Les riverains du quartier du « Grand Pont », obéissant à l’enseigne « Amical Bar », aimaient se retrouver le dimanche dans la salle principale où, entre amis, ils jouaient à la « manille ».

Aussi buvait-on de bons « Pernod », quelques « Suze », de la bière de Ruoms, des liqueurs ; pour quelques originaux, c’était de la limonade. Les fenêtres du bar donnaient directement sur la route nationale sept : de là, on voyait plus de bleus de travail que d’habits du dimanche, les familiers n’étaient pas riches mais contents de leur condition. On y fumait beaucoup, la salle était obscurcie par la fumée très odorante du « gris » qui était soit roulé, soit brûlé dans des pipes.

Les clients, s’ils avaient du mal à s’apercevoir, s’entendaient à moins qu’ils ne fussent sourds. Le café, moyennement fréquenté dans la semaine, devenait lors du repos dominical un grand centre de réunion. Ce jour-là, dans le quartier, il n’y avait plus alors de vivant que l’Amical Bar d’où montaient sourdement puis s’apaisaient les discussions des buveurs.


Le 3 septembre 1925, date de son d’achat par Paul RAVEL, le bar comptait déjà neuf années d’existence. Créé en 1914 sous le nom de « Bar des Alliés » par Carlo VALENTI, originaire de Fossombrone (Province de Pesaro – Italie), il avait été tenu ensuite par Rinaldo SEVERI, avant d’être la propriété de Paul RAVEL, dit « le Manchot », sous l’enseigne de « l’Amical Bar ». Paul RAVEL était un mutilé de la première Guerre mondiale, il lui manquait un bras, d’où l’origine de son sobriquet. Il était natif d’Aimargues dans le Gard. Grâce à sa voix de ténor, il était devenu un personnage très important et respecté de sa clientèle.

Avec une aisance incroyable, il faisait vibrer ses cordes vocales à la manière de Georges Thill1. Il dédaignait les chansonnettes pour les grands airs de Bizet, Massenet, Gounod, Verdi etc, ainsi que de quelques opérettes.

Les habitués, sans jamais être allés à l’opéra, connaissaient Carmen, Faust, Paillasse ou Rose-Marie, l’opérette à la mode. Les enfants étaient médusés d’entendre la puissance de sa voix, surtout au final, lorsqu’au lieu de lever ses deux bras, un seul se dressait.

Il y avait également un grand phonographe à pavillon sur pied : « le Manchot » faisait écouter des airs d’opéras, ce qui finissait par ennuyer les clients ; parfois, pour se faire pardonner, il offrait des chansonnettes au goût du jour.

Les samedis, dimanches et jours de fêtes, Martin, voisin de l’établissement, tenait un jeu de hasard, « la ballotte », qui consistait à faire sortir des numéros d’un petit étui ouvert des deux côtés : le joueur misait en choisissant les numéros placés sur une case. On introduisait une tige métallique dans l’étui en poussant pour faire sortir le numéro. Si le joueur gagnait, il avait droit à un lot constitué, le plus souvent, de petits gibiers à plumes ou à poils. Pour la fête des Rameaux, le père MARTIN organisait une loterie où les gagnants recevaient un rameau garni de fruits confits. On disait de lui que c’était presque l’essentiel de son travail. Son épouse, madame MARTIN, était également appelée la « curo lume 2», surnom qui venait de son père, employé au gaz, qui était chargé d’éteindre les becs de gaz de la ville.

En 1929, « le Manchot » fit l’acquisition d’un superbe piano mécanique de marque « MAGNAN Frères ». Il était bien plus beau que celui du « Casino », ce qui lui attirait une clientèle supplémentaire. Il l’avait installé derrière son bar, sur la place Parmentier où il avait aménagé tables et chaises et, les soirées d’été, les Sorguais venaient prendre le frais, en sirotant une consommation et en écoutant les dix airs choisis au goût des clients. Il s’agissait le plus souvent de danses (polka, valse, fox-trot, mazurka). Ces musiques avaient pour auteurs des compositeurs célèbres tels que Strauss, Vincent Scotto, Maurice Yvain, etc. Les consommateurs dansaient volontiers sur un sol inégal de terre battue et caillouteux, la soirée commençait toujours par une valse.

En 1932, à la suite de la vente de son commerce, « le Manchot » quitta notre commune. Il entra alors dans la « galerie sorguaise » des personnages extraordinaires, « le Manchot » n’était plus Paul Ravel, il était un ténor égal à Caruso ou Georges Thill .Le premier décembre mil neuf cent soixante-cinq, il décéda à Cavaillon.

Raymond Chabert

(d’après les souvenirs d’Aimé Perrin et de Laurent SEVERI)


 

1 ténor français 1897-1984

2 du provençal, littéralement « cure la lumière », éteignoir