Louis BOUSCARLE

Sa famille était originaire de Saint Pantaléon, près de Gordes, et lui-même naquit à Avignon, rue des Lices, le trente novembre mil huit cent soixante-treize. Il déclarait volontiers : «je suis comtadin ! »

 

Ses père et mère, Pierre-Luxembourg Bouscarle et Anne-Marie Pavier, ont été enterrés à Avignon dans le caveau de famille. Louis Bouscarle et sa conjointe née Alix Hygonet y furent également inhumés, son épouse était la quatorzième enfant de la fratrie.

Il était le quatrième de six enfants et il fit de brillantes études à l'École Supérieure de commerce et de tissage à Lyon et en sortit major en 1892. Ces deux écoles, qui étaient sises rue de la Charité à Lyon, avaient fusionné. Elles se séparèrent plus tard en deux entités.

Louis Bouscarle était d'une petite taille, lm.55. Il chaussait du 36 et il était doté d'une obésité de bon aloi. Doté d'une très forte personnalité, c'était un homme autoritaire, grand travailleur, exigeant pour lui-même et pour les autres, d'un tempérament anxieux qui le rendait peu démonstratif; il portait très haut la valeur travail, l'honnêteté, le respect de la parole donnée et il avait d'ailleurs coutume de dire « ma parole vaut un écrit ».

Son père Luxembourg BOUSCARLE mourut en 1905. Il était comptable dans une maison de garance (produit de teinture rouge), mais cette maison périclita lorsque la garance fut remplacée par des colorants chimiques. Il acheta alors à monsieur COLOMBE, une affaire de moulinage de soie à Jonquières (Vaucluse). Louis Bouscarle l'hérita avec son frère Paul (Maison BOUSCARLE Frères), mais ils se séparèrent par la suite, en raison de mésentente, et l'entreprise prit le nom de LOUIS BOUSCARLE.

Louis Bouscarle se maria au cours de l'année 1903 avec Alix (1884-1973), de cette union naquirent six enfants :

- Anne-Marie (1904-1985) épouse de Gilbert Santet, sorguais d'origine, établi à Lyon.

- Renée (1905-2001) épouse de Louis Reverchon demeurant à Lyon.

- Suzanne (1907-1999) épouse de Jean Combet demeurant à Villefranche-sur-Saône.

- Jean (1909-1968) époux de Juliette Roux, originaire de Tavel.

- Hélène (1916-2008) épouse de Jean Gautier demeurant en Avignon.

- Geneviève (dite Ginette) (1920-2005) épouse du docteur Pierre Arlaud demeurant à Sorgues, puis Avignon.

C'est dans le département de Vaucluse que ce patronyme est le plus répandu. Il est à rapprocher de la bouscarle petite fauvette vivant dans le sud de l'Europe.

Le domaine de Gentilly

C'est le 10 février 1913 que Louis Bouscarle acquit ce domaine industriel et résidentiel de Jules Maureau, frère d'Achille Maureau, sénateur de Vaucluse, et on peut encore voir sur le balcon de la maison un médaillon représentant un M entrelacé avec une initiale de prénom. Le moulinage était exploité par M.M. Roulet et Pila, locataires de la partie industrielle.

Le domaine de Gentilly, nom qui est l'évolution de la dénomination du lieu dit « Gentilliaco », autrefois nommé couvent des Célestins, il fut fondé sous le Pape Jean XXII (semble-t-il) établi à Avignon, par Gaêtan de Ceccano, évêque de Jérusalem dont il ne reste malheureusement plus grand-chose à l'exception de la cuisine avec son plafond à ogives, probablement la montée d'escalier à double révolution et enfin dans le hall d'entrée à droite un caveau contenant des squelettes de moines.

La légende voulait que des statues de saints, en or, aient été enterrées dans le jardin et Louis Bouscarle sur les indications d'un radiesthésiste fit entreprendre des fouilles, mais sans succès.

La superficie de la partie résidentielle était d'environ 17 000 m2 et la partie industrielle de 15 000 m2 l'ensemble était limité à l'est et au sud par le Chemin de la Coquille, au nord par la route d'Entraigues et à l'ouest par la voie du chemin de fer.

Le domaine était parcouru par le canal de Vaucluse dont on utilisait le courant comme force motrice et l'eau pour le traitement du fil de soie; elle servait aussi à l'irrigation d'un jardin potager situé le long du chemin de la Coquille comme pour l'arrosage des grands prés jouxtant la voie du chemin de fer. Ceux-ci étaient séparés des allées par une bordure d'une herbe drue et d'un vert très foncé à côté de laquelle courait un petit fossé dans lequel on faisait, à la demande, venir l'eau qui se répandait ensuite dans les prés ; en pleine chaleur de l'été, ils demeuraient d'un vert éclatant. En face de la porte d'entrée de la maison, une allée de plus de cent mètres bordée de buis taillés d'où sortaient des platanes majestueux qui ont dû malheureusement être abattus début 2005, car ils étaient atteints de la maladie du chancre coloré.

Deux jardiniers, messieurs Roure et Matheron entretenaient le jardin, le potager et les parties communes ainsi que des parcelles extérieures dites Le Ronquet et Ranchin ; ils occupaient des appartements de fonction dans la cour principale.

L'entrée principale de la partie résidentielle se trouvait route de Vedène avec, à proximité, une petite entrée piétonne et une maison de gardiens occupée par la famille Maestroni, avec six enfants, cinq filles et un fils comme la famille de Louis Bouscarle; à côté de leur maison un ensemble de trois garages au-dessus desquels il y avait des logements de fonction ; cet ensemble menaçant ruine a été démoli depuis peu.

Jouxtant les garages un chenil grillagé avait été transformé en porcherie au début de la guerre et les deux cochons appelés par dérision Adolf et Benito !

L'entrée principale de la partie industrielle était chemin de la Coquille et au milieu d'une immense cour s'élevait un superbe platane.

La maison LOUIS BOUSCARLE


Louis Bouscarle établit le centre de son activité industrielle, en raison de la proximité avec Avignon et la gare, à Gentilly en 1914. Il fit construire dans les années 20 l'immeuble de bureaux devenu, depuis la cession de l'ensemble du domaine en 1975, à la commune de Sorgues, les bureaux de la Sécurité sociale

À partir de l'entreprise d'origine, il développa très fortement son activité de moulinage et, en plus de Jonquières, il avait cinq ateliers de moulinage à Sorgues (Piotet, le Ronquet, le Portail, Gentilly, Floret), un à Courthézon, un à Piolenc, un à Nyons. Ils étaient tous situés sur des cours d'eau.

Il était moulinier, transformateur, marchand de soie naturelle.

Le moulinage est un ensemble d'opérations permettant l'emploi ultérieur du fil de soie grège. Dans un premier temps, le décreusage consiste à enlever à l'aide d'une solution savonneuse ce qui reste du grès, cette substance poisseuse sécrétée par le ver. Pour améliorer ses caractéristiques mécaniques et son aspect, le fil subit ensuite diverses opérations de torsion et d'assemblage qui s'effectuent sur des moulins munis de broches. Au gré de la demande, il est éventuellement teint. La maison Bouscarle disposait elle même de son atelier de teinture.

Le fil est ainsi rendu propre à son utilisation en tissage, en bonneterie ou pour des applications industrielles, tel le guipage pour l'isolation de conducteurs électriques.

Les établissements Bouscarle avaient en particulier fait de cette application une de leurs spécialités et livraient dans toute l'Europe, une qualité très appréciée à destination de l'industrie électrique et aéronautique.

Toutes ces opérations demandent en plus de la force motrice, de gros volumes d'eau, ce n'était pas fortuit si cette usine de Gentilly se trouvait au bord du canal de Vaucluse, dérivation de la Sorgue, qui en toutes saisons a le même débit.

On y voyait encore après la dernière guerre une grande roue à aubes. Celle-ci, animée au fil de l'eau, était pourvue de multiples renvois d'engrenages, de transmissions, de courroies de paliers dormants dans des niches, pour entraîner les métiers sur une carte postale datant de 1923, Madame Bouscarle, et ses enfants posent près de cette roue.

Le moulinage était une industrie très disséminée, en Ardèche en particulier, où l'abondance de l'eau, de la main-d'oeuvre, la présence de la sériciculture, et la proximité de Lyon avaient conduit à l'éclosion de nombreux ateliers de moulinage, souvent des gagne-petit, travaillant à façon pour des donneurs d'ordres.

Mais ce métier possédait aussi son "aristocratie", et la Maison Louis Bouscarle en faisait partie. Ce sont ceux qui sous l'appellation de marchands de soie, attachaient à leur fonction manufacturière celle de négoce de matière première, la soie grège, c'est-à-dire telle qu'elle est livrée par les dévideurs sis prés des lieux de production où sont élevés les vers à soie, les cocons étant ébouillantés pour tuer la chrysalide, et plusieurs fils étant réunis ensemble en flottes, au moyen d'une tavelle.

La soie est un produit noble, hautement spéculatif et en faire le commerce demande habileté, intuition, contacts lointains sûrs et grosse surface financière; on peut gagner beaucoup, mais aussi subir de graves déconvenues.

Le moulinier marchand de soie qu'était Louis Bouscarle recevait sa matière première en flottes, du Japon principalement, qui était la meilleure provenance.

Une partie de la main d'oeuvre était fournie par un pensionnat féminin intégré, d'une trentaine de jeunes filles, géré par des religieuses ; cette organisation très répandue dans les entreprises textiles de la région du Sud-Est a été considérée par la suite comme très contestable, socialement parlant, car ayant parfois conduit à des abus.

S'agissant de Gentilly, il était dirigé par deux religieuses sécularisées qui utilisaient des méthodes d'éducation et de discipline un peu sévères, mais largement adoucies par Madame Louis Bouscarle qui s'y investissait en vraie mère de famille, en particulier dans la formation éducative qui y était aussi dispensée ; ces jeunes filles lui en ont toujours été très reconnaissantes.

Le salaire constituait un pécule qui leur était versé à leur sortie et, pour certaines orphelines qui se mariaient Louis Bouscarle, faisant parfois office de père, les conduisait à la Mairie puis à l'église. Le pensionnat orphelinat a été fermé en 1923.

On ignore le nombre total des personnes employées dans l'entreprise; un document datant de 1940 fait état de 130 environ, mais on ne sait pas si cela concernait les divers ateliers de Sorgues ou si étaient inclus les autres moulinages ; en tout cas, le personnel employé était majoritairement féminin.

L'entreprise fonctionnait avec un ingénieur, directeur technique, qui occupait une maison située dans l'enceinte de l'usine et un encadrement de qualité (entre autres monsieur Toulouse), il y avait en outre des services généraux étoffés, dont une menuiserie et un atelier de mécanique avec tour, fraiseuse, forge, dirigé par Monsieur Ravet.

Un mécanicien-chauffeur, monsieur Brunier, entretenait le parc automobile constitué de deux ou trois véhicules utilitaires faisant la liaison entre les différents ateliers et des véhicules personnels de Louis Bouscarle, un des premiers titulaires de permis de conduire du Vaucluse (n° 326 décerné le 7 juillet 1904).

Pour la petite histoire, c'était l'époque où on achetait une automobile sous forme de châssis et moteur et on la faisait carrosser chez un spécialiste ; en l'occurrence, Louis Bouscarle s'adressait à Faurax et Chaussende à Lyon et comme il était petit, court sur jambes et un peu obèse cette carrosserie sur mesure s'accompagnait de plusieurs essayages.

Louis Bouscarle avait un sens très affirmé de l'organisation comme de la sécurité ; tous les bâtiments étaient identifiés par des plaques émaillées avec chiffres blancs sur fond bleu comme celles utilisées dans les rues pour les immeubles. Les portes étaient équipées de serrures Deny, à double panneton, inviolables, très difficiles à crocheter, complétées par tout un système complexe de clés passe-partout. En outre, Louis Bouscarle était un peu obsédé par la crainte de larcins, il faisait marquer de son nom ou de ses initiales beaucoup d'objets ou de produits consommables : les serpillières, les essuie-mains, les ampoules électriques, le savon et, même les timbres-poste qui recevaient une perforation centrale L.B.; c'était l'un de ses petits travers !

Louis Bouscarle avait une activité internationale qui s'étendait à l'Europe entière en raison de sa renommée; il avait un représentant commercial à Londres, un autre à Milan. Chaque matin, la Maison Bouscarle téléphonait à la Barclays Bank de Lyon pour savoir le cours des monnaies étrangères, et à la Condition des Soies à Lyon qui donnait les tendances du marché. Il achetait ses soies par l'intermédiaire de courtiers lyonnais, se montrait très difficile sur la qualité de ses approvisionnements ; sur la place de Lyon, il était appelé « le roi du tussah » En fait, le tussah est le nom d'un foulard tissé avec la soie sauvage produite par la larve d'un papillon de chêne, des Indes, l'anthérée (1) et par extension le nom de tussah a été donné à la soie elle-même.

La clientèle était à la fois l'industrie du textile de l'habillement et de la bonneterie et l'industrie électrique pour le guipage des fils.

La réputation de l'entreprise lui valut de nombreuses médailles : médaille d'argent lors de l'Exposition universelle de Paris en 1900 et médaille d'or à Avignon en 1907.

Louis Bouscarle entretenait des relations étroites avec le très important milieu soyeux lyonnais de l'époque et il fut amené à participer à la fondation, en 1929, de la SLT ( Société Lyonnaise de Textile) avec d'autres industriels dont Henri Lumière qui en fut le président, les Morel-Journel, de Lyon, les Thiriez de Lille. Il en était l'un des administrateurs très écoutés. Cette société avait comme activité la production de fil continu rayonne par le procédé viscose. Cette création avait pour but de s'affranchir de la tutelle et du monopole du groupe Gillet qui régnait en maître sur le textile artificiel. De différents sites industriels installés dans la région lyonnaise subsistent encore l'usine de Saint-Maurice de Beynost dans l'Ain qui après des fortunes diverses est exploitée aujourd'hui par le groupe japonais Toray et témoigne d'une belle réussite dans la fabrication de films polyester et polypropylène à destination de l'emballage.

Au plan juridique, la Maison Bouscarle était une entreprise en nom personnel, c'est-à-dire qu'elle engageait tous les biens de Louis Bouscarle, mais elle jouissait, grâce à une très saine gestion, d'une santé financière remarquable, ceci permettait à l'entreprise d'être son propre assureur. Louis Bouscarle n'a jamais souscrit de contrat auprès de compagnies d'assurance ; il n'a jamais eu à déplorer de gros sinistres, les risques se trouvant limités par la dispersion des lieux d'activité.

Le service commercial local était assuré par un personnel compétent et comme il avait très confiance dans la probité et la formation commerciale des Suisses, il y avait toujours une ou deux personnes de cette nationalité dans l'entreprise. À Jonquières, une jeune fille suisse était chargée de la correspondance étrangère.

À Sorgues, deux collaborateurs proches ont successivement été maires : il s'agissait de MM. Canonge (maire de 1944 à 1947) et de monsieur Ravier (1947 à 1953).

Il mettait à leur disposition du matériel moderne et, bien avant 1913, il disposait d'une ligne téléphonique.

La vie quotidienne

Renée, seconde fille de Louis Bouscarle, née en 1905, avait consigné dans un cahier ses souvenirs d'enfance qui, après sa mort, ont été rassemblés dans un livre édité pour la famille Bouscarle sous le nom de « Mémoires d'un autre siècle» et dont voici quelques extraits :

Mon père parlait peu de ses affaires, mais quand il était soucieux, on le voyait sur son visage. Il disait que dans son métier qui était spéculatif à cause de ce cours de la soie (matière noble et riche qui fluctuait pour des raisons météorologiques ou autres), on risquait de se trouver ruiné du jour au lendemain et qu'il pouvait finir fou ou à l'hospice. Cette menace était terrifiante pour nous, et il était facile de faire la comparaison avec le père du "Petit Chose", qui lui, probablement couvert de dettes, avait dû fermer les portes, laisser son entreprise, et la grande cour ombragée de platanes, comme à Jonquières. Dieu merci, cela ne nous est jamais arrivé !

Mon Père a eu des années fastes dont il n'a jamais parlé, mais qui nous auraient permis un peu plus de luxe, le seul étant celui d'une maison bien servie en personnel : cuisinière, femme de chambre, bonne d'enfants.

Vu de chez nous, il y avait une grande activité dans cette petite agglomération, la famille Bouscarle, avec tout son personnel qui vivait autour, dans des maisons de fonction et toute une colonie italienne, un personnel féminin pour le moulinage, qui logeait dans de grands dortoirs. Ceux-ci occupaient le premier étage d'un long bâtiment.

Au rez-de-chaussée de ce même bâtiment, un réfectoire avec tables et bancs et un côté cuisine avec un immense fourneau. Une femme était préposée à la cuisine, surveillant les petits pots émaillés, appelés poupins, des femmes du voisinage qui venaient pour la journée. D'autres femmes étaient rassemblées le lundi matin par la voiture à cheval et venaient travailler la semaine. Elles étaient logées et nourries à l'usine.

Voici ce qu'écrit Émile Tromel, en provençal dans un ouvrage " Sus lou camin di Seguret " ( sur le chemin de Séguret )

Au début du XXe siècle , l'usine " La Grand Fabrico " devint la propriété de Louis Bouscarle, frère de Paul qui ne pratiqua plus que le moulinage de la soie.

En ce temps-là, une centaine d'ouvriers et d'ouvrières étaient employés dans l'usine . Ainsi, Louis Bouscarle faisait venir de jeunes italiennes louées à l'année à la Grande- Fabrique, mais toutes ne retourneront pas chez elles en Toscane, plus d'une trouvant l'âme- soeur pour le bonheur de quelques Jonquiérois.

Cela n'empêchait pas de fournir du travail à domicile pour une cinquantaine de mères de famille du village.

Le moulinage de soie était donc très important pour le village et on peut dire que , quand en 1958 la fabrique cessa son activité , ce fut une grande perte pour l'économie de Jonquières.

Dans un autre ouvrage " Aprendissage de la vido ", Paul Ruat écrit à propos d'une fabrique, sans la citer:

Un jour, je me présentai au patron de l'une de ces fabriques et on me trouva juste bon pour nouer les fils de tavelles, premier travail du dévidage des écheveaux qui venaient de Chine ou de Syrie. Là, on me confia une place de vingt tavelles et quand elles tournaient toutes j'avais le droit de m'asseoir un instant. Parlez-moi d'un tel travail, pas pénible et même agréable, surtout quand il y a trente ou quarante ouvrières dans une salle et que tout cela parle, rit ou chante tout en travaillant. En ce temps-là, les journées étaient payées 20 ou 22 sous pour douze heures de travail. Bien que l'on gagnât peu, cela faisait tous les mois des poignées de louis d'or dans le pays et un peu de richesses dans les ménages. Hiver-été, les journées commençaient à 5 heures du matin pour se terminer à 7 heures du soir, avec une pause à 9 heures et une autre à 12 heures pour goûter Ce n'étaient pas des journées pour rire, surtout qu'il y avait une horloge faite exprès qui marquait 55 minutes toutes les heures, et qu'on remontait tous les soirs. Souvent, l'hiver quand il gelait il fallait sortir du lit à nuit noire, aller se geler les pieds et les doigts pour gagner 2 ou 3 liards de l'heure... Mais, bref c'était la coutume, et personne ne se plaignait de son sort.

Il y avait au-dessus de l'atelier de moulinage une grande salle appelée salle d'émouchetage. Là, des femmes assises avec un tablier et des ciseaux accrochés à la taille par une ficelle examinaient les flottes de soie naturelle (écheveaux).

Ces flottes de soie étaient enfilées devant elles sur un "pantinoir " c'est-à-dire un manche de bois bien lisse, terminé par un renflement, et fiché à l'horizontale dans le mur. Elles passaient leurs deux mains à l'intérieur des écheveaux ainsi suspendus en tirant d'un coup sec, puis ouvraient dans le sens de la largeur pour voir les défauts possibles.

Nous étions très étonnées de voir les Italiennes assemblées pour le repas, le plat au milieu de chaque table, dans lequel chacune trempait son pain.

Nous trouvions cela vulgaire, avant que la mode soit à la fondue savoyarde ou bourguignonne.

Notre mère choisissait son personnel de maison, cuisinières et femmes de chambre, parmi ces Italiennes, seule la nourrice venait " d'importation directe", pour cet emploi bien spécial. Ces Italiens étaient de très braves gens dévoués et honnêtes. Jamais rien ne pouvait leur être reproché. J'ai retrouvé dans le film "l'arbre au sabot" cette mentalité de gens soumis ayant le sens du service et du travail bien fait.

Elles riaient et parlaient très fort. J'ai souvent entendu parler du tremblement de terre qui a secoué notre région en 1909, je crois.

On nous avait transportées tout endormies sur nos matelas, dans un bâtiment neuf, c'est pourquoi je ne m'en souviens pas davantage si ce n'est de la panique de ces jeunes Italiennes qui criaient : " 0 Mamma mia ! " expression courante pour elles.

Dans la grande cour de la fabrique, des platanes offraient leur ombrage à des bancs de pierre où venaient s'asseoir les Italiennes, nos domestiques y rencontrant leurs compatriotes.

De temps en temps arrivaient un montreur d'ours ambulant ou un petit colporteur vendant de la bimbeloterie, tous ces petits objets accrochés par des ficelles autour de sa petite voiture à main.

Cela tintinnabulait d'une façon sympathique. Le planteur de Caïffa, venait aussi avec son petit coffre ambulant qui sentait si bon le café parfumé, quand il s'ouvrait.

Chaque année, pour la Saint Jean, on faisait un énorme feu de joie, dans la cour, car on avait gardé comme combustible tout ce qui avait été taillé au cours de l'année dans la cour et le jardin, ce qui faisait un énorme tas.

Les Italiennes s'habillaient avec de vieux vêtements d'homme, conservés à cet effet. Dès la tombée de la nuit, on allumait ce feu qu'on entretenait toute la soirée et ces femmes italiennes sautaient le feu ; nous, la famille, étions assis sur les fauteuils de rotin, pour assister au spectacle. Pendant les vacances, on nous permettait, parfois, d'aller travailler à la fabrique; une bonne ouvrière, à nos côtés, nous surveillait du coin de après nous avoir appris à nouer la soie.

La voix bourrue du contremaître (Monsieur LEBLANC) se faisait entendre en dominant le tohu-bohu et le bruit des moulins.

L'odeur de la soie naturelle, les chants des ouvrières, le petit oratoire à la vierge décoré de fleurs en papier de couleurs, mais surtout la petite enveloppe de la paie, tout cela constituait pour nous une atmosphère particulière.

Le sac ou la pochette en papier n'existant pas, on mettait les pièces de monnaie dans un papier bulle assez raide qu'on pliait sous forme d'un tube aplati, on rentrait les deux extrémités l'une dans l'autre et on inscrivait le nom du destinataire, les heures et le total payé; c'était tout ! 

(fin du témoignage) 

L'affaire des stocks en 1940

Le 21 octobre 1940 à la une du quotidien lyonnais, LE SOIR DE LYON et en caractères plus gros que celui de l'article voisin consacré aux bombardements de Londres, parut l'information suivante :

Un gros industriel

Des environs d'Avignon

Avait stocké :

250 000 kilos de charbon

3800 litres d'essence

3500 kilos de savon

25000 kilos de soie naturelle

Ce spéculateur est arrêté et son stock saisi.

Ce gros titre était suivi d'un long article de presse et d'autres parurent simultanément dans Le Progrès de Lyon et d'autres journaux méridionaux.

Il s'agissait de Louis Bouscarle, accusé par la rumeur publique, et dés le 22 octobre il demanda au Soir de Lyon, qui s'en acquitta, d'apporter les rectifications et démentis qui s'imposaient, par un article de presse devant paraître à la même place et dans les mêmes caractères.

En fait, les 250 000 kilos de charbon n'étaient que 200 000 destinés à l'alimentation de chaudières industrielles et appareils de chauffage requérant 1300 kilos/jour le stock ayant été constitué sur incitation de la Chambre de commerce d'Avignon.

Les 3800 litres d'essence en réalité 3000 litres étaient destinés aux cinq véhicules assurant les liaisons entre les différentes usines.

Les 3500 kilos de savon, impropres à tout usage ménager, étaient destinés au décreusage ou au mouillage des soies.

Enfin le stock de 25000 kilos de soie était inférieur de 25 % à celui de l'année précédente.

Ces justifications ayant été fournies à la Justice, la bonne foi de Louis Bouscarle reconnue, il ne fut pas arrêté, d'autant que ces stocks avaient fait l'objet de déclaration, mais cette affaire avait suscité une certaine émotion tant à Sorgues que dans le milieu du textile, en particulier lyonnais . Cependant, celui-ci engagea auprès du Tribunal correctionnel d'Avignon une action pénale en diffamation contre certains journaux du midi qui s'étaient emparés de l'affaire en la déformant.

L'affaire fut plaidée en novembre ou décembre dans un prétoire plein de spectateurs attirés à la fois par le retentissement qu'avait eu cette affaire, mais aussi par la qualité de l'avocat, Maître Henri Andriot, du barreau de Lyon, dont la notoriété avait franchi depuis longtemps les limites de la capitale des Gaules..

En définitive, Louis Bouscarle fut lavé de toute culpabilité et obtint de ses adversaires la parution de textes rectificatifs dans leurs journaux respectifs ainsi que des dommages et intérêts. Ainsi s'achevait une pénible affaire par laquelle Louis Bouscarle se trouva longtemps blessé dans son honneur et qui avait failli porter atteinte à la solide réputation qu'il avait toujours eue dans son entourage professionnel.

Le décès de Louis Bouscarle

Il est mort le 2 septembre 1941, n'ayant pas encore 68 ans, laissant son entreprise à ses six enfants dont Jean qui avait pris ses fonctions à ses côtés quelques années auparavant.

Il convenait de changer le statut d'entreprise en nom personnel en une autre forme juridique et c'est celle de société en commandite qui fut choisie. Jean Bouscarle (diplômé de l'École de tissage de Lyon) nommé gérant assuma la direction et le fonctionnement de l'entreprise jusqu'à sa mort le let juin 1968.

La période de la guerre fut très difficile en raison de la rareté des matières premières provenant toutes de pays étrangers et lointains et du rationnement en tous genres subi par les entreprises.

Quand la guerre fut terminée, la pénurie perdura, mais surtout les conditions du marché changèrent radicalement. Au niveau des débouchés, la Haute Couture principale cliente de la soierie haut de gamme entama un déclin irrémédiable. Au niveau des matières, les fils continus synthétiques apportèrent une véritable révolution. Beaucoup de mouliniers se convertirent à la texturation du nylon et du polyester. Ce ne fut pas le cas de Bouscarle qui fit le choix de rester dans la niche des fils de soie à usage technique. Mais bientôt, les plastiques se substituèrent à la soie dans ces applications. Quant à la texturation des fils synthétiques, elle donna un ballon d'oxygène à l'industrie du moulinage avant d'être elle-même intégrée directement par les fabricants de fil tel Rhône Poulenc textile en France. Le dernier acte de ces bouleversements a été la quasi-disparition de toute la filière textile au profit des pays émergents !

Cette profonde évolution du paysage textile était déjà fortement engagée au décès de Jean Bouscarle en1968 et en l'absence de quelqu'un ayant vocation et capacité à reprendre la conduite de l'entreprise celle-ci fut arrêtée et liquidée. La disparition d'une activité qui serait de toute façon intervenue tôt ou tard. 

Le parking Louis Bouscarle 

En 2003, la municipalité décida la construction d'un parking à l'angle du chemin de la Coquille et de la route de Vedène, sur l'ancienne propriété rassis et le 6 octobre 2003, Monsieur Alain Milon l'inaugura, lui donnant avec l'accord de la municipalité le nom de Parking Louis Bouscarle, en présence des deux derniers enfants de Louis Bouscarle, Hélène Gautier et Geneviève Arlaud, il rendit un hommage émouvant à Louis Bouscarle en concluant son discours par ces paroles : « Nous nous devions de rappeler à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire locale qu'ici, autrefois, s'érigeait une entreprise prospère ; c'est un moment où l'histoire individuelle d'un homme, d'une famille se confond avec l'histoire collective et économique d'une ville»

Ainsi s'achevait l'histoire d'une belle aventure industrielle au cours de laquelle Louis Bouscarle a développé son entreprise avec intelligence, courage et détermination, la portant à un niveau technique et commercial de réputation unanimement reconnu en ayant su, aussi, s'entourer d'une équipe de collaborateurs dévoués et compétents.

Pierre REVERCHON 

Extrait de la 24ème édition des Etudes Sorguaises "Sorgues, gens oubliés, lieux disparus" 2013

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1- Sorte de foulard que l'on fabrique dans l'Inde avec une soie fournie par le ver à soie sauvage , larve d'un papillon du chêne, l'anthérée puis avec des bourres.