Paul Pons, après avoir raconté ses premières années, après avoir rappelé l'époque où il servait la messe dans la petite église de Sorgues, son pays natal, celle où il entra en apprentissage chez le forgeron du village, s attendrit en narrant les prodiges faits par sa pauvre mère pour lui assurer le bien-être. Puis il commence le récit de ses premières armes de lutteur à la foire de Vedène, en l'honneur de la Saint-Just. Il a affaire pour débuter à un athlète très réputé dans la région.


Il me saisit brusquement les deux poignets et j'eus la sensation que deux bracelets de fer m'enserraient. Presqu' aussitôt par une tirade violente il fit venir à lui et précipitant ses attaques me ceintura de côté. Je le dominais de la taille, suffisamment pour engager sa tête sous mon aisselle, et engageant complètement mon avant-bras sous son cou, je la maintins là, où elle resta comme prise dans un étau. Je sentis à ce moment qu'il n'assurait plus sa prise en ceinture avec la même vigueur, et, j'en profitai pour m'échapper dans un brusque mouvement de recul. J'étais hors de son étreinte.

Le front plissé, l'oeil dur, Ragaru me fixa quelques secondes puis soudain se ramassa sur lui-même et fonça sur moi, tête baissée, d'un seul bond, avec une telle rapidité que je n'eus pas le temps d'éviter le choc. D'un coup de l'épaule droite, une épaule courte, ronde puissamment attachée, il me déséquilibra. Je roulai à terre sur le côté, tandis que Ragaru s'abattait sur moi de tout son poids. Je demeurai étendu Ia face sur le tapis; mon terrible adversaire qui me menait sévèrement prit un temps. Du genou droit, appuyé sur mes reins, il me maintint à terre, puis, glissant ses bras sous ma ceinture, il me souleva lentement, péniblement. J'opposai l'inertie de mon poids à son effort; ses mains se dénouèrent et je retombai lourdement à terre, sans songer à profiter, pour tenter de me relever, du moment de répit que me laissait Ragaru. Par deux fois, il renouvela, avec le même insuccès, cette tentative de prise en ceinture. L'inanité de ses efforts excita subitement sa rage. Furieusement, il se mit à me labourer le cou, fourrageant ma gorge de ses doigts nerveux. J'endurai stoïquement toutes ses attaques ; hélas, mon inexpérience pratique de la lutte m'empêchait, non seulement de prendre l'offensive, mais même de parer ses attaques ou d'en annihiler les effets. Il restait accroupi sur moi; son souffle s'exhalait puissant et saccadé, parfois même, on eût dit qu'un râle douloureux s'échappait de sa poitrine, tant il épuisait d'énergie à remuer ce corps, de tout son long étendu, et qu'il arrivait à peine à déplacer. Des minutes longues Comme des heures s'écoulèrent sans que rien n'indiquât comment lui ou moi avions l'intention d'en terminer. Surexcité par la résistance que je lui opposai, Ragaru pensa obtenir par la souffrance ce qu'il ne pouvait avoir en luttant correctement. "Je vais te la travailler la peau, grand sifflet !" dit il à voix très basse mais à proximité suffisante de mon oreille pour que je puisse entendre.

Alors au paroxysme de la colère, il se mit à me cylindrer la nuque avec son avant-bras, puis soudain, changeant de tactique il me saisit en ceinture à rebours. Il avait engagé sa prise trop haut et, instinctivement, car nulle connaissance de la lutte ne me guidait, je saisissais une fois encore, sa tête sous mon bras gauche et serrai progressivement ce demi-collier de force; l'étreinte violente paralysa ses mouvements.

Comment me dégagéai-je alors et me retrouvai-je debout peu après ? Je ne sais. Mais, à peine me sentis-je sur mes jambes, je me jetai sur Ragues et, poussé par le sentiment qui conduit neuf fois sur dix les lutteurs débutants, je rentrai rageusement en ceinture dans mon adversaire. L'attaque fut si subite et si imprévue qu'il n'eut pas le temps d'esquisser la moindre défense, je le pliai en deux dans un effort suprême et précipitai sa chute en pesant sur lui, que je dominais de la taille, de toute la lourdeur de mon poids. Il s'abattit à la renverse m'entraînant dans sa chute. Ses deux épaules touchèrent le tapis. C'était fini; Ragaru était tombé, mais je m'acharnai sur lui, maintenant ma prise que je ne dénouai que sur l'intervention du petit vieux à lunettes. Il me fit relever et me proclama vainqueur. Cette victoire inattendue fit singulièrement remonter mes actions dans l'esprit du public qui nous entourait. Au reste, j'en éprouvai un sentiment étrange, était-ce l'émotion, était-ce l'énervement, mais sans qu'il me fût possible d'en définir la cause, mon coeur se mit à battre violemment, si violemment que j'en ressentis un malaise bizarre qui n'était point encore dissipé lorsqu'on m'appela pour disputer ma seconde rencontre. Celle-ci fut d'ailleurs infiniment moins mouvementée que celle qui  marqua mon triomphal début. Mon adversaire était un garçon de taille moyenne, d'ailleurs bien découplé, dont la physionomie, franche, ouverte et douce respirait la bonté. Je sentis dès les premières prises, que s'il était robuste, il n'était pas le moindrement combatif. Je pensai en moi-même : "Toi, tu es condamné à aller sur les deux épaules à. La lutte ne s'éternisa pas, et le peu qu'elle dura, elle fut monotone, sans mouvement et sans vie. Une double pris d'épaules que j'assurais avec une gaucherie qui me fait sourire lorsque j'y pense, mis fin à cette rencontre dénuée de tout intérêt pour les autres mais qui comptait pour moi puisqu'elle m'assurait une victoire de plus.

Au fond, j'étais maintenant persuadé que, débarrassé de l'adversaire que je redoutais le plus, ce Ragaru qui tout à l'heure m'avait si sauvagement travaillé, j'allais me classer premier du concours. La vision d'une rentrée triomphale à Sorgues, alourdi d'une pièce de cent sous qu'aucune autre monnaie ne gênerait dans ma poche, traversa mon esprit. Je caressai encore cette idée à laquelle je m'arrêtai d'autant plus volontiers qu'elle nie semblait très douce, le regard perdu dans le vide, lorsque je fus tiré de ma rêverie par l'éternel petit vieux, le directeur du concours qui sautilla jusqu'à moi et me dit : "A votre tour, Pons ".

J'avançai vers le milieu du tapis. Un jeune homme — de celui-là je n'oublierai jamais le nom, il s'appelait Astebalde — s'approcha à son tour. C'était l'adversaire qui m'était désigné. Mince, bien proportionné, d'une certaine élégance de lignes dans sa rusticité native de paysan, il ne me parut point cependant accuser le type de l'athlète endurant et entraîé avec qui j'aurais à compter.

Je vis, dès le début de la lutte, qu'à défaut d'une force musculaire supérieure à la mienne, il possédait un fond de roublardise et d'adresse naturelles et s'entendait à en tirer le meilleur parti. D'une mobilité extrême, il me faisait voyager à sa poursuite d'une extrémité à l'autre du tapis, se tenant toujours à distance, évitant de se laisser prendre. Ce n'est point comme cela que je comprenais la lutte, mais aucune règle bien précise ne régissait en somme, ce pauvre petit tournoi de campagne, et l'arbitre incapable de s'appuyer sur des règles bien définies, laissait faire sans mot dire, attendant que de cette tactique il sortit enfin quelque chose, puisque aussi bien, il fallait en finir d'une manière ou d'une autre.

J'étais un peu décontenancé par cette attitude de mon adversaire, et bien résolu à ne plus le lâcher dès que j'aurais pu m'en emparer, lorsqu'il se précipita subitement sur moi. Au lieu de rompre j'avançai de deux pas vers lui, mais, comme nous allions entrer en contact, il s'accroupit et je buttai contre lui, roulé par terre comme un hérisson qui se replie sur soi-même à l'approche du danger.

Comment mes jambes se prirent-elles dans les siennes ? Je n'en eus pas une notion exacte, mais ce dont je me rappelle, c'est que déséquilibré, je tombai à terre sur le côté. Agile comme un singe, Astebalde, se retourna sur moi et, accentuant sans avoir grand effort à dépenser, l'inclinaison fâcheuse de mes épaules vers le tapis, il me fit rouler sur le dos dans des conditions telles que je fus déclaré vaincu. Il en resta assez surpris ; je l'étais plus encore. Le "tombé" fut considéré comme régulier et je reconnais que si un hasard providentiel m'avait desservi à l'avantage d'Astebalde, mon adversaire m'avait fait toucher des épaules par des moyens, certainement étrangers à la lutte classique, mais non point incorrects. Je me relevai, profondément désillusionné.

Ce qui me navrait c'est que ma pièce de cent sous, celle que tout à l'heure je faisais - par la pensée - miroitée devant mes yeux, était singulièrement compromise.

Je luttai encore quatre fois, pas plus, sans être tombé. Je me méfiais tellement, à présent, que je n'allai même pas au tapis au cours de ces quatre rencontres. En vertu de quel pointage savant, de quelles appréciations secrètes — la cote d'amour s'épanouissait dans toute sa splendeur — fus-je classé second avec Ragaru qui n'avait lutté que trois fois, je suis incapable de le dire. Je n'ai même pas cherché à le savoir. Comme je finissais de m'habiller, le maire nous remit à Ragaru et à moi 1 fr. 50 car nous partagions le second prix qui s'élevait à 3 francs.

J'avais lutté 6 fois, ce qui me faisait une moyenne de 0 fr. 25 par lutte. J'ai considéré par la suite que c'était bien peu payé. Et pourtant ces rencontres à trente sous la demi-douzaine ne devaient pas constituer un record ; il était dit qu'un jour — jour de misère noire de mes débuts professionnels — je devais toucher moins que cela ! Je repris la route de Sorgues où j'arrivai alors qu'il faisait déjà nuit noire. Mon père et ma mère attendaient impatiemment mon retour, assis dans la pièce qui nous servait à la fois de cuisine et de salle à manger, à peine éclairée par une petite lampe dont la flamme, vacillante et pâle épandait une clarté hésitante et triste.

"Eh bien, tu as gagné ", me dit mon père, avant même que j'eusse poussé derrière moi la porte d'entrée.

"Non, dis-je en sortant mes trente sous, je ne suis que second." Il me fallut, pour satisfaire la curiosité de ma mère, entrer dans une foule de détails; le récit en pris une partie de la soirée. Ce soir là je m'en fus me reposer un peu désabusé, mais loin d'être guéri de la passion de la lutte. Aussi bien, les événements devaient précipiter l'orientation définitive de ma vie.

IV

J'avais été battu à l'Isle-sur-Sorgues, mais cette défaite qui — sur le moment avait un peu contrarié mon amour-propre — me devait servir de leçon. Et puis, je m'en consolai facilement parce que mes débuts avaient créé un précédent qui devait aplanir à la maison toutes les difficultés futures. Au fond, ma mère n'était pas débordante d'enthousiasme pour la lutte, et bien que je fusse revenu, la première fois, en parfait état, le résultat n'avait point réussi à calmer ses appréhensions. Elle demeurait tout aussi timorée que par le passé. Mais le pli en était pris désormais. Je participai, en effet, deux mois environ plus tard à un concours qui avait groupé à Caderousse, une vingtaine de compétiteurs. J'eus la déception de n'y point rencontrer mon vainqueur de l'Isle-sur-Sorgues. En revanche, j'y luttai près de cinquante minutes avec un bouvier de la Camargue qui passait chez ses parents huit jours de vacances. Il m'a laissé le souvenir d'un homme souple, adroit et très fort ; mais malheureusement, il avait à supporter le handicap de sa petite taille d'une disproportion trop excessive vis-à-vis de la mienne. Quel joli lutteur il eût été si la nature avait développé un peu plus généreusement ses moyens physiques !

A suivre...

Paul Pons
Illustrations de De Parys

Article extrait de "La Vie au Grand Air" 30 novembre 1907

 

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