Paul Pons a commencé dans le numéro précédent la troisième partie de ses mémoires. Aller de foire en foire, de fête en fête commence à lui peser. Il prend la suite d'un patron d'arènes, avenue des Tilleuls, et donne à son établissement le nom de Gymnase Pons. Le voilà commerçant. Nous allons le voir dans ces fonctions et dans celles de lutteur de music-hall. Aussi bien, cette remarque n'est pas spéciale au cas qui m'occupe ici ; 'elle s'applique d'une manière générale à tous les sports.


On ne goûte réellement bien une œuvre, on n'en jouit d'une façon complète, absolue, on n'en extrait jusqu'à la dernière goutte des sensations intensives qu'elle peut procurer, qu'en remontant mentalement jusqu'à la pensée originelle de l'auteur pour passer avec elle par toutes les phases qu'elle a traversées jusqu'au moment où elle s'est manifestée sous sa forme définitive.

Eh bien, il en est un peu de même pour la lutte; lorsque l'on observe deux hommes aux prises, on n'apprend rien en les regardant banalement travailler; pour en tirer quelque profit, il faut lire dans leur jeu, analyser toute la gamme des coups échangés et chercher à comprendre pour quelles raisons l'un ou l'autre des adversaires a porté telle ou telle attaque.

C'est là, évidemment, un exercice purement théorique, mais dont j'ai pu pour ma part apprécier les avantages, je dirai presque l'indispensabilité.

- Ah ! mon petit gymnase de l'avenue des Tilleuls Lorsque je me prends à y songer, j'ai toutes les peines du monde à en éloigner le souvenir.

Quels jolis athlètes j'y ai trouvés parmi les jeunes amateurs qui venaient deux ou trois fois par semaine s'entraîner ! C'est drôle, il y a des cas où la Nature et le Destin semblent s être ingéniés à faire œuvres contraires. J'ai vu défiler avenue des Tilleuls des merveilles de plastique humaine, des hommes de vingt ans à peine, d'une pureté de lignes athlétiques admirable ; presque sans argent, gagnant peu dans de pénibles métiers de tâcherons, ils circulaient dans la vie comme ils venaient au gymnase, couverts de pauvres nippes, et, sous leur vêture sordide qui les déformait, les avachissait, jamais on n'eût deviné que la nature cachait des sujets d'une admirable architecture que son caprice avait créés et développait en beauté.

Oui, certes, j'en ai vu de toutes les couleurs et de tous les genres dans l'établissement que j'avais acheté à Joigneret. Un volume entier suffirait à peine à rappeler toutes les misères, toutes les phases pénibles ou burlesques de l'existence si rude des gens qui fréquentaient chez moi. Il fut des jours où je me suis demandé s'il ne fallait pas pouffer de rire ou se laisser envahir par la tristesse devant les illusions si naïvement avouées de certains hommes qui s'entêtaient en pure perte à vouloir acquérir ce que le sort leur avait refusé : la beauté plastique.

Et les femmes ! C'était pire et bien triste encore. En ai-je vu venir de ces malheureuses déshéritées du ciel, rêvant de corriger par une gymnastique sommaire mais pratiquée avec ténacité, la triste inélégance de leurs pauvres petits corps souffreteux, voués jusqu'à la tombe à la plus misérable des maigreurs.

Misère, misère, que de tristesses, que de décrépitudes physiques et mentales ont traversé le gymnase aujourd'hui disparu de l'avenue des Tilleuls !

Disparu, disparu, comme ont également disparu du monde de la lutte deux hommes, qui commencèrent à- travailler chez moi : Constant le Boucher, aujourd'hui retiré en Belgique, et Raoul le Boucher, de qui la mort est récente. Si je cite leurs noms, les premiers parmi ceux de mes contemporains, c'est parce que tous deux furent, on le sait, bien qu'ayant des styles différents, deux des meilleurs hommes que l'on ait vus en ces quinze dernières années. La ceinture arrière de Constant le Boucher restera légendaire dans les milieux professionnels et parmi les amateurs qui l'on suivi, à l'époque où il pratiquait. Constant apportait dans ce coup une pureté d'exécution, une maîtrise incomparables et je dis bien haut ici que jamais on ne fit mieux, ni même aussi bien. Lorsque l'on était pris, il n'y avait rien à faire, il fallait partir avec la ressource bien illusoire de sauver le « tombé » immédiat en pontant. Mais le Belge liait les trois temps de cette attaque avec une telle rapidité qu'il était presque impossible de se recevoir en pont.

Tenez, à propos de Constant le Boucher et de sa ceinture arrière, il me vient à l'esprit une remarque ; je vous la livre pour ce qu'elle vaut et je trouverais tout naturel que l'on n'y attachât pas plus d'importance que je n'entends moi-même lui donner : Constant le Boucher fut ce que l'on appelle un lutteur très complet et s'il avait un tour de main sans pareil pour porter la ceinture arrière, il avait en même temps une souplesse naturelle de reins qui lui permettait de ponter admirablement ; de telle sorte qu'en matière de ceinture arrière, il était aussi bon pour la parade que pour l'attaque. Ce fut vraiment un très, très beau lutteur. Il en est d'ailleurs sorti quelques-uns, de ce vieux gymnase sur l'emplacement duquel s'élèvent aujourd'hui de somptueuses mai-' sons de rapport, propriété d'un gros marchand de cirage, qui a balayé d'un seul coup, et sans souci du passé, toute la pauvreté pittoresque de ce recoin Montmartrois.

II

En prenant la suite de Joigneret, j'avais obéi à un pressentiment dont les événements démontrèrent la justesse. Nulle ville au monde ne pouvait mieux, me semblait-il, servir les intérêts des professionnels de la lutte; les premières soirées des Folies-Bergère m'avaient conduit à penser ainsi.

Evoquer le souvenir des premières luttes aux Folies, cela n'a l'air de rien, eh bien, cette fantaisie nous reporte simplement vingt ans en arrière ! Un rien.

En ce temps-là, notre maître à tous, Félix Bernard, tenait le haut du tapis, et seule, une minorité de connaisseurs savait, dans le grand public, s'intéresser à la lutte au point de vue strictement sportif.

Mais, c'était aussi l'âge d'or du musichall de la rue Richer, et l'exhibition des lutteurs prenait rang comme un simple numéro, dans le programme de la soirée.

Ceci se passait en 1888. Oh ! nous n'avions point encore, à cette époque, les honneurs de la scène. La troupe que dirigeait ce pauvre Robinet, et qui comptait comme étoiles de première grandeur Félix Bernard et Apollon, travaillait sur une estrade spéciale, dans le jardin d'hiver qu'un somptueux jet d'eau égayait de son clapotis. Ce jardin commandait l'entrée de la salle de spectacle.

Dois-je avouer que nos appointements journaliers étaient des plus modestes ; les cachets que je recevais se perdaient dans le tréfonds de ma vaste poche ; combien eût-il fallu de séances semblables pour en arriver —et qui sait encore — à mettre quatre sous de côté !

Mais paraître dans le premier music-hall de Paris, dans un établissement qui faisait courir toute la capitale, nous semblait un honneur insigne, à nous autres qui sortions de l'humble baraque foraine ; il le fallait payer d'un travail susceptible de montrer au public que nous n'étions pas des saltimbanques.

Et il arrivait ceci, c'est que nous nous tirions la « bourre » entre nous, sans animosité, sans rosserie, parce que nous n'avions point encore de réputation commerciale à défendre. On assistait chaque soir à de merveilleuses parties qui firent impression sur le public et influèrent incontestablement sur les destinées de la lutte dans les music-halls parisiens.

J'ai beau jeu, à vingt ans de distance, de soutenir cette opinion ; elle est contestable si l'on veut, mais aucune raison sérieuse ne saurait l'infirmer d'une façon absolue. Les premières soirées des Folies-Bergère marquèrent indubitablement une étape décisive du sport professionnel de la lutte dans les music-halls ; et il n'est point douteux que notre monde spécial doit à l'initiative de Marchand l'évolution d'un spectacle sportif qui végétait dans la médiocrité pittoresque de la baraque foraine.

Je crois qu'il n'est pas un homme, parmi ceux qui tenaient, à l'époque, le haut du tapis, qui n'ait conservé de ce prestigieux directeur que fut Marchand, le meilleur souvenir. Celui-là possédait, comme pas un, la psychologie du boulevard et de ses habitués ; il savait la mentalité des gens qui constituaient sa clientèle ordinaire et s'entendait à merveille à lui composer un spectacle essentiellement idoine à ses goûts. En un tour de main, il parisianisait le numéro le plus déplorablement province qui fût, et se serait bien gardé de modifier le caractère original d'une exhibition dont le cachet exotique faisait tout le sel. Il possédait son public, et sa manière de faire témoignait d'un esprit très averti sur le goût des gens qu'il conviait, chaque soir, chez lui.

Aussi bien, convient-il de dire que si le snobisme parisien prisait assez, aux beaux vendredis de la fête de Neuilly,une incursion dans la baraque foraine, il montrait un enthousiasme refroidi pour le spectacle des luttes transporté hors du décor rudimentaire où l'on avait accoutumé de l'aller voir, et la cause ne fut point gagnée du premier coup, tant s'en faut. A vrai dire, on en était encore à l'époque des tâtonnements, la lutte n'était point encore codifiée, dans le sens sportif du mot, aucune presse ne s'en occupait ; nous,lutteurs, nous fournissions un numéro,sans plus. Et malgré cela, on sentait qu'un jour viendrait où le spectacle de nos rencontres ferait courir tout Paris.

Il y avait, à l'époque à laquelle; je fais allusion, un petit jeune homme, ponctuel, Constam le Boucher portant une ceinture à rebours, et rangé, qui chaque soir, à huit heures très précises, faisait une entrée discrète aux Folies-Bergère, portant, serré sous son bras, un étui de cuir relativement volumineux, duquel il paraissait avoir très grand soin. Peu expansif — il a bien changé depuis — il gagnait, silencieux et rêveur, le pupitre qu'il occupait à l'orchestre, et jamais Desormes, qui conduisait alors, n'avait connu exécutant plus docile et plus attentif. C'était un modèle de douceur et de résignation, ce flûtiste — car il jouait de la flûte — qui se pliait, sans murmurer, les jours de répétition,à toutes les exigences de son chef. Hélas ! les luttes devaient le perdre, ou, pour être moins tragique, perturber complètement ses destinées premières. Un soir, la représentation terminée, alors que je remontais tranquillement avec Robinet la rue Richer, je vis un tout jeune homme s'approcher de moi et, d'un accent qui trahissait toute la sincérité de ses convictions, il me dit :

— Ça n'allait pas ce soir, hein, monsieur Pons, je l'ai bien vu, vous n'avez pas travaillé comme d'habitude (j'avais lutté avec Robinet). C'est pas la peine de me dire que non, j'y vois de tout près, j' suis d' l'orchestre.

Je n'étais pas très communicatif de ma nature, je reconnais humblement, au reste, que je n'ai pas changé.

— Ah ! vous trouvez, répondis-je simplement.

Le lendemain (je ne me rappelle plus avec qui je luttais), ma rencontre fut assez mouvementée et son résultat donna lieu à une certaine effervessence dans la salle. Je m'étais avancé au proscénium pour saluer le public, lorsque je vis devant moi, debout sur sa chaise, brandissant fiévreusement sa flûte, gesticulant comme un forcené, le jeune instrumentiste qui m'avait abordé la veille, rue Richer.

— Y' est pas, c'est pas vrai, criait-il à pleins poumons, les épaules n'ont pas touché, à la porte, l'arbitre ! vendu ! choléra !

— Y' est pas, c'est pas vrai, criait-il à pleins poumons, 
les épaules n'ont pas touché, à la porte, l'arbitre !
vendu ! choléra !

Ah ! le pensionnaire de ce bon M. Desormes n'avait pas l'air d'être mon partisan, ce jour-là ! En vain, son chef s'efforçait-il de lui faire reprendre sa place au pupitre ; peine perdue, le rideau était tombé, l'orchestre jouait déjà pour couvrir le tapage de la salle, lui, debout, face à l'orage, haranguant le public, continuait de vociférer ses protestations contre une décision contraire à son opinion personnelle.

— Et puis, quoi, dit-il à Desormes, en rangeant son instrument dans sa boîte, vous pouvez me résilier, c'est pas ça qu'empêchera que l' petit n'a pas été tombé.

Le jeune flûtiste disparut de l'orchestre le lendemain.

Il s'appelait Léon Manaud. La presse sportive devait lui ouvrir une carrière nouvelle et, en le mêlant directement à notre monde spécial des professionnels de la lutte, tempérer ses ardeurs passées.

— Crois-tu qu'ils en ont de la santé, de crier comme ça, me disait-il vingt ans après, flegmatique, les deux mains dans les poches, sur cette même scène des FoliesBergère, un soir de championnat, alors qu'un hourvari effroyable agitait la salle mise en ébullition par un résultat sujet à caution. C'est vraiment pas la peine de s'emballer pour si peu !

Et, sceptique, il pivota sur ses talons et s'en fut dans l'oubli de ses enthousiasmes passés.

Ces quelques incursions de la lutte sur la scène des music-halls parisiens furent, je le répète, des tentatives très heureuses, mais non point encore décicives. Les défis de Tom Cannon captèrent momentanément l'intérêt du public qui s'intéressait plus spécialement aux lutteurs.

Jamais homme ne fut plus contesté par ses adversaires, ni mieux défendu par ses partisans que Tom Cannon. Il vint en France, entouré du prestige que lui valait une réputation considérable et portée à son summum par une publicité habile, comme las Anglais savaient déjà la faire en un temps où nous en ignorions encore les premiers éléments. Nul lutteur n'eut jamais une âme de businessman égale à celle de Cannon.

A suivre...

 

Paul Pons

Illustrations de DE PARYS

article extrait de "La Vie au Grand Air" n°495 - 11 mars 1908

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