Pons a obtenu de sa famille le consentement d'aller chercher fortune avec les deux fameux athlètes Bernard et Piétro Dalmasso. De Sorgues, son pays natal, il est parti à Bordeaux et débute dans la baraque de Mange-Matin, patron d'arènes de foire. Le premier soir, n'ayant pas de costume de lutteur, il doit tenir le rôle de l'amateur qui, dans la foule, demande un gant.


A l'époque ou chez Mange-Matin je faisais mes débuts professionnels, il arrivait assez fréquemment qu'un des sujets de la troupe se tirât la bourre avec un amateur qui demandait un gant. Bordeaux comptait alors trois ou quatre cafés athlétiques où fréquentait une clientèle d'amateurs recrutée parmi le personnel des chais et les ouvriers du port. Le goût de la lutte était inné chez eux. Plusieurs générations s'étaient ainsi succédées qui avaient fini par créer une véritable école, avaient codifié la lutte d'après des principes demeurés d'ailleurs définitifs.

L'amateur bordelais avait — et il a conservé — un sens réellement artistique de la lutte. De ce sport il avait une compréhension très étendue, il appréciait les moyens physiques exceptionnels dont la nature avait doté tel ou tel sujet, mais il estimait plus encore la science, l'intelligence de la lutte qui rendaient mouvementées, intéressantes, passionnantes les rencontres entre deux individus chez qui, l'à-propos, le sang-froid, la décision, l'endurance, le tempérament, remplaçaient la force brutale, le poids, l'inertie. L'adresse, l'énergie, le courage actif, étaient tenus en plus haute estime que la morne et désespérante prudence dont on abuse par trop aujourd'hui. L'invasion étrangère des colosses du tapis, a écarté dans les épreuves tout une catégorie d'hommes de qui l'habileté très réelle se heurte à des nasses qui n'ont qu'a opposer la force d'inertie. Ceux-ci ont tué ceux-là, et c'est le côté vraiment sportif, vraiment empoignant du spectacle de la lutte qui s'en est trouvée amoindri.

En soutenant cette thèse, je parle un peu contre moi-même qui ai été gratifié d'énormes avantages physiques, d'un abattage terrible, desquels j'ai tiré grand profit. Mais si j'ai fait ces réflexions visant les hommes de poids moyens et de poids légers c'est parce qu'elle m'a semblé équitable. Bien des connaisseurs, qui jugeaient sainement notre sport, pensaient ainsi. J'appuie volontiers sur la leur mon opinion personnelle.

III

On avait mis avec moi, perdus tous deux dans les groupes qui regardaient la parade, le père d'un des plus jolis lutteurs qui soient en France, à l'heure actuelle : le père d'Aimable de la Calmette.

"Je te ferai signe, m'avait-il dit, lorsque le moment sera venu de demander un gant ”.

La soirée commençait à peine, mais déjà, nous avions éprouvé une certaine difficulté à nous frayer un passage dans la foule qui se mouvait lentement sur la promenade des Quinconces. Le tapage, la poussière, les lumières, le gémissement pleurnichard des orgues, la voix enrouée des cuivres, les modulations prétentieuses d'un harmonium fatigué, con-fondus dans cette étrange cacophonie qu'est l'horripilante musique des fêtes foraines, m'ahurissaient complètement. Des pitres pirouettaient sur des tréteaux, des tutus sans grâce s'agitaient en trépidations épileptiques, des femmes hurlaient entraînées dans la ronde infernale d'un manège.

Tout cela emplissait ma tête d'un tumulte auquel elle n'était point habituée.

Au premier plan de son estrade, le poing sur la hanche, Mange-Matin fixait son public. Ses hommes étaient alignés à ses côtes.

Je les voyais tous devant moi, cambrés, le buste offert, le jarret nerveusement tendu, portant beau. Ils étaient tous là mes collègues d'aujourd'hui, de demain, de toujours Bonnet-le-Rieur, roulé dans un péplum garance, Fernand le Rouget, le torse saillant, coupé en deux par un demi-léopard » soutaché de ganse noire, Paul le Mastoc, les chevilles baguées de poil de lapin et le père Bénèze ! et le vieux Tobie ! et Cadit !...

Toute la troupe était prête, rangée en bataille attendant l'amateur. Et l'amateur c'était moi le forgeron de Sorgues, le fils de la mère Pons !

"Allez à toi, me dit vivement le père Aimable, vas-y. »

Je levai la main, pour faire signe que je voulais un gant.

Mange-Matin, feignant de m'ignorer, fit un pas en avant, me fixa dans les yeux, puis me lança sur un ton de mépris :

— C'est toi, petit, qui veux lutter ? Et avec qui ?

Ce mot de petit fit circuler une douce joie dans l'assistance. J'allongeai le bras on désignant Cadit.

- Avec Cadit ! dit Mange-Matin, l'homme qui fait pleurer des larmes de sang aux statues de bronze ! Eh bien, jeune blanc-bec, voilà un gant pour Cadit, et tu peux préparer ta peau.

Je pénétrai dans l'entresort.

—Tu colleras tes frusques dans recoin-là quand ce sera à toi de lutter, il n'y a pas de vestiaire ici. " C'était Paul Le Mastoc qui m'initiait au confortable de la maison.

La baraque était archi-comble. Je regardai les deux premières rencontres qui firent suite à une jonglerie de poids par Fernand le Rouget; puis vint mon tour de lutter avec Cadit.

J'étais bien l'amateur rêvé, inconnu de tous, puisque je mettais pour la première fois les pieds à Bordeaux et dans une baraque.

— Tu le tâteras un peu, avait dit Mange-Matin à son pensionnaire, pour voir s'il a les foies blancs.

Toute la troupe, poussée par la curiosité d'apprécier comment s'en tirerait le débutant, s'était approchée. Bien que je ne me fisse aucune illusion sur le sort qui m'attendait, puisqu'il était prévu, je me sentais quelque peu ému. Mon seul souci était de donner une impression favorable, puisque aussi bien la chance de vaincre que je pouvais avoir était par avance sacrifiée.

J'eus, dès l'entrée en lutte, l'impression que ma grande taille gênait le brave Cadit ; elle lui interdisait de porter à fond certaines attaques par quoi il m'eût amené au tapis, d'autant plus qu'il était très vite, et que je ne savais point encore quelles parades il eût fallu y opposer.

J'étais habitué à lutter en force, et puisque cette force, je ne pouvais la dépenser pour tomber mon adversaire, mon rôle actif devenait bien limité. La rencontre ne tarda d'ailleurs pas à prendre tournure, d'abord parce qu'il fallait activer les choses afin de pouvoir donner dans la soirée le plus grand nombre de séances possibles, puis, parce que Cadit avait hâte d'en ter-miner.

— Allez, tire un peu ", lui avait soufflé Mange-Matin. Cadit s'employa. Je voulais bien aller sur le dos puisque c'était chose convenue, mais encore désirais-je, par une certaine coquetterie, ne pas m'affaler comme une loque, comme un paquet que l'on précipite à terre pour s'en décharger. Comme mon compère me menait un peu rudement, j'eus le désir de lui faire voir, que le cas échéant, j'étais homme à lui répondre. Je lui décochai quelques tirades à la nuque bien vigoureusement amenées, et l'une d'elles fut placée avec tant de sûreté que je déséquilibrai Cadit agenouillé d'un seul coup dans l'arène. Je ne continuai pas l'attaque. Il se releva en bondissant comme un chat, puis me saisissant en ceinture de côté, il me dit à voix basse :

— Fous-toi sur le dos, nom de Dieu,qu'on en finisse.

J'allai à terre, une prise d'épaules à laquelle je n'opposai aucune résistance lui assura la victoire. Le père Bernard, qui avait eu la curiosité d'assister à mon début demanda à Cadit ce qu'il en pensait.

— Elle sera rien dure cette grande carcasse-là quand elle saura y faire, répondit-il.

Je m'habillai et m'apprêtai à recommencer pour la séance suivante mon petit manège. Mais Mange-Matin ne voulut plus, à mon grand regret me faire lutter de la soirée. Avant que le public ait évacué la baraque, il me fit faire, selon la coutume, le tour de l'honorable société, les sous plurent dans le vieux récipient à farine qui servait d'escarcelle à la troupe et que je promenai sous le nez des spectateurs.

Je versai dans un coffre — la caisse commune — le montant de ma recette, puis Mange-Matin ajouta : "Tu viendras au "fade" tout à l'heure, quand les représentations seront terminées.

"Aller au fade", c'est recevoir la part qui vous revient des sommes recueillies pendant les diverses quêtes — comme celle que je venais de faire — et qui se répétaient à chaque séance.

J'y fus donc, au fade, et j'en rapportai 2 francs et 80 centimes.

— Tu monteras en parade demain, j'ai ce qu'il faut pour te nipper ", me dit Mange-Matin, tandis que j'aidais Tobie à rentrer le comptoir de bois derrière lequel s'abritait la caissière de l'entresort.

J'éprouvai, de cette déclaration, une grande satisfaction, car j'allais enfin paraître dans les attributs de ma nouvelle profession.

Je dormais le lendemain matin à poings fermés, quand je fus réveillé en sursaut par de violents coups de poing frappés dans ma porte.

— Eh Pons ! tu dors ?" C'est moi Bénèze, ouvre-moi.

C'était le père Bénèze. Il venait me chercher pour me conduire dans un petit gymnase athlétique de la route de Caudéran, où se réunissaient le matin les professionnels et les amateurs de la lutte. Bernard père, son fils et Pietro m'y attendaient, car ils voulaient me faire travailler.

A l'époque de mes débuts dans la lutte — je parle d'il y a vingt ans — Bordeaux comptait quelques gymnases athlétiques que l'on pouvait considérer comme les académies d'un sport, que les jeunes gens du pays avaient dans le sang.

C'étaient de modestes petits cafés derrière lesquels était réservée une salle où l'on trouvait le matériel nécessaire au travail des poids, et un carré de sciure de bois couvert d'une large toile qui jouait le rôle de tapis. Athlètes et lutteurs s'y donnaient rendez-vous. Jamais au grand jamais, même en payant très cher sa place dans les music-halls les plus somptueux, on ne vit plus jolies luttes que celles disputées dans ces pittoresques établissements où fréquentait un monde étrangement mélangé de portefaix, de travailleurs des chais, de rouliers, d'honnêtes tacherons, de gens douteux et d'individus tarés. Il était impossible de faire à la porte le contrôle de la condition sociale de chacun. L'amour de la lutte poussait vers le même caboulot - sans savoir qui ils y coudoieraient - les fanatiques du sport qui constituait leur passion dominante.

Dans ces cabarets, on buvait peu, on ne jouait jamais ou si rarement, si paisiblement, que la dame de pique était considérée comme une honnête et distrayante personne de qui on tirait quelque distraction sans qu'elle pût vous faire perdre la tête.

Les habitués de l'endroit étaient gens aimant la lutte avec une sincérité, une ardeur enthousiaste, qui avaient fini par créer une pléiade étonnamment fournie d'amateurs d'élite et une phalange de dilettantes, de connaisseurs réellement avertis et sachant apprécier, juger à sa valeur exacte, le travail qui s'accomplissait sous leurs yeux. C'était de la lutte dans toute sa quintessence sportive, ce que l'on voyait alors pendant les séances d'entraînement qui faisaient les beaux soirs des cabarets athlétiques de Bordeaux. Les hommes y donnaient le meilleur d'eux-mêmes, dépensaient toute la générosité de leur nature, toute la fougue de leur tempérament, sans subir cette influence qui agit sur les individus les plus réfractaires à l'ambiance surchauffée et surexcitante d'une salle de spectacle. lci point de contingences susceptibles d'éveiller chez les adversaires une nervosité préjudiciable à la beauté, à la pureté du style athlétique des rencontres. On y dépensait sans compter des trésors d'énergie, d'habileté, de souplesse. Ces petits gymnases, c'était la grande et vraiment belle école de lutte qui a étendu son influence, marqué son empreinte — que le temps a diminuée mais qu'il n'effacera jamais — sur tout ce qui a lutté, lutte et luttera.

La manière de faire, adoptée de nos jours, le choix des sujets, pris trop volontiers parmi les hommes plus impressionnants d'apparence que lutteurs de métier, a sensiblement modifié la conception que l'on avait autrefois de ce que devait être une lutte pour fournir son maximum d'intérêt sportif. Le music-hall a de nos jours dénaturé le sens — je ne dis pas la sincérité — de la lutte. Les grandes tournées à travers l'Europe ne lui ont pas valu gran'chose.

Les lutteurs y ont beaucoup gagné, mais le sport lui-même y a énormément perdu.

C'est dans les petits gymnases obscurs et ignorés du grand public, que se sont formés ces hommes, comme on n'en voit plus aujourd'hui, comme on n'en retrouvera peut-être jamais. Félix Bernard, Pietro Dalmasso, Faouet (précurseur des deux premiers qui avait appris le métier chez Rossignol-Rollin), Gambier, Sabès qui a malheureusement gâché les dons exceptionnels qu'il avait, et tant d'autres que j'ai vu lutter avec un art infini. Leurs noms sont restés ignorés de la foule, car c'étaient de simples amateurs qui venaient là le dimanche et tâtaient, en petit comité, les professionnels les plus notoires. Et ceux-ci n'avaient pas toujours le dessus.

Lorsque je compare les passionnés de la lutte, réellement forts, à ces amateurs masqués comme il en a trop défilé sur les grandes scènes, je ne puis évaluer sans sourire, la profondeur de l'abîme qui séparait les premiers admirables athlètes sincères et passionnés de leur sport, des seconds, presque toujours cabotins burlesques sans valeur et sans intérêt.

A suivre...

Paul Pons

Illustrations de De Parys

article extrait de "La Vie au Grand Air" n°486 - 11 janvier 1908

 

Cliquez ici pour lire la suite