Louis Chevalier naquit à Bédarrides le 27 mars 1844, son père Éloi était cultivateur, sa mère Rose sans profession.
À l’époque, tous les moulins réduisaient en poudre le produit qui leur était fourni au moyen de meules en pierre faites d’une variété particulière de roches sédimentaires rugueuses : le silex meulier. Leurs faces en regard n’étaient pas lisses, un ouvrier, le rhabilleur, y taillait des cannelures de sections triangulaires de deux ou trois centimètres de largeur qui canalisaient le grain arrivant par le centre et elles provoquaient son acheminement vers les régions périphériques. En tournant, les meules s’usaient rapidement, il fallait les retailler périodiquement.
À l’âge de huit ans, Louis entra au service d’un meunier pour dix heures de travail journalier.1 Plus heureux que les filles qui possédaient peu d’instruction et qui rarement savaient lire,2 il avait reçu une instruction primaire élémentaire qu’il avait apprise en cours du soir.3 L’entretien des meules était un métier dur à supporter, nuisible à la santé. À ses débuts, son épiderme n’étant pas encore couvert du cal professionnel, le sang pointait à sa figure, à son cou, à ses mains, sous les mille aiguilles du silex.4
À l’âge de quinze ans, le 4 septembre 1859, Isnard, maire de Sorgues, lui délivra son premier livret d’ouvrier. Il travaillait à Sorgues, chez Louis Rey, moulin du Portail, en qualité d’ouvrier ; ensuite on le retrouva à Avignon, au Moulin Neuf, du 16 juillet au 22 novembre 1867.
Il revint au moulin du Portail le 14 juin 1868 pendant sept mois, il progressa dans sa spécialité et il devint, du 15 juin 1868 au 10 juillet 1877, ouvrier rhabilleur et finalement chef ouvrier. Tout au long de sa vie professionnelle, il fut bien noté par ses employeurs5.
Il gagnait chichement sa vie car le métier rapportait plus de courbatures que d’argent.6
L’effort musculaire qu’il déployait était considérable en raison de l’extrême résistance de la silice. En quelques minutes, il ruisselait de sueur. L’hiver, il ne pouvait s’arrêter même si la fatigue l’anéantissait ; à cause du froid du moulin, la pneumonie pouvait l’emporter.7
Lorsque le meunier décidait du rhabillage, la veille, il bloquait les roues à aubes. Mais il ne pouvait arrêter un moulin trop longtemps, sous peine d’être traité de « jean-foutre », d’être déshonoré auprès des autres meuniers. Aussi, quelques-uns préféraient même faire repiquer leurs meules la nuit, quasiment en cachette. Louis Chevalier arrivait au point du jour. Il commençait son ouvrage. Il apportait sa mailloche avec lui, mais les fers à double pointe qui s’y ajustaient – les marteaux ou « pigettes » - appartenaient au patron. Dans le moulin, il y avait obligatoirement, une mailloche et une caisse contenant une cinquantaine de marteaux, au bas mot. « La pierre mangeait les outils » déclaraient les ouvriers. Hélas ! elle ne mangeait pas que les outils. Le ventre, la face interne des cuisses, les genoux du meulier étaient criblés d’éclats d’acier qui se logeaient sous la peau. Ses poignets étaient tatoués d’une infinité de points noirs qui avaient la même origine et constituaient de vrais stigmates professionnels.8 Ainsi, à son aspect général, on connaissait le métier qu’il exerçait.9 Éreintant, ce labeur l’était, bien sûr ! Il était également dangereux : plié en deux, Louis avait ses yeux mal protégés par des lunettes qu’il fabriquait lui-même en découpant les verres dans un carreau de vitre. Il avait vu des camarades de travail, moins chanceux que lui sous le choc violent d’un fragment de pierre, qui avaient eu le carreau des lunettes brisé sur leurs yeux, les blessant et provoquant la perte totale de l’oeil touché.
Pour affûter les meules, il devait d’abord lever la courante (la meule qui tourne sur celle fixe : la dormante), deux cent cinquante kilos à déplacer. Cet exploit de titan se faisait au moyen de plusieurs rouleaux et d’une grosse corde de chanvre. Cette corde, il l’accrochait au bout d’un anneau scellé dans l’épaisseur périphérique de la meule, puis il l’enroulait de l’autre à l’arbre tournant du moulin.
Lentement, précautionneusement, à grandes suées, il déposait ce palet de gargantua, la face broyeuse au-dessus, sur un châssis bas, à côté de la dormante qui, elle, n’avait pas à être bougée. Souvent, après examen des surfaces à repiquer, il était obligé de les dégraisser à l’eau chaude tant l’ivraie10 les avait encrassées.
Ensuite, il marquait les meules au rouge de Prusse en glissant dessus une règle de bois enduite de poudre colorante. Le marquage achevé, il rependait aussitôt la règle à son clou afin qu’elle ne gauchisse pas. Le meunier vérifiait régulièrement le rectiligne sur un marbre et il la rabotait en conséquence. Les deux meules recreusées, il recouchait la courante sur la dormante, toujours à l’aide de la corde.
C’était une manoeuvre de précision car, mal reposée, une meule menaçait de se déboîter et de causer de terribles ravages dans le moulin, de provoquer un incendie à force de chauffer ou, pire, d’écraser le meunier. Entre le coeur des meules bien en place, il devait pouvoir introduire une pièce de deux sous en bronze dont l’épaisseur correspondait à celle d’un grain de blé, sinon le travail avait été bâclé.11
À un tel régime de travail, à trente-trois ans, ses poumons incrustés de pierre et d’acier devaient présenter l’aspect d’une râpe. Il fut obligé de s’arrêter de travailler, miné par la silicose. Les quintes de toux le déchiraient, il perdit l’appétit, ses forces allèrent en diminuant, la mort vint le chercher à trente-cinq ans. Cette agonie dura deux ans, il eut à lutter également contre la misère.12
Raymond Chabert
1 Jules SIMON : « L’ouvrier de huit ans » . Paris, Libraire Internationale, année 1867, page 224, et souvenirs de monsieur Louis CHEVALIER, son petit-fils, recueillis le 24 février 07.
2 « « Tableau d’Avignon » par Alphonse Rastoul, - Rastoul, imprimeur-éditeur, année 1836, page 186.
3 Souvenirs de monsieur Louis CHEVALIER, son petit-fils, recueillis le 24 février 07.
4 « La vie tragique des travailleurs » par Léon et Maurice Bonneff, réédition par EDI Etudes et documentation internationales, année 1984, pages 126 et suivantes.
5 Livret de travail de Louis Chevalier.
6« Les gagne-misère (nos racines retrouvées) », tome 2, Gérard Boutet, édition Jean-Cyrille Godefroy, page 173, année 1989.
7 « La vie tragique des travailleurs » par Léon et Maurice Bonneff, réédition par EDI Etudes et documentation internationales, année 1984, pages 126 et suivantes.
8 « La vie tragique des travailleurs » par Léon et Maurice Bonneff, réédition par EDI Etudes et documentation internationales, année 1984, pages 126 et suivantes.
9« Les gagne-misère », tome 2, par Gérard Boutet, Jean-Cyrille Godefroy éditeur, page 178, année 1989.
10 L’ivraie enivrante est une plante herbacée annuelle de la famille des Poacées, c’est une mauvaise herbe redoutée principalement dans les champs de céréales (plante messicole).C’est probablement l’ivraie citée dans le Nouveau Testament (Parabole du bon grain et de l’ivraie, dans l’Évangile selon saint Matthieu, ch. 13). A noter que, dans le texte en grec, le terme employé est zizania qui a donné « zizanie » en français. Gérard BOUTET, dans le livre cité cidessus, décrit l’ivraie « ail sauvage, ail de chien, salissant le plus les entrepieds », page 177.
11 « Les gagne-misère », tome 2, par Gérard Boutet, Jean-Cyrille Godefroy éditeur, page 177, année 1989.
12 « La vie tragique des travailleurs » par Léon et Maurice Bonneff, réédition par EDI Etudes et documentation internationales, année 1984, page 127.