Au mois de novembre 1840, le Rhône a connu une crue spectaculaire qui a ravagé la vallée et, en particulier, l’île d’Oiselay à l’époque très mal défendue contre les inondations. Cette crue a surpris le baron Achille du Laurens d’Oiselay qui résidait dans son château avec ses cinq filles âgées de douze à deux ans, sa femme étant retenue à Avignon par des problèmes de succession.

Pour des raisons évidentes de sécurité, Achille n’a pas voulu affronter le Rhône en furie avec ses jeunes enfants et il a choisi, en attendant la décrue, de demeurer au premier étage de son château. Il était heureusement entouré d’un personnel efficace et dévoué qui lui a permis de faire face, pendant un mois, à cette situation précaire. Un seul souci : la présence sur les lieux de la gouvernante des enfants, mademoiselle Crussaire, une vieille fille acariâtre et, sans aucun doute; dépassée par les événements, dont les réflexions inappropriées avaient le don d’exaspérer Achille. Ce dernier étant écrivain ne peut s’empêcher de narrer la vie de son petit monde dans des lettres qu’il adresse régulièrement à sa femme et que je reproduis ici.

Il écrit dans un style désuet avec, de temps à autre, un très léger parfum de Chateaubriand, la légende vivante de l’époque. Le baron Achille du Laurens décrit avec flegme et parfois avec humour cette aventure qui traîne en longueur et aigrit les caractères. Lui-même fait preuve de pondération, de patience et de gentillesse. Il faut dire qu’il a 57 ans, qu’il a connu les affres de la Révolution puis on ne sait combien de régimes différents, et qu’il a toujours su s’adapter.

Sa femme est du même acabit. Scholastique de Mahon (Cotte) est la fille d’un Grand d’Espagne franco-espagnol, le duc de Mahon, qui a choisi de servir le frère aîné de Napoléon, l’éphémère roi d’Espagne José I. A la chute de l’Empire, il fait partie des dix mille « afrancescados » (collaborateurs français) qui, après que leurs biens aient été saisis, sont très brutalement chassés d’Espagne. Il a alors vécu plusieurs mois d’errance avec sa fille et a finalement échoué, dans le plus grand dénuement, à Avignon… et là… Achille rencontre Scholastique.

Pierre du LAURENS – février 2005 —

 ISLE D’OISELAY INONDÉE, VENDREDI 30 OCTOBRE 1840

Je t’écris, ma chère Cotte, au milieu des eaux. Hier matin, jeudi, le Rhône commença à se répandre sur les terres. Et, toujours croissantes pendant la journée, les eaux entrèrent, à dix heures du soir, dans le château, avec une rapidité effrayante. Ce matin, vendredi, la dixième marche de l’escalier a été couverte, l’eau entre par une fenêtre de la salle du nord jusqu’à une grande hauteur et sort par celles de la salle du midi. Heureusement, nous eûmes assez de loisir pour déménager tout, mais la soirée du jeudi, jusqu’au vendredi deux heures du matin, nous a offert le plus triste spectacle. Le bêlement des brebis que l’on conduisait sur les monticules, la nuit épaisse qui empêchait le bateau de secours du « patron Bonaud »(1) de se diriger, car il n’avait d’autre lumière que celle des lampes que nous placions sur les fenêtres de nos chambres du nord, les cris d’alarme de toutes les granges, tout inspirait la terreur. Je ne me couchai qu’à six heures du matin. Jacques Arnaud, son fils et le jardinier ont été sur pied toute la nuit dans leur bateau. Ce matin, ils sont allés au secours de Simon et de Marianne, à Oiselon : les pauvres gens avaient abandonné leur grange parce que, disait Simon, elle tremblait sur ses fondements. Après avoir cherché, on a trouvé les deux malheureux dans un bateau attaché à un buisson à l’abri duquel ils s’étaient mis à cause de la pluie battante. Et là, ils pleuraient ensemble leurs désastres, ce qui aurait attendri les cœurs les plus durs. Le Rhône avait emporté la cabane de bois qu’ils appelaient cellier avec tout ce qui s’y trouvait enfermé : ustensiles, cuves de lessive, tonneaux de vin, etc. On a porté secours à leurs chevaux qui se noyaient dans l’écurie, à leurs porcs qu’on a conduits sur la hauteur « moulas ».(2)

Mais il est impossible de parer à tous les malheurs. Ce matin, les cochons du fermier du château, abrités sur le monticule qui se trouve sur le chemin du bosquet, ont imaginé, pressés par la faim, de quitter leur asile. C’était pitié de les voir nager, accablés de fatigue. Enfin, un bateau est venu les recueillir, non sans peine parce que lorsque l’un d’entre eux était sauvé, il sautait du bateau et il fallait de nouveau courir après lui et après d’autres. Enfin, tous ont été portés au grenier des fermiers. Cette inondation est tout à fait semblable et de la même hauteur que celle de 1827. Aussi, ceci m’est une leçon pour ne rien faire dans les salles basses. Je suis très décidé à ne faire qu’un badigeonnage par l’ouvrier d’Achard. D’ailleurs, ces salles, une fois envahies par le Rhône, sont inhabitables pendant toute l’année suivante, excepté pendant les grandes chaleurs. Ainsi, point de badigeonnage imitant la pierre de taille… cela suffit. On les refera après l’inondation, mais je n’emploierai point à ce travail le jeune homme de Sorgues qui serait trop cher avec ses peintures à fresques. L’ouvrier d’Achard me contentera.

Ma chère Amie, tu peux étaler toute l’élégance de ton goût au premier étage, je me réserve les lieux inférieurs. Du reste, je vois la main de Dieu nous poussant cette inondation pour notre première année de propriétaires (3). Nous avons désiré une habitation de campagne et Dieu nous fait voir que tout n’est pas rose dans la satisfaction de nos désirs ! Il ne faut pas non plus croire retirer un grand revenu des terres qui ont été dans notre partage, car elles sont les premières sous les eaux et, si elles eussent été semées, voilà déjà trois fois qu’elles auraient été noyées ! Je ne les considère point comme une propriété qui doit mettre des écus dans notre bourse.

DIX HEURES DU SOIR

À cinq heures, cet après-midi, nous avons eu un moment d’espérance : trois marches de l’escalier étaient découvertes mais, depuis, le Rhône est immobile. Je viens de le visiter encore et je n’ai pas beaucoup de chemin à faire : il n’y a encore que ces trois marches découvertes, sept sont encore sous les eaux. Voilà 24 heures que nous sommes dans la même position ! On dit que c’est plus fort qu’en 1827. Enfin, nos enfants se portent bien. Elles n’ont vécu aujourd’hui que de pommes de terre bouillies et de confiture au moût. Nous les surveillons beaucoup afin qu’elles ne descendent pas l’escalier où un homme, même de haute taille, pourrait se noyer. Heureusement, personne n’est malade. Mlle Crussaire s’inquiète beaucoup de ce qu’elle ne pourra pas aller demain à Sorgues. Elle n’est pas assez pénétrée de la vérité du proverbe « À l’impossible, nul n’est tenu ».

SAMEDI 31 OCTOBRE 1840-10 HEURES DU MATIN

Hier, comme trois marches de l’escalier avaient été découvertes, j’avais une espérance de diminution pendant la nuit. Notre satisfaction a été mince, une seule marche s’est montrée mais, depuis, l’immobilité est complète. Lorsqu’on va mettre le nez sur l’escalier, le vestibule paraît un gouffre. Mlle Crussaire me cause souvent de l’impatience à cause de son esprit oublieux des faits les plus patents. Ce matin, je lui disais que j’avais allumé du feu dans le salon avec beaucoup de peine.

— Mais Monsieur, il y a du feu dans l’appartement qui sert de cuisine, je ne crois pas qu’il soit plus difficile à allumer ici que là !

— Mais à la cuisine, lui ai-je répondu, l’obstacle est le même, on fait sécher dans la cheminée le bois mouillé, comme je le fais ici.

— Cette femme n’avait pas vu ou avait regardé sans le voir Arnaud qui, pendant toute la journée d’hier, apportait dans son bateau du bois au pied d’une échelle placée sur le mur du corridor dont la fenêtre est rapprochée de ton ancienne chambre.. Elle s’opiniâtra, dans la journée d’hier, à tenir les enfants enfermées dans sa petite chambre tandis que je lui présentai, moi, que des enfants accoutumées à courir au dehors ne pourraient pas avoir assez de patience pour vivre dans un si petit espace et qu’il fallait, au contraire, les placer dans la grande chambre que tu occupes maintenant. Mais je parlai en vain et, comme j’ai juré de ne la contrarier en aucune manière, je gardai le silence. Mais, le soir, elle vint me dire avec le ton solennel de réclamation que tu lui connais :

— Monsieur, il faut cependant du feu pour défendre ces enfants de l’humidité ! Je répondis d’une manière très pacifique que dans la chambre qu’elle occupait il n’y avait pas de cheminée, comme elle le savait bien, et que si, dès le matin, on avait voulu laisser nos enfants dans la grande pièce que j’avais désignée, on aurait allumé le feu, mais que je n’avais pas jugé nécessaire, avec la disette de bois, d’en brûler pour faire honneur aux tableaux qui décorent les murs. Elle comprit cependant que j’avais raison, mais cette pauvre femme ne remarque rien. Elle est aigrie et n’est heureuse que lorsqu’elle chante, mieux partagée de ce côté que nos coqs qui gardent le plus absolu silence, attristés par l’inondation et la faim qui les dévore sur les arbres où ils se sont réfugiés.

Pour en revenir à Mlle Crussaire, comme elle avait vu Franceton et Bonaud courir jour et nuit pour porter à la grange des Perrine du pain aux pauvres habitants qui en manquaient depuis hier matin, elle déclara :

— Oh, tout se réduit à de belles paroles, on promet, mais on ne tient pas les promesses

— A quelle occasion ce reproche ?

— Parce que, hier, on avait parlé de porter à Marianne d’Oiselon une soupe toute faite et que Franceton et Bonaud, s’étant déjà exposés à un danger assez grand à cause des courants qui existent à Oiselon, avaient dit que puisque les fermiers avaient à manger, ils devaient, eux, courir pour des choses plus pressées qu’une soupe.

Voilà comme notre pauvre femme juge les choses. Pour moi, j’ai un système tout différent. Je pense que dans ces moments d’alarme, quand tout le monde fait son devoir de son mieux, on ne doit pas même accuser ceux qui font des fautes. J’ai grand pitié de gens qui, aux approches de la Toussaint, se plongent dans l’eau froide jusqu’au milieu du corps et passent la nuit tout mouillés pour rendre les services les plus nécessaires à leurs semblables. C’est ainsi que j’ai vu, avant-hier, Franceton, Bonaud, le jardinier, Pierre, notre domestique, s’exposer à des rhumatismes pour toute la vie. Enfin, même la Marie, la cuisinière, se mit à l’eau pour prendre certaines choses oubliées dans les offices. Je ne m’étonne pas si elle se plaint ensuite de douleurs dans les jambes et les pieds !

Enfin, tout le monde a travaillé merveilleusement. Mais il n’en résultera pas moins de grandes pertes pour nous. D’abord, un grand nombre de poules que jamais l’on ne put saisir sur les platanes où elles étaient couchées et que nous avons vues noyées dans la cour. Ensuite, notre jardin entièrement détruit pour cet hiver. Il faut penser, ma chère Amie, que voilà bientôt 48 heures que nous sommes dans ce déluge ! L’inondation dont tu as été témoin n’était qu’un jeu auprès de celle-ci. L’eau diminue, dit-on, mais de si peu que la décroissance est insensible. On s’étonne même de cette lenteur. Il y a toujours six marches de l’escalier couvertes. Je désirerais le retrait du Rhône pour deux motifs : le premier pour que Jacques Bonaud pût aller demain te donner de nos nouvelles, le second pour aller envoyer acheter du pain à Sorgues, car nous serons bientôt au bout de notre provision et, quand bien même le Rhône serait tout entier dans sont lit, impossible de se servir du four qui est plein d’eau et, de longtemps, ne pourra fonctionner. Je regrette que le grand broc de cuivre étamé ait marché sur Avignon, la provision d’eau eût été plus considérable alors qu’elle commence à s’épuiser. Et déjà, nous en tirons par les fenêtres. Elle a la couleur du café au lait. On la fera bouillir pour la boire parce qu’avec cette préparation, en la laissant refroidir, le limon tombe au fond. Je te prie de ne parler à personne, excepté à la jeune Duchesse si tu lui lis ma lettre de ce que j’ai dit de Mlle Crussaire parce que la chose pourrait lui être rapportée, ce qui me serait assez désagréable. On vient de m’annoncer que les chaussées (4) de M. de Massip et de M. de Bonne avaient crevé et les eaux du Rhône s’écoulant par ces crevasses ont produit la légère diminution que l’on observe. C’est un très petit espoir et qui nous enseigne qu’il n’y a pas de diminution réelle. Mais j’ajouterai « Maudit soit l’inventeur des chaussées ! » qui sont causes que toujours le lit du Rhône se relève et que la moindre croissance nous submerge. Je ne parle pas de cette inondation-ci qui, tout à fait semblable à celle de 1827, nous aurait couverts, même sans l’inconvénient des chaussées, mais de tant d’autres petites crues du fleuve qui, autrefois, ne portaient jamais le nom d’inondations. 

JOUR DE LA TOUSSAINT : DIMANCHE 1er NOVEMBRE 1840

Toujours le Rhône élevé ! Une seule marche a été découverte. Il en reste encore cinq de l’escalier sous les eaux. L’aide-jardinier qui est allé ce matin chercher quelques pains qu’on avait oubliés dans la panetière de la cuisine s’enfonçait dans l’eau jusqu’au milieu du corps. Dans les terres, c’est encore à noyer un homme de six pieds de taille !

Nos enfants se portent à merveille et mangent de manière à attrister une forteresse assiégée s’ils y étaient enfermés. Je vois avec regret notre pauvre coq établi sur une branche de platane, depuis soixante heures. Et sans avoir mangé un seul grain. Il contemple tristement les ondes qui l’environnent, mais sans montrer la moindre faiblesse. Bien des héros que l’histoire a célébrés n’ont peut-être pas montré, dans des temps de malheur pareil (une disette complète), autant de patience et de fermeté ! On va tâcher de le sauver avec quelques poules qui l’environnent dans la crainte que sa grande exténuation de force ne le fît choir dans l’eau. Le pauvre animal ne chante plus ! Mlle Crussaire, au contraire, chante sans cesse. Je l’entends dans ce moment-ci qui répète tous les cantiques qu’elle disait aux Carmes1, et surtout l’éternel motet qu’elle m’a fait entendre, ce matin, jusqu’à six fois ! Elle se plaignait à moi, hier, de mal de poitrine, mais elle ne veut absolument pas que le chant l’ait causé. 

LUNDI 2 NOVEMBRE 1840

C’est dans ces jours-ci, ma Chère Amie, que j’ai surtout appris à connaître combien la Marie du Château était une femme de ménage active, sans s’effrayer jamais ! Elle s’occupe des provisions pour les gens et de la nourriture de tous les animaux domestiques. Et cette surveillance d’aliments portée à tous ne s’exécute qu’en bateau et à grands frais de vêtements mouillés. J’espère, ma Chère amie, qu’aussitôt que les eaux se seront retirées, nous te verrons arriver, d’abord pour nous donner le plaisir de te voir, et puis pour savoir ce que tu veux porter à Avignon en linge, couvertures, etc. Je prévois que nous ne pourrons pas rester ici plus longtemps comme j’en avais le projet avec les salles d’en bas imprégnées d’eau et un jardin sans produit, perdu pour tout l’hiver.

Je t’envoie une lettre de Madame de Mahon arrivée ici avant l’inondation. Fais mes compliments affectueux à la jeune Duchesse. Donne-moi de tes nouvelles par Sorgues. Tu dois penser combien nous en sommes désireux, et nous aurons peut-être ta lettre quand nous irons aux provisions. Je ne sais si Pierre et Bernard pourront exécuter, aujourd’hui, leur projet d’aller à Sorgues. Ils doivent, disent-ils, remonter dans l’île plus haut que la Mayane pour tomber sur le chemin de Sorgues… et non sans danger !

Adieu, je t’embrasse de tout mon cœur et t’aime comme toujours. 

ONZE HEURES DU MATIN, TOUJOURS LUNDI 2 NOVEMBRE

Le Rhône augmente sa crue avec rapidité, sept marches de l’escalier sont couvertes, il n’y en avait que cinq hier. Nous craignons d’en voir dix comme vendredi. Rien ne m’étonne avec le temps qui règne ; mais de mémoire d’homme, et même depuis le déluge universel, on n’avait vu que quatre jours et quatre nuits d’inondation générale. 

Adieu, je t’embrasse encore une fois. Santé parfaite chez nous tous, heureusement. 

Achille du LAURENS

 

MARDI 3 NOVEMBRE 1840 – ISLE D’OISELAY TOUJOURS INONDÉE ET PLUS FORTEMENT QU’HIER

Nous sommes, ma chère Amie, dans une situation plus triste encore qu’hier. Le Rhône croissait encore à dix heures du soir et la onzième marche de l’escalier était couverte quand j’allai me coucher. Ce matin, à mon lever, lorsque le jour commençait, j’ai vu que les eaux avaient franchi les douzième et treizième marches composant toute la première montée et que l’eau couvrait tout le premier palier de la cage d’escalier où nous avons déposé l’autel de la chapelle et que les eaux allaient franchir la quatorzième marche, ou, pour mieux dire, la première de la seconde montée. Tous nos gens, tous nos fermiers sont consternés et leur physionomie laisse voir leur trouble. Ils m’effraient presque moi-même parce qu’ils ont l’air de croire que ceci ne peut être autre chose qu’un déluge. D’ailleurs, ils gémissent de toutes les pertes qu’ils sont sur le point de faire. Encore quelques pouces d’eau et leurs chevaux, brebis, agneaux vont être emportés, saisis par le Rhône sur la hauteur où on les a placés. Le Rhône va aussi entrer dans le grenier de François Guillaumont où le pauvre vieux s’est réfugié et où il dort avec les cochons, quelques agneaux et toutes ses provisions ramassées autour de lui. Le pauvre homme n’a jamais voulu venir au château parce qu’il se sent incapable de monter l’échelle appuyée sur le corridor.

Je suis très persuadé, ma chère Amie, que tu es empressée d’avoir de nos nouvelles, comme nous des tiennes. Je profiterai de la première occasion, mais elle me semble éloignée, car le Rhône croît toujours. Je crains que notre maison d’Avignon n’ait pris un bain par les salles basses. Ce serait dommage. L’inondation doit avoir été aussi terrible à Avignon. Hier au soir, nous avons entendu la cloche d’alarme. Il faut prier et se confier à Dieu. Mademoiselle Crussaire ne chante plus à présent mais, en revanche, elle s’effraie quelquefois pour rien. Tout à l’heure, elle courait partout parce que le vieux Guillaumont appelait, je crois, son fils, pour donner à manger aux chevaux, et elle disait à chacun : « Eh bien, allez, Guillaumont appelle, allez donc ! ». Mademoiselle Crussaire oublie que, pour aller, il faut un bateau, il faut être patron. Et alors, voyant les hommes se mouvoir, elle s’écrie : « Oh, mon Dieu, quelle tranquillité ! Peut-on voir un pareil calme ! » Je fais de mon mieux pour la rassurer et lui faire comprendre que lorsque nos gens ne se remuent pas, c’est qu’il n’y a réellement point de personne en danger. J’ai été fort content de Bernard qui, malgré ses 62 ans, s’expose, depuis plusieurs jours, à la pluie battante pour aller avec son bateau tantôt nous chercher du bois, tantôt pour nos poules, etc. 

TOUJOURS MARDI 3 NOVEMBRE – DIX HEURES DU MATIN

Toutes nos filles, de la plus petite à la plus grande, sont en santé parfaite. Un événement heureux, c’est que, malgré la pluie battante et le vent du Midi, le Rhône diminue un peu. Il a descendu la marche de la seconde cage de l’escalier, ce qui nous laisse le palier du premier escalier libre. Mais que de chemin il a encore à faire pour descendre treize marches ! S’il eût escaladé la seconde montée, vis-à-vis de l’antichambre, comme il commençait de le faire ce matin, j’aurais cru à un nouveau déluge universel ! Cependant, la parole de Dieu nous rassure, mais les nuits sont affreuses ! Point de clarté, des cris et des bateaux en mouvement. On a sauvé hier le pauvre coq qui avait, pendant quatre jours et quatre nuits, montré tant de patience ! C’est un vrai héros de poulailler ! 

Adieu, ma chère Amie, nous t’attendons ici, dès que les eaux se seront retirées. Tu dois avoir eu aussi tes alarmes ! Tes enfants, Mlle Crussaire et moi, nous t’embrassons de tout notre cœur. 

Achille du Laurens 

Voilà cinq jours et cinq nuits que nous sommes en même position ! La mémoire des hommes ne connaît rien de semblable ! 

MERCREDI 4 NOVEMBRE 1840 – ISLE D’OISELAY

Hier soir, ma chère Amie, le Rhône franchissait de nouveau la quatorzième marche de l’escalier du château, c’est-à-dire la première marche de la seconde cage de l’escalier de manière que, de l’antichambre, on apercevait l’eau bouillonnante, ce qui était réellement effrayant. Ce matin, à sept heures, il y a eu une légère diminution qui a continué insensiblement jusqu’au moment où je t’écris. 

QUATRE HEURES DU SOIR

Bonaud, son fils Pierre et le jardinier vont profiter de cette diminution et du beau temps pour se rendre en bateau jusqu’à l’endroit où ils trouveront la terre de l’autre côté du Rhône. Et de là, ils marcheront à pied jusqu’à Sorgues pour nous apporter des provisions de bouche, car demain, sans leur voyage, nous serions contraints de nous mettre à la ration. Et comment faire comprendra la nécessité de diminuer les vivres à des enfants ?

Enfin, nos gens sont arrivés. Leur voyage a été heureux. Ils nous ont rapporté pain, viande, fromage, etc. Ils n’ont pu marcher dans les rues de Sorgues qu’en bateau. Nous avons eu, ce matin, de tristes alarmes et de funestes résultats chez plusieurs fermiers de l’isle. Celui de la Mayane a perdu 50 brebis des 70 qu’il avait abritées sur une hauteur et qui ont été saisies par le Rhône qui croissait au-dessus de leur asile. Des cris horribles partaient de la grande Ginouse. On entendait de notre grenier « Sian perdu, sian perdu ! ». Franceton est allé en bateau à leur secours. La vieille grange tout à fait à côté de la nouvelle croulait. Aidés du jardinier et d’autres personnes, on a sauvé leurs chevaux qui allaient être enfouis et la partie des habitants, qui étaient dans la vieille grange, ont passé dans la nouvelle, non sans peine. Aussi, ces pauvres gens tiraient depuis une heure des coups de fusil en signe de détresse. Mais malheureusement, on ne peut pas être partout et il faut le temps nécessaire pour diriger un bateau glissant à travers les arbres qui sont autant d’écueils quand on rencontre des courants. Une partie de la grange des Perrine, quoique neuve, a croulé. Enfin, ma chère Amie, ce qui me désole et m’effraie en même temps, ce sont les cris, les coups de fusil en signe de détresse qui partent de tous les points. Rendons grâce à nos ancêtres qui ont bâti pour nous sauver d’un déluge (car ce désastre est un véritable déluge) non pas seulement un château, mais une forteresse. Marianne d’Oiselon vint hier nous trouver, transie de froid après avoir passé 24 heures nuit et jour sur le moulas. Elle était quelquefois menacée d’être mordue par les cochons de la Mayane et les siens rendus furieux par la faim. Le pauvre Simon qui est resté à ce poste avec son domestique est réellement on ne peut plus malheureux. Il l’est d’autant plus qu’il sent toute l’énormité du désastre étant dans l’eau limoneuse depuis huit jours.

Hier, lorsque nos hommes partirent, je leur livrai les deux lettres qui précèdent et celle-ci avec prière de les livrer à M. Mathieu, le directeur, si la route était viable. Celui-ci leur dit qu’il ne répondait pas de l’arrivée de ces lettres à leur destination parce que toute communication était rompue avec Avignon, par les eaux.

JEUDI 5 NOVEMBRE 1840 – 4 HEURES DU SOIR

Je vois que ta santé est toujours parfaite, malgré tant d’ennuis. Puisse-t-elle ne pas être dérangée par l’inquiétude que t’a certainement causée notre position. Si j’avais pu te faire passer le moindre billet, sois assurée que je n’y aurais pas manqué, mais impossible, au milieu d’un déluge qui dure depuis huit jours et huit nuits ! Ces jours ont été rudement longs ! Enfin, heureusement, à l’heure où je te parle, il n’y a plus que cinq marches de l’escalier couvertes. Bonaud me promet d’aller demain à Sauveterre1 pour voir sa famille et après-demain à Avignon. Je lui livre mes trois lettres qui t’arriveront certainement, car il est très soigneux des choses qu’on lui confie. Avec quelle douce et tout à la fois empressée satisfaction nous lisons tes lettres, ma chère Cotte, après de si grands malheurs ! Nos enfants continuent à vivre en santé parfaite, ennuyées seulement de ne pas courir. Depuis la plus grande jusqu’à la plus petite, jusqu’à Mlle Crussaire et ton très aimant époux, nous souhaitons le retrait du Rhône.

LUNDI 9 NOVEMBRE 1840 – ISLE D’OISELAY

J’ai reçu, hier dimanche, ma chère et tendre Amie, ta lettre du 6 novembre et je l’ai lue avec une tendre avidité. C’était la première que je recevais de toi depuis tant de malheurs. Le bon Cyriaque me l’apporta de la Poste de Sorgues et, comme M. Mathieu lui a dit aujourd’hui que les communications étaient rouvertes avec Avignon, je te réponds par la même voie avec Cyriaque comme porteur. Jacques Bonaud vient d’arriver. Sa présence m’a causé un plaisir infini parce qu’il t’a vue en santé parfaite. Malheureusement, le pauvre homme ayant la tête encombrée de tant de commissions dont on l’avait chargé de divers côtés avait oublié ta lettre à Sauveterre et mon jeûne de tes douces paroles doit se prolonger jusqu’à demain. Il m’a dit que tu n’avais pas le projet de venir nous trouver après la retraite du Rhône pour faire la part du linge, des couvertures qui doivent rester ici et de celles qui doivent marcher à Avignon, car nous nous trouverions mal à l’aise de coucher avec un seul drap, le jour de notre arrivée. Mais, puisque tu promets d’envoyer Marie avec tes pleins pouvoirs et tes intentions qu’il m’eût été impossible de connaître, tu fais bien de t’éviter cette peine. Cependant, je ne cache pas que ton arrivée nous eût causé un grand plaisir. Tu nous aurais raconté, pendant deux à trois soirées au coin du feu, tous les détails de cette catastrophale (7) inondation. Ces récits, nous étant faits à Avignon même, n’auront plus le même charme. Je t’invite, ma chère Amie, lorsque l’eau aura abandonné ta maison, à ne pas faire allumer le feu aussitôt après. Rien ne serait plus capable de faire raidir et bossuer tous les papiers qu’une pareille pratique. Il faut se contenter d’ouvrir la maison toute la journée pendant une semaine. L’appartement est au midi, exposition qui pompera facilement l’humidité et d’une manière tout à fait naturelle. À propos de feu, je crains bien que notre belle provision de chêne vert n’ait été brûlée en partie avant l’inondation et que le Rhône n’ait emporté le reste. Ma grand-mère avait raison de dire : « provision-destruction ». Enfin, nos santés sont en général exemptes d’échec, ce que je considère comme une grande grâce de la Providence. Quelles alarmes, si une de nos enfants eût été malade dans ces jours de clôture aquatique ! Point de médecin et, ce qui est pis, point de remède de pharmacie d’aucun genre ! Nous sommes toujours environnés d’eau, mais deux marches seulement de l’escalier sont couvertes. Je crois que nous serions tout à fait débarrassés si les eaux qui arrivent de la Mayane, du Dragonnet et d’autres lieux en abondance ne remplissaient pas tout le circuit du château, la cour, etc., et empêchent ainsi nos eaux de s’écouler. Les salles basses en sont encore jusqu’à la moitié de la jambe ainsi qu’une partie du bosquet. Cependant, j’espère être après-demain non pas à pied sec, mais sur le limon très épais que le Rhône a partout laissé et que l’on ne pourra enlever qu’au moyen de brancards.

Adieu, charmante compagne de ma vie, compagne éloignée et tout à la fois très rapprochée de mes regards. Je t’embrasse.

Achille du Laurens

JEUDI 12 NOVEMBRE 1840 - ISLE D’OISELAY

J’ai reçu, Chère et Bonne, ta lettre du 8 novembre, hier, par Jacques Bonaud qui est reparti aussitôt après parce que ses services étaient nécessaires ailleurs. Ton idée de nous faire revenir par le bateau de Franceton serait charmante en d’autres temps, mais, aussitôt que celui-ci aura pu remettre en exercice son bac à traille, ce sera plus que jamais une nécessité de ne pas priver du passage les habitants de l’isle. Si tu savais le nombre d’insulaires qui attendent ce moment, comme les Juifs, le Messie. Tous les fours d’Oiselay ont logé le Rhône pendant huit jours et l’on ne peut y mettre le feu de longtemps, car on s’expose à en fendre les pierres. Tous les habitants sont donc décidés à aller pétrir et cuire leur pain dans les fours de Sorgues. Il leur faut la grande barque pour passer leur charrette et rapporter leurs pains. Franceton sera pendant un mois, au moins, le seul passage organisé. La barque Cambis a été renversée par le Rhône. Au reste, ma chère Amie, le chemin de la Traille n’est pas encore viable. Il y a, dans le château, encore de l’eau jusqu’à la cheville. Hier, on a enlevé une épaisseur de limon d’un pied (8).Si Marie veut venir samedi ou dimanche, qu’elle s’arrête chez M. Hernandez et se fasse indiquer par Cyriaque le chemin de la garrigue au bateau.

Je termine parce que Cyriaque va partir pour Sorgues et réclame mes lettres. Les occasions sont si rares qu’il faut en profiter à l’instant.

Adieu, ma chère Amie. Nos enfants se portent à merveille. Mille amitiés à la Duchesse.

Achille du Laurens

JEUDI 12 ET VENDREDI 13 NOVEMBRE 1840 – ISLE D’OISELAY

Bien que je vienne, à présent même, de remettre à Cyriaque une lettre à ton adresse, pour la jeter à la Poste de Sorgues, j’écris de nouveau pour achever ma conversation, car la hâte du maçon qui voulait profiter d’une traversée qu’allait faire Franceton en petit bateau pour un fermier m’a coupé la parole au moment où j’avais encore tant de choses à te dire. J’en reviens donc à ma première proposition : impossible d’aller nous réunir à toi, ma chère Cotte, à l’aide d’un bateau, parce que ce bateau ne pourrait plus remonter ici au moyen d’un cheval qui s’enfoncerait, en plusieurs endroits, jusqu’au museau ! Impossible encore de priver tous les habitants du grand bateau de Franceton dans un temps où il leur sera si nécessaire ! Et de plus, j’ajoute que ce temps où le passage du Rhône sera organisé est encore éloigné de nous. Je crois, en voyant avec quelle lenteur le Rhône se retire, que nous sommes encore clôturés pour huit jours au moins. Et ces jours-ci sont les plus mauvais car, dans le temps de l’inondation au plus haut degré, c’était avec un bateau que l’on allait quérir, sans se mouiller, les choses les plus nécessaires. Aujourd’hui, nos hommes ne peuvent aller dans la cour jusqu’au puits qu’en marchant jusqu’à la hauteur du genou dans une boue noire et liquide. Il y a encore partout dans le château deux pouces (9) d’eau. On ne peut donc le traverser qu’en se mouillant beaucoup. L’eau n’a plus assez de profondeur pour porter la cuve de lessive comme elle le faisait, il y a trois jours et pendant tout le temps de l’inondation. Et puis, nous brûlions le dessus du bûcher qui n’était mouillé que de pluie. Aujourd’hui que nous en sommes à brûler le bas, c’est bien pire ! Le bois est enfoui dans le limon et, tous les matins, on s’emploie deux heures au moins à souffler avant d’avoir un feu passable, inconvénient qui, tous les jours, nous fait dîner à deux heures. À propos de bois, je t’annonce que le Rhône a emporté dans sa course ces tas énormes qui, dans le bosquet, gisaient refendus et sciés et que l’on s’occupait de partager. Le fleuve a aussi entraîné, jusqu’au dernier, les pieux dont Hector voulait faire présent à Ulysse. Toutes ces pertes me convainquent de plus en plus de la nécessité de construire, sur la hauteur qui s’élève dans le chemin du clos, un bâtiment de secours pour abriter, contre la fureur du fleuve, tout ce que l’on ne peut pas placer dans les greniers. Là, seront placés : chevaux, brebis, poules, cochons, enfin un four pour ne pas manquer de pain en temps de pareilles calamités. Il y aura aussi un bûcher où tout le bois coupé sera placé dès le milieu de septembre, car il ne faut plus se le dissimuler, ma chère Amie, on doit s’attendre à présent à essuyer une inondation une année sur deux. Je ne dis pas qu’elles soient toutes de la nature de celle-ci, mais elles seront assez fortes au moins pour jeter un pied d’eau dans le château, ce qui est assez considérable pour faire des pertes de tous les gens dans les champs.

À qui devons-nous un si triste résultat ? À Messieurs les propriétaires, constructeurs de chaussées qui, en interdisant au fleuve l’entrée dans leurs terres, à l’époque des crues moyennes, ont forcé le Rhône à déposer dans son lit le limon dont il aurait revêtu leurs terres et les aurait ainsi beaucoup rehaussées. Comme n’avoir pas compris qu’il valait mieux perdre quelques boisseaux de terre pendant certaines années qui étaient, j’ose dire, plus rares qu’à présent, que de se priver d’un bienfait de voir rehausser sa terre par le limon du fleuve ? Si l’on eût compris cette vérité, nous n’aurions pas de catastrophe comme celle-ci à déplorer. L’époque de 1827, même, ne serait reproduite que tous les 50 ans, et toujours en moindre quantité chaque fois, parce que le lit du Rhône eût été plus bas et les terres plus hautes. Aujourd’hui que la faute est faite, il n’y a plus qu’à gémir et à se précautionner. Les biens de l’isle produisent beaucoup, mais on perd une grande partie des productions et l’on mange un tiers de l’autre partie en réparations et constructions de toutes espèces.

Enfin, j’espère que nous sommes à la fin de ces tristes jours ! J’en ai passé de bien mauvais, chère Cotte ! Ma plus grande peine et sollicitude a été de maintenir la paix, toujours prête à être troublée, depuis quinze jours que nous sommes enfermés. C’est bien là que j’ai compris que les hommes agglomérés, serrés coude à coude pendant longtemps, sont rarement tranquilles. Les soupçons, les mots aigres, les bouderies, les refus d’obéir à des ordres, dont l’exécution était souvent pénible et dangereuse pour la santé, les reproches que tous s’adressaient réciproquement quand une chose était mal faite ou mal comprise, tous ces ennuis, je les ai éprouvés ! J’ai eu besoin de toute ma patience et de toute ma modération pour surmonter tous ces obstacles.

Même la sainte Mademoiselle Crussaire m’a donné sa part d’ennuis. Un jour, elle a fait des observations critiques à Thérésine qui tricotait un bas, en lui disant que ce n’était pas le temps de s’occuper à un semblable ouvrage alors que, dans ce moment, il s’agissait de courses de bateaux où elle n’avait que faire. Thérésine se fâcha alors contre Mlle Crussaire. Je me suis tiré de tous ces embarras avec ma patience, ne donnant jamais raison à personne et administrant des potions calmantes à tout le monde. Un autre jour, je vais prendre dans ta chambre la petite Marie-Thérèse (10) dans le temps que Mlle Crussaire faisait la prière avec ses autres sœurs parce que je voyais cette enfant dont les cris et les promenades détournaient ses sœurs et Mlle Crussaire elle-même de l’attention qu’exige la prière. Mais ne voilà-t-il pas que celle-ci prend mon geste pour enlever cette enfant en mauvaise part. Elle prétend que je n’ai point de confiance en elle, que je ne crois pas mes enfants bien gardées par sa surveillance. J’ai beau lui attester le contraire, même par serment, elle demeure inébranlable dans son opinion, elle me soutient qu’il y a de ma part méfiance que, depuis longtemps, elle s’en est aperçue. Je lui livrai la victoire, la parole et l’enfant pour avoir la paix que j’apprécie plus que mon amour-propre.

Elle a aussi quelquefois des discussions avec Mariette et j’ai toujours désapprouvé, grondé même celle-ci toutes les fois qu’elle a répondu aigrement à l’institutrice. Mais n’y a-t-il pas aussi un peu de sainte exagération de la part de Mlle Crussaire dans l’exécution de tes ordres vis-à-vis de mes filles, lorsqu’elle ne veut pas que, même Marie-Thérèse, soit portée un instant à la chambre-cuisine, et lorsqu’elle exige que la bonne, chaque fois qu’elle est obligée d’aller dans ce lieu interdit, lui remette à elle-même l’enfant ? La bonne, dans les jours que nous venons de passer était obligée de se rendre plus souvent à la chambre-cuisine afin d’y prêter son aide. Chaque fois qu’elle s’y trouvait avec Marie-Thérèse : extraction violente de ses bras de Marie-Thérèse par Mlle Crussaire et fâcherie de la bonne. J’ai enfin ordonné à celle-ci de ne plus contrarier Mlle Crussaire sur cet article, d’autant qu’elle dit, qu’une fois à Avignon, elle ne se mêlera plus de Marie-Thérèse parce que sa mère sera présente et libre de permettre la chose ou non. Enfin, cette fille est sainte et bonne, j’en conviens, mais je lui vois le caractère difficile. Je crois qu’elle s’est plainte de tous les individus ici, excepté des Guillaumont, et elle me rappelle cette pensée de La Bruyère : « Celui qui est mécontent de tout le monde est ordinairement quelqu’un dont personne n’est content ». Elle me disait, l’autre jour, que dans le Nord elle n’avait jamais vu de tels effets d’une inondation, les communications coupées, les courriers ne marchant plus… elle n’avait pas saisi l’énormité de ce déluge. Depuis qu’elle a su ce qu’en disaient plusieurs lettres, elle a compris. Aie l’air d’ignorer tout ce que je te raconte sur Mlle Crussaire lorsque tu la verras. Mais je dirai, toute ma vie, que durant les jours désastreux que nous venons de vivre, cette sainte fille que j’estime beaucoup a terriblement fait manœuvrer ma patience.

Pour parler de nos pertes, je dirai que nous pouvons nous attendre, cet hiver, à beaucoup dépenser pour le ménage. Nous avons perdu cinquante poules, tout le jardinage et tout le bois qui était coupé et dont j’avais mon sixième. Il faudra que nous fassions couper le bois mort des ormeaux afin que la cuisine puisse marcher et j’espère que nous ne perdrons pas, par une quatrième inondation, et le bûcher et le prix des journées ! Le Rhône n’a fait qu’un seul bien : celui de nous garnir, pour la troisième fois, d’un limon très épais, la terre de la rompue (11) qui était si basse et de nous relever, sans le secours des géomètres, la chaussée du jardin d’un demi-pied (12) au moins.

Nos enfants se portent à merveille mais, si cette vie de clôture se prolongeait, je craindrais qu’elles ne tombassent malades d’indigestion ou d’autres choses. Lorsque l’eau aura entièrement abandonné notre maison, je te conseille de faire passer légèrement une éponge mouillée sur les papiers afin d’enlever le plus qu’on le pourra les traces de limon et puis de laisser les appartements ouverts pendant plusieurs jours et sans feu.

C’est une rude calamité que nous éprouvons, ma chère Amie, et qui, malheureusement, va recommencer. Le vent du Midi souffle avec violence. On va à Sorgues chercher des provisions, sans quoi nous manquerions de tout. On ne sait bientôt plus comment nourrir les animaux domestiques avec une terre qui est couverte d’eau. Les cochons, la chèvre, les brebis sont à la ration. Que Dieu nous assiste, car il n’y a aucun moyen de s’en aller, surtout avec cinq enfants ! Mlle Crussaire me prie de demander à Marie si ses vêtements de laine, manteaux, etc. ont été à l’abri de l’inondation. Elle te présente ses respects ainsi qu’à M. le Curé des Carmes.

Adieu ma chère et très aimée. Conserve ta santé et prions ensemble.

Achille du Laurens

MERCREDI 25 NOVEMBRE 1840 – ISLE D’OISELAY

J’ai reçu par Pierre ta dernière lettre, ma chère Amie, dans laquelle tu me conseilles de nous rendre en famille à Sorgues, chez Simon Buly, et d’attendre des voitures d’Avignon que tu nous enverrais. Certainement, ce plan est très sage et très bien conçu si nous pouvions faire traverser le Rhône à un cheval et à un char pour porter les enfants jusqu’à cette auberge. Mais, le bac n’étant pas organisé, comment conduire une enfant de deux ans ou de cinq ans à pied en la portant sur les épaules dans un chemin de cailloux gros comme la tête ? Car je n’ai pas cessé de vous le dire à tous, mais ni toi, ma chère Amie, ni mes frères ne l’avez compris. Ce n’est pas le chemin de Sorgues que l’on pratique en ce moment-ci, mais un autre chemin. Les piétons, et les piétons seulement, montent sur la garrigue en sortant du petit bateau et vont à travers les cailloux et de petits sentiers tomber après trois quarts d’heure de marche dans le grand chemin de Lyon, à vingt minutes du pont de Sorgues. Comment porter sur ses épaules les enfants et les couvertures jusque là lorsque l’on est obligé de s’occuper soi-même de placer son pied de manière à ne pas tomber ? J’ai prié Cyriaque de nous chercher une charrette à Sorgues qui vienne chercher nos enfants au bord du Rhône, samedi prochain, si le temps est beau et, dans ce cas, tu nous enverrais deux calèches de Boyer, car nous sommes en nombre de huit personnes grandes et petites.

Tu dois te rappeler, ma chère Amie, que l’année où nous voulûmes nous rendre de Valréas à Oiselay (c’était en 1835), jamais notre voiture ne put sortir du bourbier où nous étions engagés à la descente du pont de Sorgues. Nous fûmes contraints d’aller prendre une autre route, au-dessus, vers le Nord, qui allongea beaucoup notre voyage. Mais aujourd’hui, c’est bien pire, le détour est bien plus grand et bien plus mauvais à pratiquer. Enfin, Cyriaque m’amènera une charrette si, d’ici samedi, la route ordinaire n’est pas praticable par les calèches de Boyer. Cyriaque était venu pour aider nos gens à purger le château de l’eau et du limon qui y étaient enfermés. C’est la troisième fois que nous faisons cette opération. Si le Rhône y rentre, je ne la fais plus jusqu’au mois de mars. Cyriaque voulait se rendre aujourd’hui à Sorgues. Franceton n’a pas osé venir le prendre avec son bateau à cause de la tempête. Le plus grand malheur à considérer après cette inondation, chère Amie, c’est que l’isle d’Oiselay est absolument perdue comme terre de revenus. Ce n’est qu’un vaste étang que l’on ne verra plus à sec que dans les mois de Mai, Juin, Juillet et Août. Dès le mois de Septembre, les fortes inondations ou les petites commenceront par tenir l’isle couverte pendant tout l’hiver. Il n’y a plus de profit à espérer dans ces biens que l’air frais et de l’ombrage en été et quelques branches d’arbres pour nos cheminées en hiver. Voilà 27 jours que le Rhône éclipse généralement toutes les terres. Point de cause efficiente pour empêcher les eaux de se retirer et, cependant, elles sont immobiles. Qu’est ce qu’une retraite d’un demi-pouce d’étendue tous les trois jours ? C’est que le plancher du fleuve s’est relevé à tel point que la quantité d’eau qui y roule et qui, autrefois, aurait à peine rempli son lit jusqu’à moitié du rivage suffit aujourd’hui pour le faire verser et en abondance.

Nous avons de plus la lône (13) profonde que l’inondation a creusée chez M.de Massip où le fleuve se précipite comme dans son propre lit jusqu’à la Grange Neuve et qui augmente la masse des eaux. Jamais le propriétaire ne se décidera à dépenser cinquante mille francs pour fermer cet immense courant large au moins comme la branche du Rhône vers le pont Saint Bénézet. J’allai le voir, l’autre jour par curiosité. On ne peut jamais en toucher le fond avec toute la perche de notre bateau. Enfin, ma chère Amie, nous prendrons notre parti sur ce triste inconvénient de ne pas avoir de revenus à Oiselay, comme sur bien d’autres choses.

Nous nous occuperons de la grange de Serre et des 25 saulnées près de la Marine. Remercions Dieu de ce qu’il nous maintient en santé, nous et nos enfants.

JEUDI 26 NOVEMBRE – ISLE D’OISELAY

Les inventeurs et faiseurs de chaussées nous ont privés d’une propriété où les malheurs de récolte eussent été bien rares si l’on eût laissé le Rhône relever et féconder tout à son aise les isles que lui-même avait formées. Ce n’aurait pas été un grand désastre que perdre tous les cinq ou six ans quelques boisseaux de blé que l’on aurait d’ailleurs pu ressemer. Et, une fois les terres relevées à grande hauteur, on n’aurait plus eu à endurer des inondations pareilles à celle-ci.

Je suis plus content du régime de Mlle Crussaire depuis quelques jours. Elle a compris, je crois, que son régime était nuisible. À présent, elle mange, après sa soupe, du mouton bouilli, souvent deux fois, et un autre plat maigre. Aussi, sa toux qui n’était, je crois, que le résultat d’un échauffement a cédé tout à fait. Son caractère est aussi beaucoup plus gai que de coutume. Elle regrette la messe comme nous tous, mais elle prie avec une grande ferveur devant une croix qui fut recueillie par Franceton et Guillaumont pendant qu’elle flottait sur les eaux dans le territoire de la Mayane. Mon projet est de la faire planter avec une inscription qui indique son origine. Ce qui me fait penser, ma chère Amie, que quelque dérangement s’est opéré dans le lit du Rhône. C’est ce qui se passe aujourd’hui : toute pluie a cessé, temps serein, vent du Nord aussi terrible qu’un ouragan qui pousse le fleuve au Midi avec une rapidité qui effraie. Et, néanmoins, toutes les terres, généralement toutes, sont sous les eaux depuis 28 jours. Leur retraite est insensible. Nous n’avons encore que la moitié du bosquet de découvert. Impossible de semer cette année les propriétés !

Mon impatience d’aller te retrouver, ma chère Cotte, est grande. Tu ne dois pas en douter. Outre l’amour que je te porte et qui m’y conduit, je puis ajouter aussi que mon séjour ici n’est presque plus supportable. La vue continuelle d’une terre dévastée, une clôture de 28 jours, un vêtement dont la moitié est en étoffe d’été avec le froid qui règne, je trouverais aisément dix autres motifs pour sortir d’ici. Mais rappelle-toi que le bonheur de nous revoir tous est renvoyé à samedi prochain si le vent cesse. La tempête est effrayante depuis cinq jours. Les vagues que je vois s’agiter dans le bosquet et dans les terres me représentent la mer en furie. Les arbres dans la boue, depuis un mois qu’ils prennent le bain, n’ont plus la force de résister au vent. Un aube (14) vient de tomber, tout à l’heure, avec fracas, heureusement loin du bâtiment ! Je te remercie, ma chère Amie, du beurre excellent que tu nous as envoyé et qui a fait fortune, surtout auprès des enfants, toutes en santé parfaite. Marie-Thérèse, quand on lui demande où est sa maman, répond :. « A… ignon pour… atage ». Elle nous ouït dire que tu étais à Avignon pour le partage. Cette enfant s’est beaucoup fortifiée et marche beaucoup mieux.

Adieu, ma très chère, dis toutes nos tendresses à la Duchesse qui s’effraie mal à propos. Je t’embrasse de tout mon cœur, chère et bonne amie, n’oublie pas les calèches pour samedi prochain et, si elles peuvent venir jusqu’au bord du Rhône, que le conducteur n’oublie pas de prendre Cyriaque pour indiquer le chemin.

Achille du Laurens

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(1) Le « Patron » : nom donné au passeur de l’île qui habitait la Traille d’Oiselay et gérait la dangereuse traversée du Rhône soit par un bac à traille soit par des bateaux plus performants que ceux des particuliers. Il était rémunéré par le baron du Laurens. (Note fournie par monsieur Pierre du Laurens)

(2) Moulas : Frédéric Mistral traduit ce mot par butte factice dans le Grand Trésor, tome 2, comme provenant de l’ancien français molard. Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle LAROUSSE, tome 11, page 395, définit le mot par : éminence, colline, hauteur, élévation naturelle ou factice.

(3) Le 6 mars 1840, Gabriel, Baron du Laurens d’Oiselay, né en 1752, père d’Achille et de six autres enfants, mourait à Avignon. 1840 est donc l’année des partages. (Note fournie par monsieur Pierre du Laurens)

(4) Le terme « chaussée » au 19ème siècle signifie « digue » à notre époque. Elles étaient rares en 1840, chaque propriétaire se défendant comme il pouvait des inondations. L’actuel réseau de digues de l’île d’Oiselay date de 1900.

(5) L’église des Carmes, à Avignon. Précision de monsieur Pierre du Laurens.

(6) Le village de Sauveterre est situé dans le Gard sur l’autre rive du Rhône, la rive droite. Précision de monsieur Pierre du Laurens.

(7) Achille du Laurens d’Oiselay recourt à ce néologisme pour noter l’ampleur du phénomène météorologique

(8) Le pied (12 pouces) 0, 325 mètre d’après « Usages locaux de l’arrondissement d’Orange et, en général, de la région » par Raphaël Mossé, C. Martin éditeur, année 1914, page 229.

(9) Le pouce (12 lignes) c’était 2,7 centimètres soit 5, 4 centimètres d’eau dans le château. Mossé, ouvrage cité.

(10) Marie-Thérèse, la dernière fille d’Achille est âgée de deux ans en 1840, précision fournie par monsieur Pierre du Laurens.

(11) Le Grand Dictionnaire universel Larousse du XIXème siècle : tome 13, page 1362, rompue : terre défrichée.

(12)  Voir mesure indiquée page 9

(13) Lône : nom donné dans la vallée du Rhône et dans celle de Saône à des masses stagnantes d’eau en communication avec un cours d’eau. Le Grand Dictionnaire universel Larousse du XIXème siècle : tome 10, page 660.

(14) Aube, (s.m.) nom donné au peuplier blanc (populus alba) dans le midi de la France. Le Grand Dictionnaire universel Larousse du XIXème siècle : tome 1, page 911.