Dans la première partie de ses mémoires, Paul Pons a raconté son enfance et ses années de prime jeunesse. Maintenant le voilà entré dans la carrière athlétique. Après avoir longuement supplié ses parents de le laisser partir, il a obtenu le consentement d'aller chercher fortune avec les deux fameux athlètes Bernard et Piétro Dalmasso. De Sorgues, il s'est rendu à Bordeaux et il est engagé dans la baraque de Mange-Matin, patron d'arènes de foire. C'est là qu'il va faire en public ses début de lutteur professionnel.


Je n'en pus saisir, tout à la fin, que cette réflexion : "Tu crois ?" émise par mon futur directeur ; elle ne m'édifiait pas le moindrement sur la nature de leur entretien secret.

— Tu dois avoir une dent terrible, me dit Mange-Matin, mets-toi là, entre Bénèze et Fénelon, et mange. "

Je m'assis à la place qu'il me désignait. Si mes voisins de table étaient dessalés, moi, je ne l'étais point. Je répondais par monosyllabes : "Oui", "non", quelquefois par un simple mouvement de tête, aux questions qu'ils me posaient. Ah ! j'avais besoin d'être affranchi.

Et puis, une réaction physique me travaillait, mes nerfs surexcités après les émotions que j'avais traversées en quarante-huit heures se détendaient; la lassitude d'un voyage éreintant m'abattait. J'éprouvais un grand besoin de prendre du repos, mais je n'osais le dire. J'étais gêné dans ce milieu que je ne connaissais pas et auquel le père Bernard, avec qui j'avais davantage mon franc parler, m'avait confié.

Le déjeuner s'acheva. Lorsque Mange-Matin eut fini d'attraper, avec le bout de sa langue, les derniers grains de sucre cristallisés au fond de son verre de café, il se leva de table. —

- Veux-tu, me dit-il, venir de suite faire un tour à la cambuse. Il parait que tu es bon aux poids ? On va voir un peu comment tu y fais. " Je le suivis escorté d'un petit homme sec et tout en muscles qui répondait au nom de Bénèze et d'un dénommé Fernand le Rouget qui devait son nom à la toison « poil de carotte » dont la nature l'avait adorné.

Nous pénétrâmes tous trois dans l'antre athlétique de Mange-Matin. Dans un coin, complètement dissimulés sous une bâche qui jadis avait été de couleur verte, gisaient des poids et des haltères.

— Combien fais-tu, me demanda le Rouget, dans le jeté en deux temps, en barre à sphères ?

Du diable si le savais ! J'ignorais même en quoi consistait le jeté en deux temps !

Le Rouget avança l'engin dont il parlait, au milieu du tapis. C'étais un énorme haltère, dont, à l'oeil, j'étais incapable d'estimer le poids. Il la saisit, le monta d'un temps nerveux à la hauteur des épaules, puis fléchissant légèrement sur les jarrets, il éleva dans une détente violente de tout ses muscles, la barre à l'extrémité de ses deux bras tendus. Il la maintint ainsi un moment, puis se dérobant sous l'haltère, il l'abandonna à elle-même. Elle retomba lourdement dans l'épaisse couche de sciure qui amortit le bruit de sa chute.

—Voilà le mouvement, dit-il en frottant ses mains l'une coutre l'autre.

- A toi !" ajouta Mange-Matin en me faisant signe.

Je pliais mon grand corps, encore tout courbaturé des fatigues du voyage, et je soupesais la barre qu'avait portée Fernand Le Rouget. Elle ne me parut point d'une lourdeur excessive, car elle était bien en mains, et sa maniabilité me changeait singulièrement des engins grossiers que j'avais l'habitude de travailler dans les petits concours de campagne.

— Ça fait son poids hein? » questionna Mange-Matin. Pour toute réponse, je saisis la barre et, d'un seul temps, je la mettais à bout de bras. Je dois avouer ici, que cet exploit était en somme de valeur plus apparente que réelle. Certes, la barre à sphères que j'avais ainsi arrachée pesait quelque chose, mais sensiblement moins qu'on eût été tenté de le croire. Le poids était légèrement « truqué » parce qu'en baraque il est, physiquement, impossible d'en travailler d'autres, et je me réserve de m'expliquer sur ce point.

Cette performance inattendue parut satisfaire le directeur des « grandes arènes bordelaises », mais sa conviction sur ce que l'on pouvait espérer de mes bras fut complète encore lorsque je lui fis correctement, à droite et à gauche, 20 kilos en bras tendu à la « coiffe ». Je terminais ces exercices, lorsqu' arriva un autre pensionnaire de la maison : Paul le Mastoc.

Je l'ignorais, lui comme les autres, mais je pus juger par la suite que c'était un fin lutteur qui connaissait bien son métier.

« C'est lui, demanda-t-il à Mange-Matin, l'amateur de Sorgues que le père Bernard a amené ce matin ? » Et, retirant sa veste : « Passe-le moi un peu que je le fasse. »

« Eh ! laisse-le donc tranquille, dit Bénèze il est fatigué ce petit, il a couché sur la banquette du train. »

« C'est vrai, reprit Mange-Matin, tu dois avoir envie de dormir. Tu viendras souper ce soir avec nous et tu iras te coucher après. »

Je partis avec Fernand le Rouget qui se chargea de me faire visiter Bordeaux. J'éprouvai, moi tout neuf pour la grande ville, un sentiment d'admiration stupéfaite : les quais en pleine activité laborieuse, les artères centrales grouillantes de monde d'existence intensive ; cette animation incessante, où se mêlaient dans une même agitation fiévreuse bêtes et humains accablés sous la peine ou courant au plaisir : ces milliers et ces milliers d'êtres engouffrés dans ces hautes maisons, comme Sorgues n'en connaissait point, qui riaient, chantaient, pleuraient, souffraient ; cette vie surchauffée de la grande cité poussant dans les rues populeuses une foule constamment agitée, sautant, trépidante, papillonnante ; toujours pressée même quand rien ne l'obligeait à se hâter ; tout ce spectacle invu, insoupçonné pour moi, éveillait à mon esprit l'idée d'une vie tout autre que celle que j'avais vécue aux côtés de ma mère, dans la petite maisonnette de mon village de Vaucluse. J'en ressentis un sentiment étrange où l'inquiétude se mêlait à une espérance imprécise.

Je ne tenais plus debout, je me traînait littéralement lorsque Fernand le Rouget et Bonnet le Boeuf — encore un pensionnaire de chez Mange-Matin que nous avions rencontré cours du Chapeau Rouge, me ramenèrent pour souper là où le père Bernard m'avait conduit le matin.

J'étais brisé de fatigue lorsque je gagnai la chambre que m'avait louée le père Bernard dans une ruelle toute proche de la porte des Salinières. Et quelle chambre ! quel taudis ! Je n'y pouvais point tenir debout tant elle était basse de plafond. Un petit lit de fer me servait de couchette, un homme de taille moyenne eût à peine pu s'y allonger. Il était insuffisant pour mes dimensions ; mes jambes s'en allaient à la dérive de l'autre côté. Je me recroquevillais tant bien que mal pour tirer le meilleur parti possible de ce meuble de repos qui me parut bien sommaire dans son étroitesse, Le bruit de la rue pénétrait lourdement jusqu'en mon réduit. Comme cela contrastait avec le calme qui enveloppait la nuit notre maison de Sorgues ! Mon père et ma mère y étaient seuls maintenant depuis deux jours. Pauvres gens, ils me croyaient à Marseille ; j'en étais loin !. . .

II

« Je n'ai ni maillot, ni trousse qui puisse lui aller », avait dit le lendemain au déjeuner Mange-Matin qui devait me faire débuter le soir même. Comment faire ? J'ai aujourd'hui à rédiger les affiches et les programmes, je ne puis m'occuper de son équipement. J'enverrais bien le vieux Tobie chercher ce qu'il faut, mais il me reviendrait saoul comme un polonais, si jamais il me revenait à temps.

Mange-Matin se creusait la cervelle pour trouver le sauveur qui me procurerait les oripeaux de mon emploi, lorsque Bonnet-le-Boeuf le tira d'embarras.

« Il n'a pas besoin de frusques pour ce soir, dit-il, il n'y a qu'à le faire « chiquer contre ».

Je ne savais pas de quoi il s'agissait mais je me rappelais fort bien avoir entendu le père Bernard se servir, à mon sujet, de cette expression, lorsque je l'avais rejoint en Avignon.

Bonnet-le-Boeuf fut immédiatement chargé de faire mon éducation et de m'expliquer en quoi consistait exactement mon rôle. S'il n'a point encore trouvé sa petite place dans le dictionnaire français, le verbe "chiquer" a su en conquérir une immense dans la mentalité arriviste à outrance de notre époque. Ambitieux de la haute et de la basse pègre, petites nullités inconscientes, grands ou menus cabots de la vie, insuffisants et prétentieux, tous le font aujourd'hui au « chiqué ». Il y a beau jeu que l'expression s'est échappée de nos baraques, pour aller contaminer tous les êtres, parlant et agissant, du haut en bas de l'échelle sociale.

« Chiqué » le dévouement du comitard désintéressé qu'une soi-disant philanthropie incite à gérer les intérêts corporatifs de ses collègues ; « chiqué » l'indifférence du collectionneur d'honneurs abrité derrière une fausse modestie, de qui les boutonnières aux abois guettent comme une proie des rosettes multicolores ; « chiqué » la fausse élégance du muscadin qui plastronne devant une glace et se compose des attitudes qu'il resservira au dehors ; « chiqué » l'amabilité truquée des gens qui distillent un fiel intarissable à votre égard. Le « chiqué » c'est le mensonge, la duperie, la fausseté, exprimés de cent façons différentes, éminemment variables suivant les sujets, dissemblables dans la forme, identique dans le fond. Chiquer, c'est afficher le contraire de son opinion intime, donner libre cours à son insincérité avec un cynisme souriant qu'il est convenu d'appeler de l'habileté. Hommes, femmes, enfants, de toutes qualités, de tout âge subissent l'influence de cette tare qui contamine la franchise et la loyauté : « le chiqué »,

Il n'y a que les bêtes qui ne chiquent pas, et encore faut-il ne point leur laisser fréquenter trop longtemps les hommes.

Je devais donc ,débuter dans la baraque en « chiquant » et qui plus est en « chiquant contre ».

A notre point de vue professionnel le « chiqué » est une rencontre dans laquelle les adversaires ne disputent pas leur chance réciproque. Il est convenu que la lutte durera tant de temps, en foi de quoi celui qui doit prêter ses épaules ira sur le dos.

« Chiquer contre » c'est jouer le rôle du compère, mêlé à la foule comme un bon particulier qui écoute les sornettes du bonisseur, et qui demande un gant lorsque le semainier ou le patron de la troupe gueule dans son porte-voix : « A qui le gant ? » Je devais donc, la parade terminée, jouer le rôle de l'amateur et réclamer un gant pour lutter avec Cadit.

Il était convenu que j'étais désigné pour aller au tapis.

Cette supercherie qui consiste à laisser supposer au public que la lutte à laquelle il assiste est sincère, alors qu'elle ne l'est pas sera condamnée par bien des gens. Ceux qui ont quelque bon sens lui accorderont les circonstances atténuantes auxquelles elle a droit.

Une troupe de lutteurs qui travaille en « placarde » — la « placarde « c'est la place publique — est obligée, pour vivre, de donner dans une seule soirée quatre, cinq et même six séances, sans compter les représentations qu'elle doit fournir les jours fériés, en matinée. Combien durerait — en tenant compte des accidents toujours possibles — la carrière d'un homme qui serait tenu de s'employer à fond une demi-douzaine de fois par soirée ? Le tempérament le mieux trempé n'y résisterait pas trois mois.

A suivre...

 

Paul Pons

Illustrations de De Parys

article extrait de "La Vie au Grand Air" n°485 - 4 janvier 1908

 

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