André LEGIER de MONTFORT
Le 16 juillet 1743[1], Jean LEGIER, originaire de Brignoles en Provence, marchand papetier résidant depuis quinze ans environ à Châteauneuf-de-Gadagne, acheta, en concours avec madame Marie Anna Cappeau demeurant également à Chateauneuf de Gadagne, de François Hiacinte de Bassinet, docteur en droit, demeurant à Avignon, un moulin à farine et un bâtiment très ancien. Le tout était situé à Sorgues, en dehors des murailles (hors remparts), au quartier du Ronquet.
Jean Légier transmit ce bien à son fils André, né à Châteauneuf-de-Gadagne le 30 octobre 1736. Pour sa fabrique, ce dernier ambitionnait d’obtenir le titre honorifique de « manufacture royale ». Au début de l’année 1773, il adressa une requête au roi en ce sens. Il soutenait que l’existence de son établissement industriel remontait à l’année 1404 et que le produit fabriqué fut « porté au plus haut degré de perfection qu’il soit possible »[2]. Une enquête était ordonnée afin de vérifier les faits articulés. Elle fut diligentée par un nommé Martin, « roturier » avignonnais. Le 11 avril 1773, sa réponse fut claire : «M. Légier, Président trésorier de France au bureau des finances de Provence, fait valoir..dans le territoire de Pont-de-Sorgues une fabrique de papier très considérable… » Or « ..cette papeterie.. n’est supérieure aux autres. .papeteries… ny dans la qualité , ny dans la quantité…la qualité du papier n’est que de plus commun, c’est tout papier bleu ou de pliage… » Si la distinction était accordée, il serait à craindre que des plaintes s’élevassent des autres fabriques du Comtat. Cette demande fut rejetée.[3]
Sous l’ancien régime, André Légier avait bâti sa fortune dans le commerce. Il en avait tiré l’ambition d’appartenir à cette classe privilégiée : la noblesse. Ses contemporains le déclaraient souffrir de « noblimanie »[4].Il y parvint par l’achat d’une charge anoblissante : celle de conseiller du roi, président trésorier général de France. Il faut souligner que l’appartenance à des souverainetés différentes (Roi de France - Pape à Rome) n’empêchait pas l’existence de solidarités profondes entre les sujets du pape et les sujets du roi. Comtadins et Avignonnais se sentaient néanmoins provençaux par la langue comme par la culture. Il ne serait jamais venu à l’idée d’un habitant d’Aix ou d’Apt de considérer un Avignonnais à l’instar d’un Italien ou d’un Allemand. Du reste, au XVIe siècle, les rois de France avaient reconnu cette situation de fait en accordant aux habitants de la ville d’Avignon des privilèges dits de « régnicoles » qui leur permettaient de jouir, en France, des mêmes droits que leurs propres sujets.[5] Dans un acte reçu par maître Terras, notaire à Carpentras, le 8 juin 1784, il était nommé « conseiller du roi président trésorier général de France en la généralité de Provence, capitaine viguier[6] du château et de la baronnie du lieu du Pont de Sorgues pour notre Saint père le pape et le siège apostolique résidant audit Sorgues »[7]
Il était très riche, sa fortune reposait notamment sur : « À Sorgues, manufacture de papiers, moulins à farine, à huile et diverses habitations y attenantes ; une grange avec son tènement de terre et vignobles dont on ignore la quotité ; trois divers prés dans le même territoire ; une maison de campagne dite Malizay (sic), située municipalité de Joncquières et une partie de terre y attenante située commune de Violès, avec diverses rentes et pensions qui en dépendent ; une maison dans la ville de Carpentras, quartier de la Porte de Mazan, et deux petites y attenantes dans lesquelles sont trois locataires ; d’autres biens en Provence, provenance de sa femme et appartenant à ses enfants ; plus une créance de 40 000 livres sur la ville de Nyons, dont les arrérages lui sont dûs » [8].
Le château féodal de Malijay, à Jonquières, datait du XIIème siècle, c’était un fief de dignité auquel était attaché le titre de baron[9] .[10] En 1778, il s’en rendit propriétaire par l’achat qu’il en fit de Pietro Franceso, baron de Malijay et de Montfort, il en démolit les différentes parties jusqu'à ce qu'il ne reste sur pied que la tour avec sa chapelle. Avec les matériaux de la masse, il reconstruisit la demeure que l’on peut voir à l’heure actuelle en harmonie avec le goût du XVIIIe siècle : bel escalier double pente et vastes salons à boiseries.
En 1789, André Légier se signala parmi nos concitoyens par l’adoption des idées nouvelles. Il possédait la confiance des citoyens actifs lesquels, le 29 janvier 1792, l’élirent juge de paix par 60 voix contre 16 à son suivant. Selon la nouvelle législation, il était devenu un salarié de l’état. Le 8 juillet suivant, il était une nouvelle fois réélu juge de paix.
En 1790, à Sorgues, comme dans les autres communes du Comtat, s’opposaient les partisans de la réunion de cet état pontifical à la France et les papistes. Les défenseurs du maintien de cet état mettaient en avant un argument convaincant : « sauf exceptions très rares, jamais le Pape n’avait exigé aucun impôt dans ses états d’Outre Mont ». Le premier consul de Carpentras, Raphel, écrivait en juin 1790 que de rester soumis au pape aurait « l’avantage de jouir des bonnes lois françaises et, en conservant notre fidélité au Saint-Siège, nous aurons l’avantage de ne payer aucun impôt ». André Légier, malgré son mandat, résidait le plus souvent dans sa maison de Carpentras et devait avoir la même opinion.[11] L’opinion des patriotes sorguais était influencée par la ville d’Avignon qui, dès 1790, se considérait comme ayant définitivement rompu avec son ancienne appartenance aux états pontificaux et jugeait que toutes les lois françaises devaient s’appliquer immédiatement. Cela provoquait des rivalités politiques entre papistes et patriotes, c’est-à-dire partisans de la république ou de Robespierre. L’abbé Bonnel écrivait en 1888 qu’André Légier avait adhéré à la section patriotique.
Après la réunion du Comtat Venaissin à la France, le 14 septembre 1791, la municipalité fit désarmer tous les habitants qu’elle soupçonnait de n’être pas attachés à la constitution française. Cette décision mit en colère un bon nombre de nos concitoyens. Ils résolurent de reprendre leurs armes pour se défendre au besoin contre les patriotes. La municipalité, craignant de ne pouvoir résister, pria les Avignonnais de venir leur prêter main-forte. Le 18 septembre, entre les soldats de Jourdan, dit Coupe-Tête, soutenant la municipalité et le parti modéré, une rixe s’engagea au cours de laquelle un « patriote » fut tué et plusieurs autres blessés.
Le 10 juin 1792, il présida l’assemblée primaire dans l’église pour élire François Fusil, maire.
Le 11 juillet 1792, l'Assemblée Nationale, en prévision de l'entrée des Prussiens en Lorraine, déclara la patrie en danger, ce qui produisit dans toute la France une émotion intense. Le 10 août, le roi était détrôné et mis en prison.
Dans les territoires de l’ancien Comtat, un fort parti fédéraliste se développait, profitant du mécontentement qui résultait de la pénurie alimentaire, de la création d’impôts, et de l’intolérance d’un quarteron de « patriotes ». Les biens nationaux mis en vente étaient accaparés par des bandes de profiteurs, comme ce fut le cas du couvent des Célestins de Gentilly. Ces gens, en exploitant ces circonstances, s’agitaient pour faire regretter le temps jadis où le pape se montrait si bon prince[12] : ils se rangeaient sous la bannière du Pape ou de la royauté.
Les récoltes de blé de 1791 et de 1792 avaient été très au-dessous de la moyenne. En janvier et février 1793, la situation était devenue dramatique car le pain coûtait cher. En outre, les esprits étaient échauffés par la mise en place de nouveaux impôts qui, pour les autres français, remplaçaient avantageusement ceux qui existaient sous l’Ancien Régime mais représentaient une douloureuse innovation pour des gens qui n’avaient jamais été soumis à la fiscalité de l’État. Il fallait bien pourtant en passer par là puisque, même pour les dépenses locales, on ne pouvait plus avoir recours aux octrois et droits d’entrée que la Révolution avait abolis comme toutes les autres taxes indirectes.
La domination des « patriotes », regroupés dans la Société des Amis de la Constitution créée le 5 mai 1792, était de plus en plus mal supportée. Ils faisaient incarcérer les Sorguais qu’ils jugeaient avoir des opinions trop modérées. Nombre de nos concitoyens avaient à se plaindre de toutes sortes de vexations, les « patriotes » exigeaient d’eux des contributions exorbitantes. Une nuit, « ces patriotes » se portèrent en armes à la maison de plusieurs d’entre eux et, brutalement, ils les conduisirent à la maison commune où ils trouvèrent le fameux JOURDAN dit Coupe-Tête[13] . Il était escorté d’une nombreuse troupe qui exigea une contribution de trente-trois mille livres pour les indemniser des pertes qu’ils avaient subies, lors de leur incarcération, à la suite des massacres de la Glacière. Vainement, les opprimés objectèrent qu’ils n’étaient pas la cause de ces pertes, ils durent s’exécuter. André Légier, vraisemblablement à cette occasion, se fit rançonner de la somme de 15000 livres. Il en avait conservé un ressentiment tenace pour ce qu’il considérait comme une injustice à son encontre. Partout aux postes de commande étaient installés des amis et complices du fameux Jourdan,
Aussi, lorsque vint la nouvelle de Marseille qu’un mouvement de rejet se manifestait contre la domination de ces hommes de violence et de rapine, elle fut accueillie avec l’intérêt le plus vif.
En juillet 1793, quand les fédéralistes marseillais arrivèrent à Sorgues, ils furent accueillis par les souffre-douleur comme des sauveurs, le club populaire fut fermé. Les « patriotes » à leur tour se virent obligés de fuir ou de se cacher. André LEGIER accepta d’être député de l’assemblée électorale convoquée à Marseille pour le 10 juillet, il y fit l’éloge de la conduite des fédéralistes qui marchaient contre la convention nationale, il ajouta « qu’ils étaient entrés à coups de canons dans Avignon, et qu’il fallait se soumettre à la loi des vainqueurs ». Dans un moment où la république était attaquée de toutes parts, il affichait publiquement des opinions royalistes. Il fut arrêté à Carpentras dans la nuit du 1er au 2 septembre 1793 ; incarcéré à Avignon et transféré à Orange, il fut guillotiné le 11 messidor de l’an II (29 juin 1794). Sa fortune et sa noblesse ne furent pas la cause déterminante de sa mort ; l’accusation de fédéralisme, c’est-à-dire de royaliste, lui fut fatale.
Son fils, Jean Louis Marcellin Légier de Montfort, hérita de la fabrique du Ronquet, il fut un temps maire de Sorgues, il y est décédé le 2 juin 1830.
Longtemps, nos compatriotes ont appelé « usine Montfort » l’usine de pierres du levant, propriété Bédoin, en souvenir des anciens propriétaires.
Raymond CHABERT
Je remercie monsieur Michel LEGIER, demeurant à Saint-Laurent-de-la Salanque, descendant d’André Légier de Montfort, pour l’aide qu’il m’a apportée, ainsi que madame JEURY qui a découvert aux archives départementales des Bouches-du-Rhône les documents se rapportant à l’affaire ci-dessus et qui me les a obligeamment photocopiés.
[1] Archives départementales de Vaucluse 3 E 12 art 175
[2] Archives départementales des Bouches-du-Rhône C 3412
[3] Archives départementales des Bouches-du-Rhône C 3412
[4] Abbé S. BONNEL, vicaire à Orange, auteur de « Les 332 victimes de la commission populaire d’Orange en 1794 », éditeur ROUMANILLE, libraire – année 1888 -page 277-
[5] Histoire de Vaucluse - chapitre 1 rédigé par René Moulinas – EDITIONS A. BARTHELEMY, AVIGNON, année 1993, page 13.
[6] Juge qui, dans les provinces du midi, faisait les fonctions de prévôt. Dictionnaire du monde rural – Les mots du passé – Marcel LACHIVER – éditions Fayard, page 1693 – année 1997 -
[7] Archives départementales de Vaucluse ETUDE NOTARIALE DE CARPENTRAS 3 E 27, art 253, Terras, notaire. Page 184, acte du 8 juin 1784.
[8] Abbé S. BONNEL, vicaire à Orange, auteur de « Les 332 victimes de la commission populaire d’Orange en 1794», éditeur ROUMANILLE, libraire – année 1888 – page 286
[9] Dictionnaire Littré, année 1875
[10] Information donnée par le propriétaire actuel du domaine de Malijay à monsieur Michel Légier.
[11] Sorgues au temps de la Révolution - Maryse Bouix – chapitre « Les luttes entre aristocrates et patriotes à Sorgues », page 61, Année 1989.
[12] Histoire de Vaucluse – chapitre 1 – La naissance du département de Vaucluse 1789-1794, par René Moulinas, page 60 – éditions A. Barthélemy, Avignon 1993
[13] JOURDAN Matthieu Jouve (dit JOURDAN COUPE-TETE), révolutionnaire français né à Saint-Just en 1749 ; après avoir participé aux premières journées révolutionnaires à Paris en 1789, entra dans la garde nationale à Avignon et se signala dans la région de Vaucluse par les excès qu’il commit à l’époque de la Terreur (massacre de la Glacière à Avignon, les 16 & 17 octobre 1791). Il fut traduit devant le tribunal révolutionnaire, condamné à mort et guillotiné le 8 prairial (27 mai 1794).