis, après tout, quand on en aura assez, on caltera.

Nous caltâmes, quelques jours après, pour aller nicher sur la Butte ; mais si nous avions changé de gîte, nous avions décidé en même temps de rester fidèles au petit restaurant du quartier auquel nous avions donné notre clientèle. Hélas ! là encore, un déboire inattendu nous guettait. Je ne sais si c'était le changement d'air, le voyage, une heureuse disposition physique ou tout autre cause, mais depuis que nous étions arrivés à Paris, Robinet et moi avions une de ces fringales que rien n'arrivait à calmer. Malheureusement, si notre appêtit ne connaissait point de limite, nous étions obligés de plier ses exigences à celles de l'équilibre de noire budget. Nous en étions, quarante-huit heures après notre arrivée à deviser sur la cherté de la vie, en déambulant par les rues, lorsque Robinet s'arrêta soudain à quelques pas d'une boutique d'apparence assez minable. Çà c'est épatant hein ! fit il en s'approchant un peu plus. Tu vois. Je vis, en effet, collée sur la porte vitrée de la boutique une affiche dont le texte sobre mais alléchant ô combien ! semblait avoir été rédigé par une main amie qui aurait prévu notre détresse.

TOUR DE FORCE CULINAIRE !

Excellents déjeuners à 0 fr 90.

Dîners de choix à 0 fr.95, Pain à discrétion !!!

— Ça, conclut Robinet, c'est épatant. Une croûte sérieuse pour dix-huit sous ! C'est comme si on ferait la tambouille chez soi. Et le pain ? C'est le pain qui est épatant ! Au moins, on peut se les caller. On y va, tu parles.

C'était, au beau milieu de la rue de Clery, une de ces boutiques d'alimentation comme on en rencontre  dans les quartiers laborieux de Paris et où les petites mains d'alentour viennent à l'heure de midi prendre leur déjeuner. Des victuailles excitaient, à l'étalage, la convoitise du passant. Une crème au chocolat gélatineuse et figée s'étalait dans une énorme soupière de porcelaine blanche ; il y en avait tant, tant, que tout le quartier aurait pu s'alimenter de cette mixture pendant plusieurs repas ; des petits fours tristes, méthodiquement rangés dans le fond d'un compotier, voisinaient avec quelques pots de confiture — des pots de figuration sans doute — qui devaient être là d'un bout de l'année à l'autre tant ils semblaient vieillots, moisis et miséreux ; un saladier de marmelade de pommes, quelques mendiants rachitiques dans une hotte de carton, complétaient cette présentation des menus sacrés de la maison, au milieu desquels un chat, de pelage roux, dormait des heures entières le ventre au soleil.

Nous pénétrâmes chez ce traiteur qui, par la modicité de ses prix était la providence même.Ce n'était point trop mal. Des relents de cuisine douteux se mélangeaient un peu fâcheusement à l'air ambiant

Paul Pons

Illustrations de De Parys

article extrait de "La Vie au Grand Air" n°489 - 1 février 1908

 

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