Après avoir fait ses débuts de lutteur dans un village voisin de Sorgues, son pays natal, dans un tournoi où il se classa second, Paul Pons a pris part au concours de Jonguières, où, en plus d'épreuves de luttes, des exercices de poids étaient imposés aux concurrents. Notre héros réussit à être vainqueur. Il y fait la connaissance de deux spectateurs, les célèbres athlètes Bernard père et Pietro Dalmasso, qui cherchent à l'embaucher comme lutteur. Il résiste et rentre à Sorgues, retrouver son père et sa mère avec les 15 francs, prix du Tournoi.


Afin de ne pas aviver ses craintes je lui cachai une partie de la vérité; j'évitai de lui dire quelles propositions ils m'avaient faites de partir avec eux.

« Oh ! rien, dis-je sur un ton qui voulait être indifférent. Ce sont deux hommes qui s'intéressaient au concours parce que, d'après ce qu'ils m'ont dit, ils sont lutteurs de leur métier. Alors ils m'ont déclaré que j avais bien lutté, et comme il pleuvait, ils m'ont fait entrer à l'auberge avec eux pour m'abriter. »

Ma mère se contenta de cette explication; du moins, eut-elle l'air de s'en contenter, car elle n'insista point ; mais je lus sur sa physionomie qu'elle n'était pas complètement dupe de mon mensonge et pensait à part elle : "Il y a quelque chose de louche là-dessous, le "grand" ne me dit pas toute la vérité. »

Il était tard, nous allâmes nous reposer.

Ma mère paraissait encore soucieuse le lendemain matin, lorsque je l'embrassai avant de me rendre à la forge. Moi, j'avais passé les premières heures de la nuit sans pouvoir fermer l'oeil. Bien que je voulusse éloigner de ma pensée — comme irréalisable à mon sens — la proposition du père Bernard et de son camarade, elle revenait sans cesse à mon esprit. La fatigue l'avait finalement emporté, le sommeil m'avait délivré de cette obsession." Lorsque j'arrivai à la forge, la porte en était close. Le vieux forgeron n'ouvrait plus son huis de bonne heure. Du temps que les affaires marchaient bien, on frappait sur l'enclume dès la pointe du jour. Il en allait autrement maintenant. Sorgues se développait pourtant avec les moyens de communication qui la reliait aux localités environnantes plus importantes; le village devenait un gros bourg, en attendant d'être la petite ville d'aujourd'hui. La forge n'en profitait pas ; elle avait fait son temps, on allait à la ville porter l'ouvrage.

Je m'assis devant la porte, dans l'attente du patron, hanté à nouveau par ma rencontre de la veille. J'en étais là de mes rêveries lorsqu'il arriva.

Eh bien, grand Paul, il parait que tu as bien travaillé hier ? Tu n'en auras pas tant à faire ce tantôt ! Ecoute, je vais te le dire à toi seul, si cela continue à aller comme à présent, je serai forcé de fermer dans huit jours. Ne le dis à personne, mais si tu trouves à t'employer ailleurs, n'hésite pas, car vois-tu, j'attends encore, mais je n'ai pas d'illusions, c'est bien fini. C'est la dernière pelletée de charbon que nous jetterons tout à l'heure dans le brasier.

Je me mis à la besogne, sans entrain, l'esprit distrait. Pour ce qu'il y avait à faire, le peu de courage que je possédais était bien suffisant. Le surlendemain, comme je me dirigeais vers la maison, l'heure du déjeuner m'y appelant, je vis au loin, à l'angle d'une  petite ruelle, abrités dans l'ombre projetée d'une maison qui dominait toutes les autres, deux silhouettes, que je reconnus immédiatement pour être celles des deux hommes avec qui j'avais bu le dimanche précédent à Jonquières.

Je ne cherchai point, dans ma surprise première, quelles raisons les amenait Sorgues, ce qu'ils y venaient faire, mais de leur présence inattendue, j'éprouvai je ne sais quel sentiment de crainte et de satisfaction mélangées dont je ne pus me défendre.

J'avais envie, pour les éviter, de rebrousser chemin ; mais ils devaient déjà m'avoir vu, et m'échapper par une rue adjacente ne m'aurait servi de rien, car il m'eussent vivement rattrapé. Et puis, ils m'attiraient. S'ils venaient à Sorgues où ils ne connaissaient personne, ce ne pouvait être que pour moi. En quelques secondes, toute la scène du cabaret revint à mon esprit.

Je continuai mon chemin, j'allai droit à eux. Quelques pas à peine nous séparaient, lorsque le plus vieux des deux, le père Bernard, s'avança et me tendit la main. Puis désignant son compagnon qui s'approchait à son tour il me dit :

« Eh bien, tu ne nous attendais pas hein ; je parie que tu nous as même oubliés depuis dimanche dernier.*

J'objectai que non ; et, comme je m'inquiétais du motif de leur présence à Sorgues, le père Bernard de répondre :

" Nous sommes en Avignon jusqu'à demain. Nous n'avons rien à y faire aujourd'hui, alors nous sommes venus ici tout en nous promenant, et aussi dans l'espoir de te serrer la main. Tu travailles cet après-midi "

— Oui, je vais à la forge. Il n'y a pas pour vingt sous d'ouvrage, mais j'y vais quand même.

— Tu n'as pas encore déjeuné, demanda Pietro.

— Non, j'y vais, et de suite, car ma mère doit m'attendre depuis un moment.

— Eh bien, va vite, et lorsque tu auras fini, avant de retourner chez le forgeron, viens trinquer avec nous à l'estaminet de la Mairie où nous l'attendons. »

Je mis très peu de temps à déjeuner.

"Tu es donc bien pressé aujourd'hui" me fit ma mère, surprise par ma préoccupation inaccoutumée.

— J'ai à terminer une pièce que l'on vient chercher à une heure et demie, il faut que je fasse vite si je veux qu'elle soit prête en temps voulu. »

J'avais à peine fermé la porte derrière moi, en quittant la maison, que je l'entendis s'ouvrir à nouveau. C'était ma mère qui sortait également. Elle avait, hâtivement, jeté sur sa tête un large chapeau de paille qui n'avait plus ni forme ni couleur, tant les intempéries l'avaient fatigué, un tablier de bure grossière qu'elle portait au logis était encore noué à sa taille. La pauvre n'avait point pris la peine de l'enlever, dans sa précipitation de filer derrière moi pour savoir où j'allais, car elle ne croyait pas un traître mot de ce que je lui avais dit.

— Tiens, tu sors, maman, lui demandais-je ?"

— Oui, je vais chez la mère Madrassu ; elle habite derrière la forge, nous pouvons faire route ensemble."

J'étais pincé. Il n'y avait qu'un parti à prendre : jouer la comédie jusqu'au bout. Je fis donc semblant d'être tout heureux de la coincidence qui faisait habiter la mère Madrassu à deux pas de la forge, et, prenant affectueusement maman par le bras, je cheminai avec elle jusqu'à la porte du forgeron.

Le sang-froid avec lequel je dissimulai mes intentions rassura complètement la brave femme. Une fois dans la forge, j'épiai ses mouvements. Elle ne prit pas, ma brave mère, la peine de cacher son mensonge. Dès que je fus rentré, elle fit demi-tour et s'en retourna tout simplement par le chemin que nous avions pris, jusqu'à la maison. Elle s'en allait, confiante et naïve, toute rassurée. Je la laissai s'éloigner un peu, puis quand j'eus bien acquis la certitude qu'elle ne reviendrait pas sur ses pas, je quittai la forge et ne fis qu'un bond vers l'estaminet.

Bernard et Pietro finissaient un repas sommaire que le tenancier du petit café leur avait préparé tant bien que mal. J'avais à peine pris place à côté d'eux, que le père Bernard m'entreprit comme il l'avait fait trois jours auparavant.

— Tu as tort de t'entêter, répétait-il, tu as tort. Il n'y a plus rien à faire pour toi ici. Tu prétends aimer la lutte ? Fais-toi donc carrément lutteur ; tu ne seras pas marié avec la baraque pour cela. »

J'excipai de mon ignorance du métier, de la crainte où j'étais de n'y point réussir, et à l'appui de mes dires je citai l'opinion du roulier que j'avais rencontré dans une auberge de la route et qui faisait si peu de cas de ma valeur.

— Boniments, boniments tout cela », répliqua le père Bernard que mon indécision impatientait. "C'est bien simple, demain, nous filons sur Bordeaux, tu viens nous rejoindre à Avignon avant midi nous t'emmenons. Si le coeur t'en dit à onze heure au café de la Place"

— Non ! cela me sera impossible, plus j'y réfléchis, plus je m'en rends compte. Quitter ma mère, du jour au- lendemain, sans l'avoir préparée à une séparation qui la consternera! Il n'y faut point songer.

— A ta guise. Il faudra bien qu'un jour ou l'autre tu quittes Sorgues. C'est reculer pour mieux sauter, voilà tout.

Nous nous serrâmes la main sur le seuil du cabaret ; ils s'éloignèrent nonchalamment et je les perdis de vue.

Je quittai la forge de bonne heure. Pour ce que j'y avais fait, j'aurais aussi bien pu me dispenser d'y aller. J'avais hâte de rentrer chez moi. Tout le jour, un tas de projets s'étaient bousculés dans ma tête ; tous n'avaient qu'un but : le moyen de catéchiser ma mère de telle sorte que mon départ — car j'étais cette fois bien décidé à partir — lui parût une chose acceptable et qu'elle puisse s'y résoudre sans trop s'abîmer dans la douleur.

— Comme tu reviens tôt aujourd'hui, Paul, dit-elle, toute surprise en me voyant."

— C'est vrai, mais je n'ai rien à faire à la forge ; je n'ai aucune raison pour y rester »

Je tournai dans la pièce où nous nous trouvions, allant d'un coin à l'autre — ce qui n'était pas long — ne sachant pas si j'allais immédiatement dévoiler mes intentions à ma mère ou attendre que le père fût revenu. Je pensai qu'il valait mieux ne point attendre. Oui, mais comment aborder le sujet ? Dire brutalement : "Je pars parce qu'une vie nouvelle m'est offerte qui me séduit par l'avenir plus large qu'elle semble m'ouvrir ?  Exciper de la fermeture imminente de la forge, m'impliquant l'obligation de quitter Sorgues pour aller exercer mon métier au loin, là où l'on pourrait offrir de l'ouvrage à mon activité ? Et encore cette dernière hypothèse comportait-elle des aléas très grands. Chercher de l'ouvrage, où ? En courant d'une ville à l'autre avec, à peine, quelques sous en poche qui eussent constitué tout mon avoir pour subsister jusqu'au moment où j'aurais enfin trouvé à me caser ?

 

Je n'avais point — pour me sortir d'une situation qui demandait autant de doigté — le caractère assez souple ni l'âme assez subtile. J'aurais voulu préparer ma mère à la conclusion qui l'attendait, par des moyens détournés et habiles. Je ne savais point comment m'y prendre et je fus vite persuadé qu'il me fallait renoncer à cette manière de procéder pour laquelle il me manquait le tour d'esprit nécessaire. Je choisis un moyen terme une demi-brutalité jointe à une demi-adresse, et je rassemblai toute mon énergie.

Comme maman s'approchait du petit poêle blotti dans un coin de la pièce, pour voir comment mijotait notre soupe du soir, je l'arrêtai d'un geste et l'invitant à s'asseoir car je prévoyais que la discussion serait longue — je me décidai :

— Je ne crois pas, ma mère, que je retournerai à la forge demain. La maison périclite chaque jour, au point d'en être aujourd'hui réduite à rien. Le forgeron me l'avouait hier encore ; il n'était pas nécessaire qu'il me le dise, je m'en étals aperçu. Ce que je ne supposais pas,- c'est une chute si prochaine ; or, elle est imminente, dans quelques jours — demain peut-être, qui sait ? — la maison sera close, faute de travail pour la faire vivre.

— Ton père le sait ? » interrompit ma mère.

— Non, je ne lui ai point dit pas plus qu'à toi, afin que vous ne vous tourmentiez pas. Mais maintenant le fait est accompli, ou s'il ne l'est pas, c'est comme s'il l'était. Je n'ai plus à vous le dissimuler. Que vais-je faire désormais ?... »

Je pris un temps, puis j'abordai le côté brûlant de la question.

— Il faut que dès demain j'aille chercher du travail ailleurs, fût-ce loin de Sorgues. - Oh ! je re... »

Ma mère ne me laissa pas achever : "Loin d'ici, non, non, Paul, non, tu peux te louer dans une ferme voisine, j'en sais proches d'ici où tu te caseras immédiatement.

Ma mère n'eut pas la force de répondre à cet argument que je lui opposais. Elle restait là, écrasée, affalée, sur le petit tabouret où elle s'était assise. La tête penchée sur la poitrine, immobile, momifiée. Elle fixait, sans les voir, d'un regard d'hébétude, les carreaux lézardés par l'usure sur lesquels je faisais résonner mes gros souliers ferrés. Je ne pouvais tenir en place. J'adorais ma mère ; je souffrais autant qu'elle de la torture mentale qu'elle endurait.

Pauvre chère maman ! Elle demeurait là, sans faire l'ombre d'un mouvement, plongée dans un état de prostration qui faisait d'elle une créature inerte, d'où semblait s'être échappée toute faculté de penser. Je l'avais déjà vue triste, soucieuse, mais jamais aussi profondément abattue.

Nous restâmes deux minutes — un siècle de tourmente et d'angoisse — sans échanger un mot. Oh ! ces deux minutes de silence mortel ! comme elles me glacèrent le coeur, comme elles me firent mal ! J'avais cessé de parcourir de long en large l'étroite pièce qui servait de pauvre décor à cette scène pénible. Je m'accoudai un instant contre notre table même, où pendant tant d'années, je m'étais assis quand l'heure des repas nous réunissait. Je n'osais ouvrir la bouche, risquer un mot pour tirer ma mère de sa torpeur. Un mouvement, bien faible, bien las, m'indiqua qu'elle revenait enfin à la réalité des choses.

A suivre...

Paul Pons
Illustrations de De Parys

article extrait de "La Vie au Grand Air" n°483 - 21 décembre 1907

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