Souvent, en ce début de vingtième siècle, les élections se passaient dans les cafés. Le café du Commerce, vous savez bien qu’à présent il a fait place à une agence de la Banque Populaire, était le siège du parti Radical. C’était également celui d’une compagnie de joyeux drilles : les « Mirlitons ».
Comme rien n’était cloisonné, les interpénétrations entre les deux groupes étaient monnaie courante. Un homme régnait sur ce commerce, Ferren. Cet ancien boulanger occupait dans le damier villageois la case de factotum de son petit parent Achille Maureau. Ce dernier était issu d’une famille de grands bourgeois, négociants en charbon de la compagnie des mines d’Alès et propriétaires du château Gentilly. Il était né à Sorgues en 1860. Il était très riche et généreux ce qui lui avait valu, aux quatre coins du département, la réputation d’être d’une inlassable libéralité mais, que l’on se rassure, elle ne le poussait pas à sacrifier ses avantages personnels. Il était tellement large qu’il aimait dépenser sans compter. On racontait cette anecdote sur lui : il possédait une propriété rurale et une de ses relations lui avait suggéré d’acheter des moutons.
- Tu achètes deux cents moutons et l’année prochaine tu auras de beaux agneaux.
Il acheta deux cents moutons et, de temps en temps, il venait à la ferme et demandait des nouvelles de son troupeau.
« Ah ! si tu voyais tes brebis et tes agneaux comme ils sont beaux ! »
Un beau jour, il alla voir ses moutons à la jasse (la bergerie), c’était l’hiver et il n’en restait que deux ou trois.
« Où sont mes brebis ? » demanda-t-il au berger.
Celui-ci lui répondit :
« Vé », elles ont eu la maladie, il ne vous reste plus que ces trois et encore elles sont hypothéquées chez le boucher. Les miennes ont eu la chance d’en réchapper ! »
Il éprouvait de l’amitié et de l’affection pour Auguste Bédoin, alors maire, propriétaire de l’usine de pierres du levant dite « Montfort », au caractère parcimonieux à l’excès. Au café, il attendait un sou lorsqu’il manquait en lui rendant la monnaie. On disait de lui qu’il pèlerait un pou pour en vendre la peau !
Auguste Bédoin poussa son ami à entrer au conseil municipal, n’y voyant que des avantages, notamment quelques joyeuses bombances sans bourse déliée. Il accepta…Pendant la campagne électorale, dans l’intérêt de son poulain, Ferren battit la campagne, s’en donnant à coeur joie. Il versait gratuitement un verre d’absinthe par ici, un autre par-là, sans souci de mesure. Il sacrifia son foie pour l’amour de son candidat. La pratique affluait et les intentions de votes, favorables à la liste Bédoin, augmentaient. Heureusement que ce train fut temporaire sinon il eût « liquidé » en un temps record son fonds de commerce !
En 1905, le sénateur Béraud décéda. Il fallut procéder à son remplacement et à une nouvelle élection. Auguste Bédoin se servit de son amitié pour entrer son ami dans ses intérêts. Il l’engagea à se présenter. Il eut l’habileté de louvoyer entre les refus qui lui étaient opposés. Bref ! De guerre lasse, Achille Maureau se laissa convaincre. Il fut élu.
Nos concitoyens qu’une telle réussite éblouissait, oubliant leur pauvreté, chantèrent sans nuances de notes et de ton une chanson composée à la gloire du héros :
Amis, crions bien haut,
D’Achille Maureau,
Le sénateur nouveau,
Crions, crions bien haut
Vive Maureau !
Le lendemain de l’élection, devant le café du Commerce, la foule se pressait encore vivante, animée comme la veille. Le soir de ce jour mémorable, avec l’ensemble des personnages les plus importants de notre commune, Achille Maureau alla à Avignon, dans un grand restaurant. Il y avait là des Italiennes dont l’Italie n’en avait jamais vu de pareilles, des Espagnoles nées à Althen-les- Paluds, toutes leur adressaient des oeillades incendiaires et des sourires prometteurs. L’ambiance était exotique. Avec la réputation de largesses qui accompagnait le nouveau sénateur, le maire de Sorgues se voyait offrir le repas, il y avait assez de gourgandines pour le divertir, de vins fins pour délier sa langue et le disposer à la clémence.
Au cours du festin, Achille Maureau se taisait, la mine basse. De temps en temps il se tâtait le côté gauche, puis le côté droit. Après un moment d’immobilité, il recommençait son manège. Auguste Bédoin l’observait, les mouvements de son visage exprimaient l’inquiétude.Achille a-t-il oublié son portefeuille ? s’interrogeait-il.
La sueur commençait à perler au-dessus de sa moustache qu’il portait en crocs relevés, la perspective de payer la note le glaçait, que faire ? Découragé, il pensait :
- En plus de la peine que je me suis donnée pour réussir cette élection, voilà qu’il va me falloir payer ces amies bruyantes et affectueuses, ces vins fins miraculeux. Je lui demande si par hasard il a oublié son portefeuille ou j’attends ?
Les autres convives eux aussi s’inquiétaient. À la fin, n’y tenant plus, il finit par l’interroger :
« Achille, que t’arrive-t-il ? Tu as perdu quelque chose ? »
Alors, tous entendirent cette réponse extraordinaire :
« Noun mai me taste, me taste per ben veire si es ieù qui sieu senatour »
Raymond CHABERT
(D’après les souvenirs de Marcel Rayne livrés en 1982)