En 1942, malgré la guerre et ses exactions, les prisonniers en Allemagne et les privations, Sorgues formait encore un groupe homogène. Le malheur qui frappait un de ses membres affectait toute la communauté. C’est ainsi que la disparition des époux Alzina dans le naufrage du paquebot Lamoricière jeta la consternation dans le village qui mit, pour un temps, au second plan, les préoccupations de la vie quotidienne.

 

Monsieur et madame Alzina étaient pâtissiers et ils tenaient boutique dans le local, au rezde-chaussée, qui fait face au Café de l’Industrie. Ils étaient originaires d’Algérie et ils y avaient laissé toute une parenté. Avant la seconde guerre mondiale, nos compatriotes avaient une attirance pour leur vitrine qui offrait à l’oeil croissants, gâteaux, tartes aux fruits etc. En 1918, ils étaient venus s’installer à Marseille et de leur union naquit leur fils unique, Marcel. Avant d’être commerçant dans notre bourg, Gabriel Alzina avait beaucoup navigué au long cours. Il connaissait Tokyo aussi bien qu’Alger. Il avait travaillé sur le long courrier « Paul Lucas ». Il restait plus de trois mois sans retourner chez lui. Le ménage en souffrait. C’est pour cette raison que monsieur et madame Alzina achetèrent le fonds de commerce Somnier en 1927.

En 1931, Marcel passa son certificat d’études sous la direction de monsieur Roubé. Le 23 juillet 1941, Marcel et Maurice Darut acquirent le droit d’exploiter une salle de patinage située dans l’ancienne usine à soie, propriété de Bédoin/Vincent. Pour exercer, il fallait une autorisation préfectorale qui tardait à être obtenue. Entre temps, le commerce de pâtisserie, par suite de pénurie de matières premières, vivotait. Les époux Alzina décidèrent de profiter de ce chômage forcé pour aller rendre visite à leurs parents restés en Afrique du Nord. Ils obtinrent un sauf-conduit pour trois personnes. Ils partirent en fin du mois de décembre, sans leur fils qui venait enfin d’obtenir l’autorisaiton de tenir une piste de patinage à roulettes, le mettant en pleine organisation en vue d’une ouverture prochaine. C’est ce qui le sauva.

Leur retour s’effectua le mardi 6 janvier 1942, à bord du paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, le Lamoricière. Le Commandant MILLIASSEAU amenait jusqu’à Marseille 121 hommes d’équipage et 272 passagers, dont 88 militaires venant en permission en métropole et un groupe de 16 enfants de 10 à 14 ans. Le navire n’était pas neuf puisqu’il naviguait depuis 1921, mais était en parfait état de navigabilité. Nous étions en pleine période d’occupation et de pénurie. Les chaudières à mazout avaient été reconverties pour fonctionner avec du charbon, ce qui diminuait leur puissance, d’autant que le charbon à disposition était de mauvaise qualité.

Le mercredi 7, en fin de matinée, le navire aborda un coup de vent surgissant du Golfe du Lion. Et déjà une voie d’eau se déclara, inondant la soute à charbon. Les pompes en service, le paquebot poursuivit sa route. Mais l’eau entrait toujours et mouillait le charbon aux médiocres propriétés qui brûlait alors très difficilement. Le navire perdait de la puissance. Il reçut un SOS du bateau « Le Jumièges » : « AVARIES GRAVES - NE FAISONS PLUS LA ROUTE - CALES PLEINES D’EAU ». Le cargo n’étant pas éloigné du Lamoricière, le capitaine décida de lui porter secours mais, arrivé à l’endroit présumé, pas de navire. Le jeudi, à 17 heures 10, ce fut au tour du Lamoricière de lancer un SOS : « NE POUVONS PLUS FAIRE ROUTE... QUATRE CHAUDIÈRES ÉTEINTES… DEMANDONS URGENCE PRESENCE D’UN NAVIRE CAPABLE DE NOUS REMORQUER… ».

Le navire n’était plus qu’un jouet à la merci de la mer déchaînée. Le vendredi 9, vers neuf heures du matin, l’espoir renaissait : à l’horizon apparaissait « le Gouverneur Général Gueydon », navire de la CGT. Mais les passagers déchantèrent rapidement, le Gueydon ne parvenait pas à prendre la remorque. L’abandon du navire fut décidé, les marins mirent à l’eau les canots. Le groupe d’enfants et les accompagnatrices y furent placés, mais une lame décrocha le garant arrière tandis que le garant avant tenait toujours, tous les occupants furent précipités à la mer et disparurent. Ceci eut pour effet d’affoler les autres passagers qui refusèrent d’utiliser les canots.

À douze heures trente-cinq, le Lamoricière sombra. Les marins des paquebots Gueydon et Général Chanzy venus sur les lieux n’hésitèrent pas, au péril de leur vie, à se jeter à l’eau pour sauver des passagers. La mer était toujours énorme. Le bilan fut de 301 morts sur le Lamoricière, 20 sur le Jumièges et 93 rescapés.

Une commission d’enquête se réunit et attribua ce naufrage notamment à la mauvaise qualité du charbon, au naufrage du Jumièges et à la tempête. Le 22 février, le naufrage fut reconnu comme événement de guerre, permettant d’attribuer aux victimes le bénéfice de la mention MORT POUR LA FRANCE et l’admission de leurs enfants à la qualité de PUPILLES DE LA NATION.

Raymond Chabert


(Sources : AD. 33 W, ART 18, rapport du commissaire de police du 24/01/42 - articles de Charles Finidori, ancien officier de marine, et livre de Pierre Gallocher « Méditerranée mer cruelle 1830/1950 – 120 ans de drames et fortunes de mer »