LE MANQUE DE LOGEMENTS AU XXÈME SIÈCLE
L’oeuvre dominante de la municipalité Denis SOULIER1 s’est manifestée dans le domaine du logement. À Sorgues, depuis la fin de la guerre de 1914, se loger était extrêmement difficile.
Les causes résidaient essentiellement dans trois sources : la qualité, la quantité et le prix2. Aucun logement social n’avait été construit depuis le début du siècle ; or, la ville était une importante agglomération industrielle à population ouvrière. En 1931, on recensait 5367 habitants, dont 1127 étrangers3.
L’OFFICE D’HABITATIONS À BON MARCHÉ DE VAUCLUSE
Pour lutter contre ce déficit de logements, le maire, Denis Soulier, se dotait d’une structure juridique qui devait lui permettre de réaliser l’habitat nécessaire à la commune : « la Société avignonnaise d’habitations à bon marché à Sorgues », dont les statuts furent approuvés par arrêté ministériel du 24 mai 1929 mais qui n’a jamais pu manifester une quelconque activité. En définitive, c’est « L’office public d’habitations à bon marché du département de Vaucluse », communément dénommé HBM de Vaucluse, dont le siège social était à la préfecture de Vaucluse, ancêtre de nos HLM, qui se chargea de la création de la cité. Cet établissement décidait de construire des ensembles immobiliers sur un concept du XIXème siècle, issu des idées de Fourier et de Godin sur les phalanstères, théorisées par un Anglais Howard4 : les cités jardins.
LE CONSEIL D’ADMINISTRATION
La gestion de cet office était assurée par un conseil d’administration de 12 membres, occupant tous des situations sociales importantes. On y relevait les professions suivantes :
● Deux avoués,● Deux notaires,
● Un médecin,
● Quatre industriels,
● Deux ingénieurs,
● Un propriétaire.
Mais leur sphère d’activité était très étendue. Un seul exemple : le président Henri Rouvière, outre son métier d’avoué5, on le retrouvait à la présidence des organismes suivants : la Société de Crédit Immobilier d’Avignon, la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel d’Avignon et le Comité de Patronage des Habitations à Bon Marché et de la Prévoyance Sociale, secrétaire du Conseil des Directeurs de la Caisse d’Epargne d’Avignon, administrateur du Syndicat Agricole Vauclusien et du Mont de Piété d’Avignon, ancien administrateur des Hospices et Hôpitaux d’Avignon. secrétaire du conseil des directeurs de la Caisse d’épargne. Aussi l’administration préfectorale pouvait écrire, par la plume de François Cluchier, que « la composition du bureau et du conseil d’administration de l’office présentait toutes les garanties désirables et permettait d’envisager l’avenir avec la plus entière confiance. La compétence et le dévouement aux oeuvres sociales de chacun des administrateurs étaient trop connus pour qu’elle ne soit pas sûre des réalisations importantes » que l’office se proposait d’engager. Il était bien signalé un propriétaire, mais il n’était pas précisé s’il s’agissait de Clop Marius, conseiller général du canton de Mormoiron, ou de Bernard, vigneron à Vacqueyras, conseiller général de Beaumes. Lorsqu’elle entreprit de bâtir à Sorgues, la société HBM possédait une certaine expérience, elle avait à son actif six groupes de maisons édifiés à Avignon, Carpentras, Bollène, Vaison-la-Romaine et Cavaillon.
UNE ÉVENTUELLE COLLABORATION AVEC LA POUDRERIE NATIONALE
En avril 1931, la Poudrerie Nationale de Sorgues présenta une demande à l’office en vue d’obtenir son concours pour l’édification d’un groupe de huit logements destiné à la location de son personnel militaire. En fait, il s’agissait de sous-agents civils assimilés aux sous-officiers de l’armée.
Le terrain appartenant à la Poudrerie aurait été cédé à bas prix. Le Service des Poudres se serait engagé à payer les loyers. De plus, il sollicita l’office pour la construction de logements ouvriers, (environ cinquante familles), le Département de la guerre aurait accordé les subventions nécessaires pour l’équilibre financier de l’opération.
Le 28 novembre 1931, le conseil d’administration de l’office examina les propositions, et les rejeta parce qu’en principe les constructions édifiées devaient être à la disposition de toutes les familles et qu’il devait concentrer ses efforts sur les oeuvres d’une portée sociale plus générale. De ce fait, il lui était impossible d’accepter par priorité des candidats déterminés au détriment de locataires plus intéressants ; la situation de famille et de fortune des candidats primait. Toutefois, il semble qu’un accord ait eu lieu car des poudriers devinrent locataires de la cité.
LA FUTURE CITÉ DENIS SOULIER
L’idée de l’office et du conseil municipal était de construire des logements « à bon marché », avec le confort moderne, à la périphérie de la commune. Pour ce faire, la société HBM disposait d’un terrain de grande surface, donné par la commune. Précédemment, l’endroit avait été acquis par la donatrice à la succession Guigue et à madame Guigue, épouse Ravier. En juillet 1931, les plans et devis, dressés par l’architecte Charles Pascal, avaient été livrés à la commune. Le 22 août 1931, le conseil municipal accorda son concours financier à hauteur de la somme de 88.645, 87 francs sur un devis estimatif de 1.181.945 francs ; de plus, il s’engagea à amener à ses frais l’eau potable provenant du réseau de distribution urbain, depuis la route nationale 7 jusqu’à l’entrée du groupe.
Le quartier du « Bois Marron » était intéressant : proche de la route nationale 7 et du réseau d’eau de la ville. Le terrain était d’une superficie de 4265 mètres carrés. Il y était prévu 26 logements destinés à la location, disposés en 4 blocs formant un triangle entourant une vaste place, orientés nord-sud ; les entrées donneraient toutes sur le square. Le concept était de faire converger les allées et venues des locataires par ce lieu afin de créer le goût de rapports humains entre voisins.
Les immeubles portant, à l’heure actuelle, les numéros 7 à 20 possèderaient un potager par derrière, les autres auraient leur jardin au sud-ouest du groupe6.
Ce qui était important dans cette cité, c’était la partie réservée aux espaces verts : outre les jardins, il y avait le projet d’aménagement de l’espace central. Il avait commencé par la plantation de onze platanes vendus par les établissements Rouy moyennant le prix de 1063 francs7. Sur son plan, l’architecte le désignait « square »8, ce qui laissait envisager la création d’un jardin d’agrément.
À l’extrémité de cet endroit, en limite avec la propriété voisine, les concepteurs-projeteurs prévoyaient un lavoir en béton, formé de trois bassins, alimenté gratuitement par l’eau de la ville, destiné à la lessive. La municipalité Aimé Pètre, au cours de l’année 1936, consentit d’assurer le nettoyage de ces bacs par les cantonniers communaux dont se réjouit monsieur Biarnès, gérant de l’ensemble, auprès de la Préfecture de Vaucluse : si l’entretien du lavoir avait été obtenu, c’était grâce à « sa modeste influence envers la nouvelle municipalité »9. C’est elle également qui accepta, à la même date, de procéder au goudronnage des allées10.
Charles Pascal, architecte départemental, n’avait, semble-t-il, jamais mis les pieds au quartier « Bois Marron » afin de vérifier sur le site si son projet pouvait se réaliser sans piège pour la construction. En effet, un canal d’arrosage traversait le terrain ; de plus, faute bénigne, sur le plan d’ensemble, la flèche indiquant le nord était tournée vers le sud.
Le 15 septembre 1933, cet homme de l’art annonçait au président de l’office qu’il se heurtait à un obstacle important s’opposant à l’installation de la conduite des eaux usées : « En effet, écrivait-il, cet égout devrait traverser un canal d’arrosage jusqu’ici inconnu, de telle façon qu’il n’est pas possible de réaliser cette traversée sans siphonner le canal d’arrosage ou notre canalisation. »
Il ajoutait : « l’autorisation d’exécuter le siphonnage du canal sera à peu près impossible à obtenir, le propriétaire est inconnu, il reste la solution de siphonner notre canalisation. » Cette barrière imprévue obligeait les constructeurs d’envisager l’évacuation des eaux usées à l’Ouvèze au lieu de l’écoulement à l’égout municipal et la création de fosses septiques. La municipalité autorisa gratuitement l’installation d’une conduite des eaux usées de trois cents mètres de long allant à la rivière.
DÉSIGNATION DE L’ENTREPRISE DE MAÇONNERIE
Les plans des logements ne faisaient, sûrement, que reproduire ce qui avait déjà été réalisé dans le département.
Avant de choisir une entreprise de maçonnerie, l’office lança une information publique dans le département.
Le 21 décembre 1931, l’entreprise Papineschi frères à Avignon s’adressait au président, s’étonnant de ne pas avoir été retenue pour l’adjudication des travaux. Or elle avait soumissionné dans les formes prescrites. Mécontente, elle en accusait l’architecte départemental Pascal en ces termes : « ...je me permets de vous renouveler la principale de ces raisons : la construction de la MAISON DÉPARTEMENTALE DES MÈRES est pour lui source d’ennuis. À celle-ci, monsieur Pascal a ajouté les suivantes, en parlant à mon fils : je ne vous aime pas et j’ai eu pour vous toujours de la méfiance ; je me suis opposé formellement à votre admission à soumissionner pour vous donner une leçon et pour me venger des ennuis que vous me causez pour la construction de la Maison Départementale des Mères... »
La requête fut sans effet sur le conseil d’administration de l’office, l’entreprise Martin, à Avignon, fut adjudicataire des travaux de construction.
DESCRIPTION DES LOGEMENTS
Chaque logement était d’une superficie totale de 61 m 40. La cuisine était équipée, avec un emplacement réservé à la cuisinière à charbon, un conduit spécial de fumée, un évier en pierre et un égouttoir à vaisselle. Sous l’évier, il était placé un gardemanger, avec une aération grillagée donnant vers l’extérieur.
Il était prévu des cheminées dans les chambres.
L’installation WC était réalisée avec une chasse d’eau et une cuvette anglaise, le mode de vidange envisagé consistait en un déversement dans une station d’épuration composée d’une fosse septique pour deux logements.
L’alimentation des logements en eau potable était prévue par le réseau de distribution de l’eau de la ville, à défaut, par une pompe particulière.
L’électricité était distribuée par la compagnie Sud-Électrique.
Les eaux résiduaires étaient conduites à la rivière avec les effluents des fosses septiques par des canalisations de l’office et du réseau d’égouts de la ville.
Lors de l’achèvement des travaux par l’entreprise Martin, de multiples défauts de constructions furent constatés par l’architecte départemental. Par exemple, les marches d’escalier avaient été posées à l’envers, la surface polie incluse dans le béton. L’entreprise prétextait qu’il s’agissait d’un défaut du constructeur. Après maintes tractations, elle fut sommée de se conformer au cahier des charges et de s’en tenir à son exécution pure et simple. La réception définitive des travaux eut lieu le 30 mars 1935.
LE RECRUTEMENT DES LOCATAIRES
Par une information formulée dans les journaux « Petit Marseillais », « Petit Provençal », « Le Nouvelliste » du 11 mai 1932, le maire invitait les personnes que la location des maisons à bon marché intéressait à se faire inscrire en mairie. Les loyers étaient fixés par l’office à 1506 francs par logement, plus 100 francs par jardin et une redevance de 10 % pour participation des locataires aux charges générales. L’article prévoyait la fin des travaux pour courant 1933.
La société choisissait les locataires parmi les plus pauvres. Les appartements étaient exclusivement réservés aux candidats demeurant depuis au moins un an dans la commune. Pour faciliter le choix du conseil d’administration, les dossiers étaient classés au préalable en deux groupes, le premier pour les demandeurs ayant fait l’objet d’une enquête défavorable, l’autre pour lequel de bons renseignements étaient recueillis. La société tenait à être correctement informée sur la moralité et la solvabilité des candidats locataires ainsi que de leur famille. Les locations étaient réservées aux personnes ou aux familles de nationalité française, aux ressources modestes et vivant principalement de leur travail. Toutefois, en raison des traités de réciprocité conclus par l’État français, pouvaient être admises, parfois à défaut de candidat français, des familles de travailleurs étrangers (Belges, Polonais, Luxembourgeois, Italiens).
Le conseil d’administration de l’office du 29 juin 1935 constata que tous les logements étaient loués, y compris ceux attenants aux deux magasins. Malgré une publicité particulière, ces locaux n’avaient pu être donnés en location et ils servaient de lieu de rendez-vous pour les enfants qui, dans leurs jeux, dégradaient cette partie de la cité. L’office convint de fermer les ouvertures et décida de les louer en garages11.
Un « gérant » fut nommé, monsieur Biarnès, il était chargé d’assurer la surveillance de la cité, de l’encaissement des loyers et de signaler immédiatement à l’office toutes les dégradations commises aux immeubles, arbres et clôtures et les locataires qui étaient causes de désordre ou de trouble. Également, les locataires devaient se conformer à la réglementation du lotissement et ils devaient se charger de l’entretien et de la propreté des trottoirs, chemins, jardins, clôtures.
Monsieur Biarnès devait signaler les cas de maladie contagieuse, les décès, les naissances, les absences trop prolongées des locataires. À Carpentras, pour un groupe de 30 maisons, le gérant percevait un salaire annuel de mille francs. L’office HBM appréciait hautement la collaboration des gérants qui lui occasionnaient des dépenses peu importantes.
La situation sanitaire des familles logées dans la cité se révéla satisfaisante, peu de maladies contagieuses ou épidémiques, à l’exception d’affections grippales.
Il était interdit, par arrêté préfectoral, de poser sur les toitures une antenne de T.S.F ; cette interdiction avait été entraînée à la suite de réparations fréquentes des couvertures consécutives aux interventions de spécialistes, ou de locataires, pour la remise en place des antennes.
UNE FAMILLE DE LOCATAIRES
La famille de Marius Maillet était composée de cinq personnes : les parents et trois enfants. Elle était de revenus modestes, le père était employé à la Poudrerie nationale de Sorgues. Pour arrondir les fins de mois, il cultivait un jardin, route d’Entraigues, et il assurait l’arrosage des platanes de la place12 : pour la période d’avril à septembre inclus 1935, il reçut la somme totale de 120 francs.
Lorsqu’elle sut qu’elle allait habiter au numéro 14 de la cité, madame Maillet s’exclama, heureuse : « Je vais avoir l’eau à la maison et un cabinet à chasse d’eau à l’intérieur ! ».
Cet endroit réservé aux besoins naturels était tellement nouveau que certains enfants en avaient peur.
Pour le couchage, le plus jeune des enfants Maillet dormait à l’étage dans la chambre des parents, les deux autres ensemble dans la chambre voisine.
Lorsque les grands-parents venaient, ils se mettaient au lit au rez-de-chaussée. Ce n’était pas la famille la plus nombreuse : chez les Palmer, il y avait six enfants, une autre famille en avait huit.13 Monsieur Marius Maillet vécut au numéro 14 de la cité, de la création jusqu’à son décès le 6 mars 1977.
LA CITÉ DENIS SOULIER EN 2008
La cité est un exemple de constructions réalisées en 1930 sans modification des logements. On pourrait réhabiliter l’emplacement, anciennement jardins, non contigu aux maisons ainsi que le lavoir, et peut-être réaliser ce qui était en projet, le square ! L’aspect patrimonial y gagnerait.
Raymond CHABERT
1 Maire de Sorgues de 1929 à 1935, Louis Desvergnes, Histoire de Sorgues, page119, réédition de 1978.
2 Archives départementales de Vaucluse ; Biblio art 2255, François Cluchier, « L’office public d’habitations à bon marché du département de Vaucluse, éditeur Étude monographique et de documentation administrative, sans date, page 166.
3 Archives départementales de Vaucluse ; Biblio art 2255, François Cluchier, « L’office public d’habitations à bon marché du département de Vaucluse, éditeur Étude monographique et de documentation administrative, sans date, page 166.
4 Les cités jardins de Bourges – Encyclopédie par Roland Narboux.
5 Naguère officier ministériel chargé de représenter les plaideurs devant tous les tribunaux.
6 A.D. de Vaucluse 8 X art. 65, assistance sociale.
7 ADV extrait de la délibération du CA du 8 décembre 1934.
8 Petit jardin public, généralement entouré d'une grille et aménagé au milieu d'une place- dictionnaire Robert.
9 AV 3 X art.65, assistance sociale, lettre de monsieur BIARNES du 1er décembre 1936 à la préfecture.
10 ADV 3 X art. 65, assistance sociale.
11 ADV 3 X art. 65, assistance sociale.
12 Le 15 octobre 1935, le conseil d’administration de l’office décida de verser à monsieur Marius Maillet 20 francs par mois.
13 Souvenirs de monsieur Yvon MAILLET confiés le 15 Juillet 2008.