Paul Pons vient de faire ses débuts de professionnel chez Mange-Matin, dans sa baraque de la foire de Bordeaux. Le premier soir, il a fourni une lutte en se faisant passer pour l'amateur qui réclame un gant dans la foule. Naturellement se rencontrant avec un lutteur, il était entendu qu'il serait tombé, mais il fait si brillante contenance qu'il recueille les ovations de la foule et que son patron se décide à le faire débuter le lendemain. Nous allons voir Paul Pons dans son nouveau métier.


 — Il faudrait voir à te frusquer un peu proprement, me dit le soir le père Bénèze qui surveillait mon équipement. Tu montes en parade, tâche de frimer si tu veux avoir l'air de quelque chose.

La troupe de Mange-Matin s'habillait dans la baraque même. Quinze centimètres de débris de glace servaient à se mirer et l'on se repassait, de main en main, un fragment de peigne édenté qui servait à la communauté pour rappeler à l'ordre les chevelures récalcitrantes. C'était tout ce qu'on possédait dans la maison pour se faire une beauté fatale.

Mange-Matin,après bien des recherches, avait fini par découvrir un collant vert-pomme — on l'avait-il déniché ? — et une trousse en simili peau de léopard dont les mouchetures étaient, pour la plupart, remplacées par des trous. Un maillot, autrefois de nuance saumon et qui n'avait plus qu'une mince prétention à posséder cette teinte, complétait cet accoutrement. Par crainte que j'aie froid — la soirée étant assez fraîche — Bonnet-le-Bœuf m'avait prêté son peplum. Trois musiciens sévissaient au dehors sur l'estrade.

— Je vais au tambour", dit le Rouget. Il aimait faire du bruit sur une peau d'âne et s'en acquittait avec une conscience inlassable.

Nous montâmes en parade. J'allai me placer, tout à l'extrémité du tréteau, à côté de Cadit, dans la partie la plus ombreuse de la baraque.

Je voyais la foule qui commençait d'affluer sur les Quinconces, circulant dans un long traînement de pieds, s'arrêtant en petits groupes compacts devant les boutiques. Des rangées de têtes ondulaient au passage dans la lumière projetée des baraques, pour replonger quelques pas plus loin dans l'obscurité qui les dérobait à la vue.

Devant notre entresort, un public déjà très dense se pressait. Le Rouget s'arrêta de rouler du tambour et les musiciens époumonnés de souffler dans leurs cuivres. Et Mange-Matin commença de détailler le programme de ce qui allait se passer dans l'intérieur. Comme il débitait son boniment ordinaire, Paul le Mastoc s'approcha de Cadit, et lui dit en désignant d'un regard un individu perdu dans la foule : " Dis, Cadit il est là le Rogneux. Est-ce qu'il va encore nous barber ce soir ?"

— Ça c'est couru", répondit Cadit.

Mange-Matin lançait à droite et à gauche des gants aux amateurs qui les sollicitaient.

— Ah! c'est vous qui y revenez, dit-il en s'adressant à celui que Le Mastoc avait qualifié de rogneux. Alors, vous en voulez encore ? Et avec qui voulez-vous lutter 

— Avec le grand qui est là-bas dans le coin. C'est de moi de qui il voulait parler.

— Avec Pons? Eh bien voilà un gant pour Pons. Et tâchez d'être convenable n'est-ce pas — ce qui ne vous arrive pas toutes les fois."

La foule se rua sur les degrés de la baraque, c'était à qui pénétrerait le plus vite dans les arènes pour y prendre la meilleure place. Mange-Matin s'approche de moi avec Bonnet le Bœuf et Bénèze

- Dis donc, me dit-il, tu as vu le type tout à l'heure qui a demandé un gant pour toi. Fais attention, il va t'en mettre un coup à la bourre, il lutte bien, et c'est une rosse, tâche de ne pas aller sur le dos ; ça m'embêterait s'il tombait quelqu'un d'ici."

Je rentrai dans la baraque. Deux, trois, quatre rencontres se succédèrent. Mon tour vint enfin. Mange-Matin et les hommes de sa troupe s'avancèrent jusqu'au bord du ring pour suivre de plus près une rencontre qui les intéressait d'autant plus qu'ils allaient être à même de savoir exactement ce dont j'étais susceptible. Leur curiosité n'allait pas sans une certaine crainte ; l'homme que j'avais devant moi possédait — ils le savaient — suffisamment de tours dans son sac pour avoir raison assez facilement d'un néophyte de mon espèce. En fait, il avait l'air bien calme. Il me tendit à moitié la main quand nous fûmes en présence, puis recula d'une allure souple et féline de plusieurs pas, tel un chat qui pour mieux bondir mesure sa distance en se ramassant sur lui-même. Je ne bougeai point; la garde bien fermée, très en équilibre, le buste légèrement incliné en avant, je l'attends. Cette attitude calme parut un peu le déconcerter. Il croyait peut-être que je l'irais chercher ; et ce fut là son erreur. Sa tactique ne lui donnait pas les résultats qu'il en espérait; il vint résolument sur moi et me saisit les poignets, sans les serrer, car il ne voulait pas dépenser de force inutile. Il cherchait surtout à deviner l'orientation de mes mouvements pour s'assurer une prise qui lui permit de porter une attaque définitive. En somme, il était prudent parce qu'il m'ignorait, et quelque habile qu'il fût, il se réservait une certaine méfiance. Cette lutte d'attente aurait pu durer longtemps. Je résolus d'y mettre non point un terme immédiatement — mon ambition n'allait pas jusque-là — mais de lui donner un peu de mouvement quitte à précipiter un dénouement, qui pouvait ne m'être point favorable. Je dégageai vivement mes poignets d'une étreinte qui n'en était pas une, puis tout aussitôt, d'une rude tirade à la nuque dont la soudaineté le surprit sans défense, je l'amenai à terre et m'abattis sur lui pour l'y maintenir bien immobile. Un fauve qui tient sa proie sous ses griffes ne met pas plus d'âpreté farouche à l'immobiliser sous lui que j'en apportai à mâter complètement mon adversaire abattu. Je ne sais si c'est un sentiment naturel de combativité qui me poussa, ou si, grisé par les encouragements de la galerie, mes forces et mon activité se décuplèrent, mais, tourmenté du désir d'en finir au plus tôt, je le saisis en ceinture à rebours comme j'avais vu la veille faire Paul le Mastoc, et me redressant, sans même avoir l'air de peiner, de toute ma haute taille, je le plantai sur les deux épaules d'un seul coup, définitif, irréfutable. Je dus évidemment à la trop grande confiance de mon adversaire, d'avoir pu, avec mon inexpérience d'alors le surprendre et le tomber aussi rapidement et aussi facilement. Je n'en bénéficiai pas moins d'un certain succès, surtout auprès de Mange-Matin qui, en son âme et conscience, était persuadé que je devais aller infailliblement sur le dos.

Cette fois j'étais sacré professionnel. Nous vidâmes, la soirée finie, et que nous eûmes fermé la baraque, certaines fioles de vin pour fêter une victoire brillante certes, mais surtout inattendue.   J'avoue qu'elle m'avait moi-même un peu stupéfié.

Aussi bien, Mange-Matin ne me laissait-il point le temps de réfléchir à ce premier succès remporté dans un métier où j'étais entré depuis trois fois vingt-quatre heures à peine. Il me faisait venir le matin dans un petit cabaret-gymnase et, pendant une bonne heure et demie, il me mettait à l'entraînement avec des hommes rompus aux roublardises d'un exercice qu'ils connaissaient à merveille et pratiquaient avec goût.

C'est là que je vis travailler cet admirable spécialiste, cet homme qui domina une époque riche cependant en sujets de valeur, dont l'adresse, la science, l'intelligence parfaite de la lutte, la spontanéité et la sûreté de jugement, la décision, l'endurance, la force, la vitesse d'exécution, le courage, la persévérance dans l'effort, la patience, le sang-froid firent le maître incontesté et incontestable de l'école française de lutte j'ai nommé Félix Bernard. Et qu'il me soit permis d'associer ici au nom de Félix Bernard — dont le père présida à mes débuts — celui d'un autre homme, qui lui, vit encore, et fut également un véritable artiste en son genre Pietro Dalmasso. Qui n'a pas connu, en leur beau temps, ces deux hommes, qui ne les a pas vus lutter, loin de tout préoccupation cabotine, entourés seulement, dans les obscurs gymnases athlétiques de Bordeaux, d'un petit cénacle de connaisseurs, ne peut se faire une idée exacte de ce qu'est la lutte considérée dans son expression sportive la plus pure.

C'est à voir travailler Félix Bernard et Pietro que je pris mes premières et mes meilleures leçons théoriques de lutte. Ce qu'il y avait de remarquable chez Félix Bernard, comme chez Dalmasso d'ailleurs, c'était non seulement l'adresse raisonnée avec laquelle ils agissaient, mais aussi la sûreté d'appréciation qu'ils apportaient à éluder tout mouvement, toute dépense de force que rien de logique ne justifiait. Chaque geste, chaque feinte, chaque fausse attaque, chaque invite avait son but, chaque effort n'était fait,n'était soutenu que s'il était mis au service d'une attaque susceptible de donner un résultat. Et quelle vie ! quel mouvement ! quelle ardeur brillante, éblouissante, Félix Bernard apportait dans toutes ses rencontres ! Quelle multiplicité, quelle diversité prestigieuse dans les attaques !

Quelle sobriété vigoureuse dans la manière ! Que ce fût à terre, que ce fût debout, la richesse de son répertoire, qui comportait toute la gaimme des ruses, des finesses, paraissait inépuisable. Jamais homme n'a eu plus profondément ancré le sens de la lutte. Souple, vigoureux, sans brutalité inutile, doué d'un sang-froid que rien ne démontait, c'était, si cette expression ne parait pas trop osée pour être appliquée à un lutteur, un véritable artiste. Prématurément enlevé des suites d'un refroidissement qu'il avait négligé de soigner, Félix Bernard mourut jeune encore. Terrassé par la maladie, les dix-huit derniers mois de son existence marquèrent sa déchéance.

A suivre...

Paul Pons

Illustrations de De Parys

article extrait de "La Vie au Grand Air" n°487 - 18 janvier 1908

 

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