Paul Pons est arrivé à la fin de ses mémoires. Il a raconté toute sa vie depuis sa plus tendre enfance jusqu'à sa période de gloire, période qui, nous voulons bien le croire, n'est pas encore terminée pour lui.
Je cédai cependant à une grande passion : la chasse.
Si tous les gens à qui Lucenski offrait son coupé avaient voulu bénéficier de cette amabilité, il eût fallu que les journées eussent quarante-huit heures pour que chacun pût y rouler un maximum de dix minutes.
Incohérent, prime-sautier, abracadabrant, que l'on pense de lui tout ce que l'on voudra, il n'en restera pas moins vrai que feu de Lucenski et son journal nous rendirent un rude service.
L'épopée du premier Championnat du monde est encore présente à la mémoire de tous les sportsmen. Aucune épreuve similaire ni en France, ni à l'étranger, n'eut un succès semblable à cette manifestation qui fit entrer l'or à flots dans la caisse du Casino de Paris. C'était de la démence ; le triomphe dépassa toutes les prévisions les plus optimistes. Les luttes passaient à 11 heures; à 9 heures et demie on refusait les spectateurs au contrôle. Aucun music-hall ne compta à son actif plus belle entreprise commerciale.
Les feuilles sportives de l'époque dirent textuellement, à propos de l'affaire du Casino de Paris: «L'annonce du premier Championnat de lutte a causé une joie profonde dans le monde des lutteurs, où elle a été accueillie avec enthousiasme ». Ce début d'article, passé aujourd'hui à l'état de formule dont l'application s'étend à toutes les manifestations sportives, exprimait bien, cette fois, la vérité. Une compétition internationale régulièrement codifiée était une occasion depuis longtemps attendue par les hommes de premier plan pour se mettre en valeur. Tous ceux qui avaient l'étoffe de bons lutteurs se sentirent capables de jouer un rôle intéressant dans le Championnat. Cette ardeur devait se refroidir quelque peu par la suite.
Il y eut donc, cette année-là, au Casino de fort jolies luttes ; quelques rencontres rappelèrent aux initiés les belles parties auxquelles donne lieu l'entraînement dans l'intimité des gymnases athlétiques. Ces trois artistes qui ont nom Gambier, Sabès et Fénelon virent leur réputation définitivement consacrée par le brio incomparable dont ils firent preuve. J'acquis, quant à moi, le titre envié de champion du monde, après deux soirées de lutte avec Ladislas Pytlasinski, le champion de la coalition étrangère contre les concurrents français. Je ne crains pas de reconnaître que cette victoire me fut chèrement disputée et qu'à bien des moments, je dus faire très attention à moi. On a écrit sur ma rencontre avec Pytla des choses parfois inexactes. C'est ainsi que l'on a prétendu que lorsqu'il se sentait en danger, il m'avait « passé la jambe », suprême ressource pour éviter la chute. On lui prêta cette incorrection — toute involontaire — parce que jadis il avait énormément pratiqué la lutte libre, qui autorise et recommande même l'emploi des crochets. L'accusation est inexacte en ce qui me concerne. J'ai toujours trouvé en Pytlasinski, qui m'a si chèrement disputé le titre de Champion du Monde, un adversaire loyal, aussi correct que beau lutteur. Hélas! que ne puis-je en dire autant de tout le monde ! Mais il n'y a point à y songer : ce serait trop espérer de la mentalité humaine.
V
Mon titre de Champion du Monde, l'énorme publicité faite sur ma victoire par la presse, qui contribua tant à établir ma réputation, modifièrent du jour au lendemain ma situation. La presse ! Elle ne m'a pas toujours été tendre, en ces dernières années surtout. Mais, loin de moi la pensée de lui en garder rancune ; je ne veux me souvenir que des services qu'elle m'a rendus. Je connais trop le dessous des cartes, les rivalités avouées ou déguisées qu'on y trouve, pour attacher plus d'importance qu'il ne convient à des injustices d'ailleurs vite oubliées et par ceux qui les commettent et par ceux qu'elles visent. Je sais et je reconnais que les feuilles sportives ont été pour moi, à l'époque du premier Championnat du Monde, un précieux auxiliaire. Combien de gens, nullités prétentieuses, assoifés d'honneur et d'argent, s'en sont servis et s'en servent encore, les sollicitent et les traînent dans la boue avec une égale ardeur. D'argent passe encore, mais d'honneur !
Ah, ce qu'elle en a fait des grands hommes la presse sportive! elle en a découvert en quelques années plus que l'histoire des siècles n'en avait jusqu'alors jeté en pâture à l'admiration du monde émerveillé. Comme disait Yousouff, dans sa mimique imagée en soufflant sur sa main ouverte : « Tout ça, poussière. » Et ce sont les plus encensés qui sont les plus cruels. Après tout, ils auraient bien tort de se gêner : c'est la vie, cela. Mais passons.
Je devins donc, du jour au lendemain, un sujet tout à fait en vue. Et ce fut un bouleversement nouveau dans mon existence. Cette troisième phase de ma carrière de lutteur, je l'appellerai sans honte, la phase commerciale de ma vie. Sollicité à l'étranger par de brillants contrats, je délaissai mon cher petit gymnase de l'avenue des Tilleuls et j'en confiai les destinées à M. Sonnois, qui en assura la prospérité jusqu'au jour où, obligé de le transférer rue Véron, il en modernisa l'installation.
Bien qu'il ne me plût pas beaucoup de recommencer une vie errante que j'avais abandonnée avec joie, je n'eus point à hésiter. Les modestes recettes que je réalisais avenue des Tilleuls étaient une goutte d'eau à côté des sommes importantes que l'on me garantissait à l'étranger pour participer aux championnats régionaux. Dès lors, je ne cessai plus de rouler en chemin de fer d'un coin à l'autre du monde. Et, comme il était dit que je ne devais pas échapper à une règle qui ne compte que de rares exceptions avec mes premières économies, je sentis s'infiltrer en moi l'âme d'un bourgeois, j'éprouvai une joie intime à thésauriser, sans toutefois tomber dans la basse avarice.
A vrai dire je me rendis compte que je ne pourrais point être moi-même éternellement et pour la première fois de ma vie je me mis à envisager l'avenir. L'argent ne fit cependant pas naître en mon esprit le désir de goûter à toutes les jouissances de la vie. D'ailleurs, quand en aurais-je eu le temps ? Je cédai cependant à une grande passion : la chasse. Elle n'a cessé d'occuper la majeure partie de mes heures de liberté et je puis dire que j'ai tiré du poil et de la plume sous toutes les latitudes. Paris qui donne le ton à toutes les capitales du monde venait d'avoir son championnat ; toutes les villes qui comptaient 100.000 âmes voulurent avoir le leur. C'est ainsi que je fus amené à me rendre à Berlin. Il fallait jadis, pour organiser des luttes en Allemagne, une patience angélique - et une résignation à toute épreuve tant étaient compliquées les démarches au bout desquelles se trouvait l'autorisation sollicitée. Il fallait s'égarer résolument dans le plus effroyable labyrinthe administratif et en parcourir les méandres avec une ténacité résignée à tout. Ces difficultés des temps héroïques n'existaient déjà plus quand je fus au Championnat de Berlin, où j'eus encore la chance de tomber Eberlé et mon vieil ami Laurent le Beaucairois, qui soutint une lutte homérique contre le champion d'outre Rhin. Ce furent de bien curieuses soirées que celles de ce championnat. Le sport n'a pas de patrie, bien que les sportsmen en aient une, et je crus sincèrement revivre les heures bruyantes du Casino de Paris, en ce Berlin où le public allemand témoigna d'un enthousiasme qui n'avait rien à envier à celui des Parisiens.
D'une capitale à l'autre, je m'en fus de Berlin à Vienne, de Vienne à Bruxelles, puis en Italie, et jusqu'en Amérique, ou je matchai Rœber devant un public plus passionné pour la boxe que pour la lutte, assez médiocrement goûtée aux Etats-Unis. La « Ceinture d'Or » et la Coupe de Paris me ramenèrent pendant quatre hivers consécutifs à Paris, un perpétuel exode vers l'étranger, continuant toutefois d'occuper la plus grande partie de mon temps. La surabondance des compétitions internationales exige, sous peine de tomber dans la monotonie, une recherche constante d'hommes nouveaux, et ce fut là la grande préoccupation des organisateurs de tournois au cours dè ces dernières années.
Et c'est cette nécessité qui modifia les tendances premières.
Ces dix dernières années virent cependant des sujets exceptionnels. Hackenschmidt, Koch, Raoul le Boucher, Padoubny, Pétersen. Cette brève liste ne comporte qu'un nom français, celui d'un homme trop prématurément disparu, il était à mon humble avis, et à très prochaine échéance, le futur Champion du Monde.
Le succès qu'obtint en France le premier championnat du monde, fut en quelque sorte le signal de l'invasion étrangère et de l'évolution dans la sélection des concurrents. Un homme de 120 kilos était considéré comme une exception ; c'est tout juste si, à l'heure actuelle, ce poids ne constitue pas un minimum exigé.
Je viens tout à l'heure d'évoquer le souvenir de Raoul le Boucher. C'était bien, à mon sens, le meilleur homme que nous possédions en France. Sa jeunesse était son pire ennemi ; il en était l'esclave et ne savait point résister à ses caprices. Il avait — faiblesse excusable à vingt ans — une coquetterie qui l'incitait à s'occuper un peu trop du public au détriment de l'attention qu'il devait réserver à ses rencontres. Cela ne l'empêcha point d'avoir l'étoffe d'un grand lutteur.
Le pauvre garçon est mort en emportant cette consolation qu'il avait vécu les belles années de la lutte professionnelle. Mais il n'en a jamais connu le côté bohême, presque misérable, avec le perpétuel souci du lendemain, la maigre pitance cueillie au-hasard des fêtes foraines ; il ignorait le quinquet des baraques qui, l'automne venu, craquaient sous le vent déjà glacial ; il avait débuté à la clarté des music-halls.
Je chercherai vainement, en remontant par la pensée les cinq dernières années que je viens de passer, une anecdote quelconque qui soit dans la manière de celles qui, tristes ou bouffonnes, faisaient jadis partie intégrante de notre vie hasardeuse de lutteurs ambulants. Tout a changé dans notre monde, du moins me semble-t-il, qu'il en soit ainsi. Ceux qui vont venir après moi observeront probablement les choses d'un regard moins sceptique. Qui sait ?
Pour moi, j'irai jouer aux boules, ou m'asseoir à la fraîcheur d'un platane ombreux, en regardant les gamins se bousculer avec toute la fougue de leur âge heureux.
Bien sûr, les jeunes du pays aux instants de causerie, me demanderont d'évoquer le passé. Et je laisserai mon imagination retourner vers l'autrefois. « Ce soir-là, je venais de tomber six Turcs d'affilée... »
— Mais, objectera la maman Pons, en hochant la tête sous son casque de cheveux blancs, tu exagères un peu mon ami.
— Tu crois ?
Le Midi m'aura décidément repris tout entier.
Fin
Paul Pons
Illustrations de DE PARYS
article extrait de "La Vie au Grand Air" n°498 - 4 avril 1908