Les travailleurs vietnamiens à Sorgues pendant la seconde guerre mondiale

Ce mot m'est l'occasion de remercier chaleureusement toute l'équipe de la Société Littéraire de Sorgues, et particulièrement Raymond Chabert d'avoir permis la présentation de mon témoignage "Itinéraire d'un petit Mandarin - juin 1940", le 10 avril dernier au Château Gentilly.


Mon itinéraire n'est pas un parcours héroïque ! C'est une histoire vraie, une manifestation autobiographique qui a eu pour cadre une France en proie aux événements les plus tragiques de son histoire. L'Itinéraire d'un petit Mandarin", édité par l'Harmattan, est un témoignage sur l'existence de 20.000 travailleurs vietnamiens requis au service de la France pendant la Seconde Guerre Mondiale. J'ai voulu témoigner pour réparer un injuste oubli, en mémoire de mes compagnons d'infortune. A l'époque, j'ai été l'un de leurs interprètes. J'avais dix-neuf ans. J'ai donc été l'acteur et le témoin privilégié de cet épisode mal connu. Les livres d'histoire parlent souvent des tirailleurs des pays colonisés qui combattirent dans l'armée française, dont 15.000 soldats vietnamiens. Le sort de ces 20.000 paysans vietnamiens travaillant dans les terribles poudreries n'a jamais été évoqué.

Nous étions 20.000 hommes jetés dans la débâcle de juin 1940 avant d'atterrir dans le Sud de la France. Pendant de longues années, nous avons été soumis à de dures épreuves de travail et au mépris des chefs animés du pire esprit colonial sous le régime de Vichy. Pour eux, nous n'étions que de la piétaille. Nos camarades cantonnés dans la région d'Arles étaient employés à l'aménagement des rizières de Camargue dont la réussite constitue une des richesses actuelles de cette région. Personne ne s'en souvient ! Bon nombre d'entre nous ont dû attendre plus de dix ans pour retrouver notre pays ravagé par les hostilités. Des milliers d'autres ne reverront jamais leurs familles.


Plus de 4000 hommes, y compris moi-même, ont séjourné aux camps Badaffier, Bécassières, Poinsard à Sorgues de 1940 à 1948. La vie dans les camps s'organisait militairement. Il régnait sur le sol de Provence un relent du régime colonialiste, symbolisé par la redoutable prison blanche dressée au milieu des camps et par la rigueur vindicative des anciens officiers et sous-officiers de la coloniale formant l'encadrement.Nous y menions une vie grégaire, précaire. Nous étions mal nourris, mal habillés et maltraités. L'hiver y fut rude, faute de chauffage. L'état français nous a abandonnés à notre triste sort, sans scrupules, sous l'occupation ! Ces circonstances lamentables ne pouvaient qu'accentuer nos sentiments de dépaysement, la nostalgie du pays natal et la souffrance de l'exil. Cependant la cohabitation avec les Sorguais durant ces longues années s'est passée plutôt correctement, voire amicalement. Il est vrai que les Vietnamiens ont toujours bénéficié d'un préjugé favorable de la part des Français.

Il est temps, aujourd'hui, de rendre hommage autant que justice à ces hommes, Travailleurs et Tirailleurs, qui ont servi loyalement la France, tout comme leurs pères en 1914-18.

Le camp de Sorgues, morceau de Vietnam en terre vauclusienne, sera supprimé après le départ des dernières unités des Travailleurs vers 1948. Il ne subsiste comme vestige que la porte d'entrée en maçonnerie. A la place du camp de Badaffier s'édifie un grand stade, Bécassières et Poinsard sont aménagés en lotissements.

L'exode des Vietnamiens vers la France en 1940 n'a pas été ressenti par tous comme un exil. Sur le nombre total de 20.000 travailleurs et de 15.000 tirailleurs, environ 3.500 hommes ne sont pas rentrés dans leur pays après la fin de la guerre. Beaucoup ont réalisé leur rêve de réussite sociale et se sont remarquablement intégrés dans la société française. Leurs enfants ont, en général, brillamment réussi. A Sorgues même, on compte nombre de mariages heureux franco-vietnamiens, soulignant parfaitement ces cas. Quant à moi, opticien retraité après une longue carrière à Grenoble, je témoigne aujourd'hui de l'accomplissement d'un parcours qui illustre avec force ce proverbe chinois : " Il y a plusieurs naissances dans une vie, la première n'est pas forcément la plus importante."

Je réalise ma chance d'être français à part entière. C'est ma nouvelle naissance. Cela est aussi la rencontre heureuse de deux cultures, de deux civilisations dont les valeurs complémentaires s'ajoutent et s'enrichissent naturellement. C'est avec beaucoup d'émotion et de nostalgie que je reviens à Sorgues où j'ai gardé des amis. Mais le soir du 10 avril au château Gentilly, j'ai eu le bonheur d'apprendre, par le représentant de la Municipalité, que mon témoignage "Itinéraire d'un petit Mandarin" figure à la bonne place dans la bibliothèque municipale de Sorgues.
L'imprévu arrive toujours !

Lê Tho, ex-interprète, 35ème Badaffier, Sorgues. Prix spécial Asie 1998, décerné par le jury de l'A.D.E.L.F.
Extrait de la 11ème édition des Etudes Sorguaises "Continuité et ruptures de 1820 à 1968" 1998