Pour ses débuts comme lutteur professionnel dans les arènes de Mange-Matin à Bordeaux, Paul Pons a réussi à triompher aisément d'un amateur que ses compagnons avaient surnommé le Rogneur. Il était renommé pour son mauvais caractère et ses qualités athlétiques. Aussi, Mange-Matin eut-il, dès ce jour, la plus sincère admiration pour son vigoureux et adroit pensionnaire. 


V

Robinet (Louis-Pancrace-Alexandre) tenait à Marseille, dans une ruelle qui aboutissait tout à l'extrémité du Cours Belzunce, un petit cabaret athlétique du style de ceux que j'avais connus à Bordeaux.

C'est là que nous nous rendions chaque jour, avec Apollon, de qui la grande réputation athlétique s'était déjà affirmée. Car je me trouvais échoué à Marseille.

Lorsque s'était terminée la foire des Quinconces, Mange-Matin avait démonté sa baraque, en attendant que le moment vint d'aller l'édifier à Pessac, où il avait accoutumé de faire chaque année une brillante saison de quinze jours. J'étais resté quelque temps encore à Bordeaux où du travail m'avait été offert dans un entrepôt vinicole. Mais, je ne tardai pas à me rendre compte qu'en dépensant d'une main, pour vivre, le peu que je recevais de l'autre, je ne constituais aucun pécule, si modeste fût-il. Si je m'étais exilé, c'était pour en tirer quelques avantages financiers. Ce n'était point ainsi que les choses se passaient. Je réfléchis beaucoup, cherchant à m'échapper par la tangente de chez mon viticulteur, mais ne trouvant pas le moyen rêvé. Le hasard me vint en aide. Un dimanche, j'étais allé lutter dans un gymnase tenu par Fénelon route de Caudéran. J'y rencontrai un lutteur qui montait une troupe pour Marseille et m'offrit de me joindre aux hommes qu'il avait déjà réunis. J'acceptai, et me retrouvai bientôt faisant en sens inverse, un voyage que j'avais accompli six semaines auparavant.

L'organisation de mon nouveau directeur était quelque chose d'inénarrable. Ce pauvre diable, qui n'avait de lutteur que le nom, faisait pitié. Sa baraque aussi. Mais, il faut lui rendre cette justice qu'il mettait à gagner sa petite existence, une volonté, une énergie que rien ne rebutait. Il ne souffrait pas de cette bohème misérable, crasseuse, où il croupissait et dans laquelle il entraînait les autres, moutonnières créatures, le suivant dans sa médiocrité. Il avait édifié sa hutte — car vraiment la bâtisse en question ne méritait pas le nom de baraque — dans un quartier excentrique de Marseille où quelques boutiques foraines étaient autorisées à se monter.

Je veux jeter un voile sur cette période heureusement très courte de mon existence dont le souvenir, si éloigné soit-il, m'est pénible tant il évoque de journées de misères et de désillusions. J'en voudrais tout oublier, si une anecdote — de laquelle je souris aujourd'hui en me la rappelant — ne m'avait pour la première fois présenté sous un jour fâcheux cet être insupportable et exquis qui s'appelle la femme.

A deux pas de la baraque où je travaillais, était montée une petite installation de fortune sommairement protégée contre le soleil et la pluie. Elle était si fragile, si frêle, qu'au plus petit souffle du vent, elle tremblotait comme le font les feuilles sous les premières brises d'automne. On eût dit qu'un rien allait l'abattre, elle donnait l'impression d'avoir l'existence éphémère d'un château de cartes.

Une mégère sale et dépenaillée y vendait de quelconques objets d'Orient dont elle s'approvisionnait par une habile mendicité, chaque fois qu'un courrier des mers de Chine rentrait au port.

Cette vieille sorcière était aidée dans ses fonctions mercantiles par une fort jolie fille, dont la beauté, un peu canaille, était une enseigne savamment aguichante à cette sordide bicoque qui donnait l'impression d'un nid de malpropreté.

Créature bizarre, elle semblait faite toute de contrastes. Deux races nettement opposées lui avaient infusé ce qu'elle possédait de plus violemment caractéristique. De ses attitudes, la diversité imprévue lui donnait quelque chose d'étrangement attirant. Sa vulgarité s'adoucissait parfois d'une lueur de finesse inattendue ; le vice brutal, sans raffinement, se lisait dans ses yeux; la sensualité animale, gourmande, se dessinait sur sa bouche, se glissait jusque dans la commissure de ses lèvres ; mais, elle savait effacer d'un sourire, qui donnait je ne sais quelle impression de naïf étonnement — presque de candeur — toute la perversité de sa physionomie ardente, énergique, volontaire, vibrante. Sa peau mate et chaude était celle d'une fille du Sud. Il y avait dans sa démarche lascive - d'une souplesse langoureuse, mais d'un rythme un peu canaille - quelque chose de réellement troublant.

Du sang de Bohémienne et de Maltais devaient couler dans ses veines, lui glisser du feu dans ses moelles; de la rêverie devait faire divaguer son cerveau.

Je l'avais remarquée, pendant des soirées entières, et elle s'en était aperçue. Un dimanche, les séances de matinées finies, elle m'accosta, comme je sortais de la baraque, sous un prétexte futile. La vieille l'avait laissée seule dans la boutique et elle me demanda — je crois — de l'aider à ranger une caisse assez lourde qu'elle voulait déplacer. J'avoue que je ne me fis pas prier; l'éprouvais un certain plaisir à lier conversation avec elle ; j'en cherchais même l'occasion depuis longtemps, mais la présence de la vieille sorcière qui ne la quittait pas d'une minute m'en avait toujours empêché. Et puis, mon indécision y était aussi pour beaucoup. Nous causâmes quelques minutes ; l'arrivée de la virago mit trop rapidement fin à notre entretien. Mais le premier pas était fait, et c'était pour moi, le plus difficile.

Comme je m'étais arrêté à bavarder avec elle, un soir, elle me demanda :

— Pourquoi avez-vous la manie de tâter à chaque instant le bas de votre vêtement ? C'est un tic, sans doute ?"

— C'est, lui répondis-je pour voir si mon argent y est toujours. C'est devenu chez moi un mouvement instinctif."

La doublure de mon veston était, en effet, devenue mon coffre-fort. Je ne gagnais pas assez d'argent à cette époque pour éprouver la nécessité d'avoir un banquier et je portais toujours sur moi toute ma fortune. Je pouvais le faire, car elle était tellement modeste qu'elle ne m'encombrait pas beaucoup. Si petit que fût mon pécule, je l'arrondissais trop péniblement pour ne pas avoir peur de le perdre. Je n'avais point de porte-monnaie; mettre mes économies à même ma poche me paraissait scabreux ; les laisser dans la soupente où j'habitais, il n'y fallait pas songer, la méfiance me le défendait. Comment faire ? A ce problème, j'avais trouvé la solution suivante : étant donné que tous mes encaissements se faisaient sous forme de sous, — monnaie souvent précieuse dans la vie, mais quelquefois encombrante — j'avais adopté le principe des transformations monétaires.

Lorsque sur mes bénéfices du soir j'avais prélevé la modique somme destinée à ma subsistance du lendemain, je changeais dix sous pour une pièce de 50 centimes ; puis quand j'en avais dix autres, je transformais la somme globale en une pièce de vingt sous et ainsi de suite. Ça n'allait pas vite. Pour être bien sûr de ne point égarer mes richesses, j'avais pratiqué dans la doublure de mon veston une petite incision et j'y glissais les piécettes ainsi amassées. A chaque fois que cela était nécessaire, je décousais pour recoudre ensuite.

Sachant que mes pièces étaient là, j'avais une tendance à toujours vouloir constater qu'elles y restaient bien, et je palpais toutes les deux minutes ma tirelire improvisée.

Ce geste n'avait point échappé à la jolie vendeuse qui tenait boutique en face de notre baraque ; il l'avait intriguée et c'est pourquoi elle m'avait posé négligemment, sans avoir l'air d'y toucher, cette question. Comme la petite fête de quartier allait se terminer, avec les représentations du jour même, l'orientaliste de bazar, qui prenait décidément beaucoup de place dans mon esprit me dit :

— Alors, c'est ce soir la fin. On ne se verra plus. Restez-vous à Marseille ?

— Oui, pendant quelques jours au moins, car je ne sais point encore où j'irai. Lorsque, le soir, les derniers quinquets furent éteints, je me hâtai d'aller relancer l'étrange fille qui m'attirait de plus en plus. Coïncidence curieuse, la vieille n'était pas là. Les circonstances me servaient à merveille.

— Vous voulez m'accompagner un peu, me demanda-t-elle gentiment ? Je reste assez loin, presque à l'entrée du Prado. Vous savez- où c'est ?

Je l'ignorais totalement, mais que ce fût à une extrémité ou à l'autre de la ville, cela m'était on ne peut plus indifférent.

Voulait-elle couper au plus court ou bien ne tenait-elle point à se montrer avec moi dans les rues populeuses, où la vie continuait au milieu de la nuit comme en plein jour, je ne sais. Mais nous passâmes à travers un dédale de ruelles sombres, tortueuses et louches dans lesquelles il était bien rare que nous rencontrions âme qui vive. A part moi, j'appréciais fort cette obscurité qui rendait plus intime notre promenade. Doucement, j'avais pris ma compagne, par les épaules et je la serrais légèrement contre moi avec l'inexpérience naive d'un homme qui ne sait pas la femme, et est incapable de retirer d'une caresse, si discrète qu'elle est à peine indiquée, la quintessence de griserie qu'elle peut procurer.

— Nous voici bientôt arrivés, fit-elle en levant sur moi ses yeux brillants.

—  Déjà !

— Oui, déjà, cela vous contrarie ?

— Oh ! une idée ! dit-elle spontanément. Allons jusqu'à la Corniche. Il n'est pas très tard en somme ?

J'acceptai, j'aurais passé la nuit entière à errer avec cette créature en qui la nature avait versé un mélange savamment dosé de sauvagerie, de douceur, de passivité, de rudesse de sentiments et de raffinement. Etre complexe, indéfinissable, échappant si toute analyse, elle avait un charme attirant, si prenant, qu'un homme devait être entre ses mains un jouet sans défense qu'elle pliait à ses caprices.

Nous avions hâté un peu le pas pour gagner plus vite le bord de la mer.

— Arrêtons-nous là un instant" me demanda-t-elle en s'accoudant au parapet qui courait en bordure de la grève. Il fait bon ici cette nuit.

La Corniche s'incurvait assez brusquement en cet endroit, où un aubergiste avait installé son débit dans une maisonnette plantée juste au coude de la route. Les grands arbres qui, le jour, la protégeaient du soleil, épandaient à cette heure de la nuit une nappe d'ombre, sur le chemin saupoudré de poussière, dont le clair de lune accentuait encore la blancheur.

Je la vis tout à coup s'élancer vers l'auberge close, en sautillant avec une gaminerie d'enfant. Pas une lumière, pas un bruit ne trahissaient la présence d'êtres vivants dans cette maison où tout était endormi si profondément qu'il semblait que la vie s'en était à jamais éloignée. Elle disparut vite dans l'obscurité. Je la cherchai vainement du regard pendant un instant lorsque j'entendis :

—  Psstt, Psstt, Monsieur Pons, venez par ici !

Je m'approchai. Elle regardait un sorbier chargé de fruits qui se trouvait protégé des mains indiscrètes par une palissade assez haute. Elle tendait vers l'arbuste une petite main impatiente et me dit :

— J'en veux. Vous qui êtes grand, tâchez d'en attraper.

J'avais beau être grand, le sorbier était trop éloigné pour que je puisse l'atteindre.

— Si vous escaladiez la balustrade ? Ses yeux brillaient dans la nuit d'un si sincère désir, elle paraissait avoir tant envie de ces fruits que je n'hésitai pas, bien que ce braconnage ne me plût qu'à moitié, à faire ce qu'elle me demandait. Comme je m'apprêtais à franchir la barrière qui nous séparait du sorbier elle m'arrêta vivement.

— Votre vêtement, me dit-elle, va vous gêner, quittez-le, vos mouvements seront plus libres.

Je me débarrassai de ma veste et franchis la balustrade.

A l'arbre, je me mis à cueillir les fruits ; je n'avais rien pour les poser, et je les détachai d'une main pour les mettre dans l'autre. Quand ma main gauche fut emplie, je revins sur mes pas pour porter à la gourmande qui m'attendait le résultat de ma première cueillette. Elle n'était plus là. Je l'appelai, dix fois, vingt fois, cinquante fois, pas trop fort pour ne pas éveiller les gens qui dormaient à côté. Pas de réponse. Il me fallait prendre un parti pour savoir ce qu'elle était devenue. J'arrachai quelques feuilles sur lesquelles je plaçai soigneusement mon fragile butin, et après l'avoir abrité, je franchis à nouveau la barrière. Une étoffe qui gisait à terre étouffa le bruit de ma chute. C'était ma veste qu'elle avait posée là dans la poussière. Je l'endossai vivement, sans même prendre la peine de la secouer, et fouillant du regard à droite, à gauche, la route déserte, je me mis à la recherche de mon amie disparue avec une si stupéfiante spontanéité. J'allai jusqu'au rivage, rien. D'un côté comme de l'autre, pas une trace, pas un indice qui pussent me fournir une indication.

J'appelai, j'appelai encore ! Rien toujours rien. Le silence seul me répondait.

A suivre...

Paul Pons

Illustrations de De Parys

article extrait de "La Vie au Grand Air" n°488 - 25 janvier 1908

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