Monsieur René Grosso, professeur de la Faculté des Lettres d'Avignon, a bien voulu nous confier une communication sur la Société Littéraire de Sorgues présentée en 1984 à l'Université de Nice et jamais publiée dans le Vaucluse.

 

 

LA SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE DE SORGUES ET LES SOCIÉTÉS DE LECTURE DU COMTAT DANS LES CRISES AGRICOLES DU XIXe SIÈCLE


Le 3 Avril 1832 se constitue à Sorgues, à l'initiative de Jean-Joseph DUCRES, instituteur public, la Société d'Émulation Littéraire, dont l'objet est de fonder une bibliothèque pour répandre le goût de la lecture et de l'instruction (1). En 1839, elle devient Société Littéraire agricole et industrielle (Art. 1 du Règlement de la Société). Au sein de la Société, on trouve deux comités, le Comité d'Agriculture et le Comité d'Industrie. "Le Premier est chargé de fournir à la Société toutes les notions qui intéressent l'agriculture de notre territoire, de donner avis des expériences faites, des innovations, d'indiquer les améliorations à introduire, etc... Le second est chargé de fournir à la Société toutes les notions qui intéressent le commerce dans notre commune, de donner un état des usines qui y sont établies, des machines employées, des chutes d'eau à utiliser, etc". Le règlement ajoute que "ces deux Comités rendront compte de leurs travaux à l'expiration de chaque trimestre dans une séance convoquée ad hoc. Leurs rapports seront rédigés avec soin et conservés dans les archives de la Société". Ces précieux rapports semblent avoir disparu, mais il reste quelques échos des préoccupations économiques de la Société dans ses cahiers de délibérations. A travers eux nous retrouverons les efforts déployés dans une commune du Comtat au siècle dernier pour la reconversion et la modernisation de l'agriculture ruinée par diverses crises. La diffusion dans le département de telles sociétés à ce moment critique constitue certainement l'une des voies par lesquelles cheminent les informations nécessaires au renouveau agricole.
Au milieu du siècle dernier, Sorgues n'est qu'un gros bourg du Vaucluse et ses 3 300 habitants (1851) lui donnent un rang relativement modeste parmi les communes du département ; mais sa position dans la vallée du Rhône (2) va lui permettre de connaître une croissance continue jusqu'à nos jours, à l'encontre d'autres localités qui souffriront longtemps de l'exode rural et de ses conséquences. Cependant, sa réputation de cité industrielle, quelque peu excessive d'ailleurs, viendra plus tard malgré une implantation industrielle précoce : en 1847, un industriel lyonnais installe à l'Oseraie, aux limites méridionales de la commune, une fabrique d'acide sulfurique dont l'industrie locale de la garance avait un besoin constant ; outre ces moulins à garance, la commune compte déjà un certain nombre de filatures de soie naturelle, produite elle aussi localement. Les ambitions industrielles de la Société Littéraire ne sont donc pas pour nous surprendre ; en fait, elles n'apparaissent plus par la suite, alors qu'augmente la prégnance de l'agriculture dans les préoccupations des sociétaires.
Malgré l'existence de ces industries locales, la majorité de la population sorguaise, au milieu du XIXe siècle, se consacre à l'agriculture : mûriers et vers à soie, naturellement, garance, certes, mais les terrasses rhodaniennes caillouteuses qui composent la majorité des terroirs supportent avant tout un important vignoble dont la côte dépasse celle de Châteauneuf-Calcernier (qui deviendra Châteauneuf du Pape). Comme l'ensemble des campagnes vauclusiennes, Sorgues offre alors l'"image d'une réussite" (Claude MESLIAND).
Cette réussite n'est pas venue toute seule, la Société Littéraire de Sorgues témoigne des recherches, des efforts, des réflexions accomplis, ne serait-ce que par la décision de s'abonner à des périodiques agricoles, le "Bulletin de la Société d'Agriculture de Vaucluse", par exemple, ou d'acquérir de nombreux manuels d'agriculture dont ceux, évidemment, du Comte orangeois de Gasparin, ou, bien encore de faire circuler son propre journal, manuscrit, belle preuve de sa vitalité.

Mais cette gestion quelque peu routinière change dans les années 70. Ses effectifs augmentent, dépassent les 200 adhérents : faut-il y voir l'effet de la libération de la vie associative ou l'émergence de besoins culturels nouveaux dans la population sorguaise ? Une requête adressée au Préfet en 1876 nous éclaire : "La majeure partie des membres qui fréquentent le plus assidûment la Société sont des agriculteurs que les occupations de la journée ne laissent libres qu'à une heure très avancée de la soirée. S'ils sont obligés de se conformer aux dispositions de votre arrêté du 6 juillet dernier, ils se verront souvent privés soit des distractions nécessaires après un travail absorbant, soit des réunions dans lesquelles ils ont l'occasion d'échanger leurs idées sur l'agriculture, réunions rendues plus utiles depuis que le phylloxéra a détruit nos vignes et que les découvertes de la science, ayant fait abandonner la culture de la garance, rendent indispensable la recherche de nouvelles méthodes agricoles. Aussi ont-ils l'honneur de vous prier d'autoriser l'ouverture de leur Société jusqu'à une heure du matin, en toute saison".
En une quinzaine d'années, "l'assaut conjugué de crises sectorielles" a malmené l'agriculture vauclusienne. Les maladies du ver à soie vaincues par PASTEUR, c'est à la concurrence d'Extrême-Orient que la sériculture doit faire face. Devant la fabrication industrielle des colorants, la culture de la garance n'a, elle, plus aucune chance et, avec le phylloxéra qui envahit le vignoble, s'effondre le "pilier monétaire" le plus "prometteur" de l'agriculture vauclusienne. L'historien apporte des dates relativement précises : "la sériculture se survit, sa disparition n'est que progressive, mais en 1875 le destin de la garance est scellé et, en 1880, il ne subsiste du vignoble vauclusien que des lambeaux, des tentatives de replantation qui tiennent de l'acte de foi, sauf peut être là où la submersion et les sols sableux s'opposent à l'insecte dévastateur" (3).
Les Sorguais ne se résignent pas. La Société Littéraire rétablit en 1874 son Comité pour l'agriculture, sans doute assoupi par la prospérité antérieure des campagnes. Tout n'est pas dit dans ses cahiers de délibérations, mais ils témoignent cependant de l'intérêt porté aux expériences viticoles nouvelles (4). On apprend ainsi qu'en janvier 1875, son Président fait une communication sur l'utilité des plants américains pour régénérer le vignoble, qu'en avril de la même année, il est remercié pour ses offres gratuites de plants américains, qu'en octobre 1875 un de ses membres fait à son retour de Montpellier un exposé sur les vignes américaines, que la même personne présente en janvier suivant des "plants de vigne américains greffés sur des Aramon, parfaitement réussis".
En avril 1882, il est vrai que le vignoble vauclusien est alors au plus bas, le découragement semble gagner du terrain. Le Président évoque "les moments pénibles traversés par la Société... c'est-à-dire les désastres de la guerre et surtout l'abandon de la garance et la perte des vignes occasionnant la désertion d'un grand nombre de ses membres dépaysés (5) ou forcés à des privation nombreuses. La Société possède à peine 100 membres payants ayant hérité des besoins et du luxe des époques prospères et par surcroît encore surchargée d'un lourd impôt de guerre".
Est-ce le malheur commun qui engage à la coopération ? En janvier 1885, la Société propose que quelques membres capables de greffer la vigne pourraient "donner des leçons à ceux qui voudraient en profiter". Dans le même esprit, elle organise en juin une conférence sur les engrais et sur la formation d'un syndicat qui aurait pour but "de pouvoir acheter une grande quantité d'engrais à la fois pour l'avoir à bon marché et pour pouvoir vérifier et garantir la qualité et le dosage des matières". Le Comité d'agriculture projette même en 1888 l'achat au compte de la Société d'un pulvérisateur pour guérir la vigne du "mildew". Il envisage aussi la mise en exploitation du canal d'irrigation de Pierrelatte dont on vient de terminer le prolongement d'Orange à Sorgues, entrepris sous le Second Empire : serait-ce, avec l'utilisation des eaux du Rhône, l'amorce d'une nouvelle orientation des activités agricoles ?

Arrêtons-là, faute d'informations. Mais il est probable qu'on va continuer à parler agriculture nouvelle au sein de la Société Littéraire de Sorgues. Et il y a tout lieu de penser que les mêmes propos alimentent également certaines réunions des autres sociétés vauclusiennes attachées au développement de l'instruction.
Par une coïncidence heureuse pour la transformation de l'économie du département elles apparaissent en grand nombre, justement en cette période de mutation difficile, venant renforcer un enseignement primaire lui-même en progrès puisque dispensé par les maîtres d'école désormais formés par les Écoles Normales.
Après 1895, les "cours d'adultes" prennent un nouvel élan. Sans oublier les illettrés dont le nombre a considérablement décru, ils visent maintenant surtout les adolescents qui voudraient perfectionner et compléter leur instruction. Groupant autour de l'école ceux qui viennent de la quitter, ils sont bien souvent donnés par des instituteurs. "Dès 1896, 65 communes du département du Vaucluse étaient pourvues de cours d'adultes ; l'année suivante, 122 ; en 1899-1900, 135... Près de 1 000 conférences, lesquelles ont compté en moyenne plus de 80 auditeurs, tel fut le bilan de la dernière campagne" présenté par l'Inspecteur d'Académie de l'époque (6). Dans le "Bulletin de l'Instruction publique", il précise qu"'au cours de l'hiver de 1898-1899, la presque totalité de nos communes a vu s'ouvrir, tant dans les écoles de filles que dans celles de garçons, soit des cours d'adultes, soit des réunions hebdomadaires, du dimanche ou du lundi". En outre, l'école primaire supérieure de Valréas, ouverte depuis octobre 1886, dispense un enseignement agricole à des élèves généralement destinés à l'agriculture (7).
Comment imaginer que l'enseignment post-scolaire n'aborde pas les problèmes agricoles locaux et les solutions proposées ? Tout l'intense effort d'instruction mené pendant les 20 dernières années du siècle n'a pas forcément préparé les jeunes agriculteurs à l'exode ; il les a aussi armés contre l'adversité momentanée. D'autant plus qu'il convient d'ajouter à ce mouvement somme toute traiditionnel, celui que lance la Ligue de l'Enseignement et qui donne naissance à ce que l'on appellera plus tard et plus simplement les amicales laïques. Les amicales d'anciens et anciennes élèves d'abord, puis les sociétés de lecture au recrutement plus large viennent de leur côté prolonger l'action scolaire, aussi bien dans le développement des diverses formes d'entraide que dans celui des connaissances.
Toutefois, moins nombreuses que les cours du soir, les sociétés n'obéissent pas à la même répartition. Une cinquantaine d'amicales se constituent en 1900 et 1901 principalement autour d'Avignon, dans le Haut Comtat et de part et d'autre du Luberon, dues sans doute à la diligence de l'inspecteur primaire du secteur. La diffusion des sociétés de lecture est moins rapide car une partie du terrain est déjà occupée - la cinquantaine n'est atteinte qu'en 8 ans (1900-1908) ; elle se fait en tâche d'huile à partir d'Avignon d'où est venue l'impulsion officielle : le noyau avignonnais et péri-avignonnais se renforce et le mouvement gagne vers l'Est (L'isle, Cavaillon) et le Nord (8), mais il ne se répand guère dans le bassin de Carpentras et la partie orientale du département, également dépourvus d'amicales, ou le bassin d'Apt et la valléee de la Durance, par contre déjà assez bien couverts par les associations d'anciens élèves (9). Le Vaucluse républicain que dessinent ainsi les associations laïques ne correspond-il pas, à quelques retouches près, au Vaucluse dynamique, engagé dans le renouveau économique ?
A propos de la "révolution agricole" du XVIII-XIXe siècle, Daniel FAUCHER se demandait "à quel moment, par qui, dans quelles conditions les plantes capables d'engendrer de nouvelles relations de cultures ont été introduites dans les diverses régions qui devaient bénéficier de leur présence" (10). La même question peut se poser à propos des innovations agricoles qu'adopte le Comtat pour se relever des grandes crises sectorielles qu'il traverse à la fin du XIXe siècle et il est possible d'y apporter quelques réponses. Des travaux récents ont retenu "surtout l'association à coup sûr originale de la réussite économique et des structures moyennes de la propriété" (11). Par ailleurs, à un moment où l'instruction et l'information se diffusent plus largement, les sociétés de lecture et d'autres organisations de culture populaire ne deviennent-elles pas vecteurs des expériences inédites et des résultats stimulants ? Leur rôle ne s'éteint pas dès lors que le succès semble assuré. En 1933, quand le Vaucluse offre l'image d'une nouvelle réussite économique, fondée sur un vignoble régénéré et les cultures maraîchères, fonctionne par exemple à Châteauneuf de Gadagne, près d'Avignon, une remarquable 'Université populaire agricole", animée par l'instituteur public, dont l'ambition est d'améliorer la formation technique et économique de ses adhérents pour leur procurer plus de confort et de culture (12). De toute façon, l'appport des sociétés d'éducation populaire à la formation des jeunes agriculteurs, au terme d'un demi siècle d'activités variées, ne saurait être tenu pour insignifiant.



René GROSSO 

Extrait de la 6ème édition des Etudes Sorguaises "Mémoire et promenades Sorguaises" 1993


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(1) Pari tenu, puisque le succès qu'elle obtient lui permet de franchir le cap du siècle et de survivre encore aujourd'hui, selon une formule rénovée. Doyenne des sociétés de lecture vauclusiennes non municipales, elle est aussi l'une des plus vieilles associations du département. Son créateur vécut de son côté fort vieux et connut des années de grand dénuement que la société, par reconnaissance, s'efforça de soulager.

(2) Avec le développement de l'usine de l'Oseraie (cf. plus loin) qui passe sous le contrôle de Saint Gobain en 1871 et surtout avec l'installation d'une "poudrerie" pendant la guerre de 1914-1918

(3) Claude MESLIAND, PAYSAN DU VAUCLUSE (1860-1939), Provence historique, Tome XXXII, Fasc. 130, Oct.-nov.-déc. 1982, p.380.

(4) Il n'est pas question ici de refaire l'histoire du vignoble vauclusien. Il suffit de rappeler qu'on trouvera dans Pierre GEORGE, la région du Bas-Rhône, Paris, J.B. BAILLERE, 1935, p. 412 et suivantes, de longs développements sur la crise phylloxérique et la reconstitution du vignoble, "un moment retardée par l'apparition des maladies cryptogamiques".

(5) Entendez exilés, au sens du mot au XIXe siècle.

(6) J. MARCHAND, l'enseignement primaire dans le département de Vaucluse de 1791 à 1900, Mémoires de l'Académie de Vaucluse, 1900.

(7) L'E.P.S. de l'Isle-sur-Sorgue est, au contraire, orientée vers les formations techniques.

(8) Cf. René GROSSO, Histoire de la Fédération des Oeuvres Laïques de Vaucluse, Avignon, F.O.L., 1981.

(9) Sorgues se signale encore par une "Société de lecture et de tir", forte de 500 volumes... et 225 membres, qui ne semble donc pas souffrir du voisinage de la "Société Littéraire"

(10) Daniel FAUCHER, De quelques incidences en France de la "révolution agricole" du XVIII-XIXe siècle, Mélanges géographiques Ernest BENEVENT, Gap, Ophrys, 1954.

(11) Cf. Claude MESLIAND, art. cit.

(12) L'action laïque du Vaucluse, juin 1933.