Très rapidement, la guerre modifia l'activité économique de la commune. Le projet de construction de deux classes supplémentaires fut abandonné, elles furent terminées en 1934. Tous les instituteurs furent remplacés par des femmes. Dans les premiers mois de la guerre, l'un d'eux, Fernand Lonneud, fut tué. (10) 

Au début des hostilités, les Sorguais allaient lire les communiqués de guerre affichés sous les escaliers de la mairie, mais elle s'éternisait, et les soucis immédiats devenaient de plus en plus nombreux. Des secteurs actifs, les légumes abondamment exportés en Allemagne, ainsi que les papeteries et la soie, furent frappés par l'interruption des exportations.

 

Les réquisitions firent partie des premières mesures de guerre : d'abord les chevaux et les mulets, plus tard les céréales, les harnais et les voitures.

Les foyers manquaient de sucre, de pain, de pétrole. Le charbon fut rationné. Le tabac devint rare, les hommes formaient des files d'attente devant les lieux de distributions. Très peu de maisons avaient l'électricité. Dans les foyers on revit l'éclairage à la bougie qui manqua rapidement. La petite pompe à huile, lou caléu, fut de nouveau utilisée.

La vie fut le plus fortement perturbée dans le domaine de l'approvisionnement. Le pain, nourriture de base, devint une préoccupation constante. Ce pain de guerre, rond et plat, fut peu apprécié et trop rare. Pain, sucre, lait, charbon, pétrole furent rationnés. On encouragea la culture des pommes de terre et des haricots. A partir de1916, avec la création d'une coopérative de vente de produits d'alimentation destinée au personnel de la Poudrerie, mais qui servait tout le monde, amena une amélioration dans le ravitaillement de nos concitoyens. Elle se trouvait dans les locaux de l'ancienne boulangerie « Graille », avenue Gentilly.

Les murs du pays se couvraient d'affiches avec pour slogan « Taisez-vous, méfiez-vous, les oreilles ennemies vous écoutent ». D'autres vantaient le patriotisme avec « On les aura ! Emprunt de la défense nationale, souscrivez ».

La population n'utilisait plus le bouillon Kub à cause de sa consonance allemande. L'entreprise Maggi-Kub vit ses affaires péricliter sans qu'aucune preuve ait été apportée de la réalité de l'accusation entre cet établissement et des intérêts allemands. Les habitants souffraient de la psychose de l'espionnage.

Dès le mois de septembre, les premiers réfugiés des départements du Nord arrivèrent. Certains s'installèrent définitivement à Sorgues comme la famille Humblot. Parmi ceux-ci, un chiffonnier qui demeura célèbre : « PIALOU ». Il parcourait les rues pour ramasser les peaux de lapins en chantant :

Pialou, Pialou,
C'est la peau (bis)
De Guillaume (bis)
Qu'il me faut !

Les parents firent de Pialou un personnage terrible, un croquemitaine, qu'ils évoquaient pour effrayer les enfants dont ils voulaient se faire obéir :

« Sois sage, sinon Pialou va venir te chercher ! »

Avec la construction de la Poudrerie nationale, la population doubla. Tous les Sorguais qui avaient des appartements vides les mirent en location. Chemin de Brantes, à la hauteur de l'ancien passage à niveau, on creusa quatre grands trous pour retirer du gravier destiné à la maçonnerie. Parmi les terrassiers, d'après la rumeur, se trouvaient des avocats, des directeurs de banque, des notaires, c'étaient des « embusqués ». Ils dormaient à la Villa Park. Ces gravières se remplirent d'eau et longtemps les garnements vinrent s'y baigner. Par la suite, elles furent comblées par les ordures ménagères. A partir de 1916 et jusqu'à la fin de la guerre, la Poudrerie nationale occupa 6000 ouvrières et ouvriers. 

Les premières troupes coloniales firent leur apparition : tirailleurs tonkinois logés dans les docks de la gare, à l'emplacement à l'heure actuelle du magasin « ED ». Par la suite, l'État construisit le camp des « Bécassières » où ces Annamites furent logés et devinrent en majorité des ouvriers poudriers.

La guerre s'éternisant, Sorgues devint une ville de garnison, plusieurs régiments y étant casernés, avec un Commandant de la Place. La chapelle Sainte Anne, à l'emplacement de la boucherie Bagnol qui faisait face à l'ancienne gendarmerie (RN7), fut transformée en prison militaire. Les bureaux du commandant étaient à la mairie, le corps de garde sous les grands escaliers. Un camp de prisonniers allemands fut créé à Fontgaillarde. Une compagnie marocaine séjournait dans l'avenue Cessac, au numéro 280 à l'heure actuelle.

Au début des hostilités, les Sorguais allaient régulièrement lire les communiqués de guerre affichés sous les escaliers de la mairie. Mais la guerre se prolongeant, presque tout le monde se désintéressa des informations. Les soucis quotidiens prirent le pas, car les difficultés de ravitaillement apparurent, ce qui poussa le préfet Lambert-Rodet à porter sur les Vauclusiens ce jugement : « On ignore dans ce pays le patriotisme calme, froid, résolu qui est l'honneur des populations d'autres régions de France comme la Vendée... »."

Au Ronquet, se créa une scierie travaillant exclusivement pour la guerre : la scierie « MARTIN ». Tous les samedis, les Sorguais allaient chercher la sciure. Mon père y allait en compagnie de sa tante, Mathilde Gensoulen, qui possédait un petit âne et une voiturette. Ils pouvaient ainsi en charger un maximum. Elle alimentait un petit poêle de forme cylindrique, troué à sa base à l'horizontale. Avant de le garnir, on glissait un manche à balai dans l'ouverture du bas et un autre par le haut, perpendiculairement au sol, afin d'établir une circulation d'air. Ensuite on tassait la sciure et l'on retirait les manches à balai qui laissaient la place à une cheminée. Ces fourneaux, ainsi garnis, chauffaient pendant une heure environ. Le troc fonctionnait : mon père, en compagnie de sa tante, allait au quartier de la Croix Verte, faubourg d'Avignon ; ils échangeaient du pain contre du pétrole. A Avignon, le pain était plus difficile à se procurer qu'à Sorgues.

Pendant l'épidémie de grippe espagnole qui fit peut-être plus de vingt millions de morts en Europe, la médecine était démunie, les thérapies étaient plus que modestes. On préconisait de fumer des cigarettes d'eucalyptus ; dans les maisons, on faisait bouillir de grandes marmites de romarin. On vit apparaître des amulettes : « Nenette et Rintintin ». C'étaient de petits pantins attachés autour du cou, censés lutter contre la maladie.

Le cinéma TIVOLI fut fermé, ainsi que les écoles, les vacances furent très longues, elles durèrent au moins une année.

Sorgues eut une alerte aérienne. Les Allemands envoyèrent sur l'Angleterre une flottille de dirigeables qui furent surpris par la tempête. L'opération se révéla un désastre. Un de ces aéronefs s'écrasa à Sisteron. Le couvre-feu fut établi, le garde champêtre Bordeneuve fit le tour du pays pour s'assurer qu'il était bien respecté.

Dans les écoles, on apprenait aux petits écoliers des chants patriotiques : « Le clairon » de Déroulède, « Le rêve passe », « Le zouave joyeux ? ». Pendant les froids, devant la crise du charbon, les instituteurs et institutrices demandaient aux élèves qui le pouvaient d'apporter un peu de bois pour chauffer la classe. Les distractions se limitaient aux projections du cinéma « le Tivoli » et à assister aux matchs du rugby club sorguais qui jouait dans les prés du Ronquet, route d'Entraigues. Durant l'été 1916, le théâtre de marionnettes provençales Valentin se produisit dans la cour du café Tostin (actuellement, le restaurant le Shanghai).

Les enfants du quartier de la Peyrarde eurent un jour de gloire : un aéroplane militaire tomba en panne au quartier des Daulands sur ce qui est aujourd'hui le site du magasin Auchan.

Apprenant la nouvelle, les enfants allèrent au point de chute. L'aviateur répara et ils virent l'appareil s'envoler. Les avions étaient rares à cette époque-là, les enfants passèrent pour des héros vis-à-vis de ceux du vieux Sorgues. Mais le retour à leur domicile ne fut pas aussi triomphal, ils manquaient depuis trois ou quatre heures, la réception fut plus que fraîche.

Les gamins, influencés par l'environnement, jouaient à la guerre entre quartiers. En attendant la rentrée en classe, ils allaient apprendre à lire et à écrire aux Sénégalais du corps de garde de la mairie ; certains firent cadeau de leurs chéchias en remerciements. À l'automne, les troupes noires prirent leurs quartiers d'hiver dans le pays, une compagnie de soldats italiens resta quelques mois à Bécassières. Le gouvernement distribua aux parents des bandes dessinées ainsi titrées : « Nos fils aux armées, notre or au pays ». Elles appelaient les Français à échanger leur or contre des billets de banque.

L'hiver 1917 fut très rigoureux. Tous les dix ou quinze jours, les femmes faisaient la queue pour dix kilos de charbon. Les prix connurent une spectaculaire flambée qui s'accentua en 1918. Favorable aux producteurs, catastrophique pour les titulaires de revenus fixes, cette crise financière brutale provoqua, au lendemain de la guerre, de profondes transformations sociales.
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10 - L'ensemble de cet article a été écrit d'après les souvenirs d'Aimé CHABERT.

11 Lettre du Préfet au Ministre de l'intérieur du 17 juin 1917.

Extrait de la 16e édition des Etudes Sorguaises (2005) : "Souvenirs des Poilus Sorguais : 1914-1918"