Dans les dernières années du XIXe siècle, mes grands-parents, Mathieu Marius Lauzent et Joséphine, sa jeune épouse née Melquion, s'installent à Sorgues, route d'Avignon, face à l'actuelle médiathèque.
Grand-père est cantonnier, et grand-mère, femme au foyer, élève les enfants : Jules naît le 23 avril 1901, Marie-Louise le 23 mars 1904, Louis, mon père, le 23 juillet 1911, et le dernier, Francis à la fin août 1914.
En 1919, le décès prématuré de leur père oblige les deux aînés, Jules et Marie-Louise, à quitter l'école pour aider leur mère. La petite famille n'a d'autres ressources que la culture des quelques terres qui entourent la maison. Ils font pousser des légumes et Joséphine, avec Jules, l'aîné, va les vendre la nuit, à Avignon, boulevard Limbert. Dans la journée, elle attelle une charrette et poursuit sa vente de légumes dans les rues de Sorgues.
Plus tard, dans les années 1930, Jules se lance dans les affaires ; il achète un petit magasin, rue Henri Barbusse (actuelle rue des remparts), qu'il exploite avec sa femme, Juliette. Ils ont quatre enfants : Gisèle, André, Odette et Nicole.
En 1938, les affaires étant prospères, ils s'installent dans un nouveau local, beaucoup plus spacieux, acheté au chausseur Petinetti ; Jules fait alors appel à son frère Louis, mon père, pour l'aider.
Papa est chargé de proposer à domicile, avec une remorque, comme le faisait sa mère quelques années plus tôt, des bananes vendues à la pièce qui ont un succès fou ; il nous racontera plus tard qu'ayant depuis peu rencontré sa future femme (maman), qui habite Châteauneuf-du-Pape, il espère souvent pouvoir finir sa vente là-bas. Mais, victime de son succès, il liquide la totalité de son stock dans la demi-heure qui suit, et il est dépité... (mais quel bon vendeur !)
La guerre hélas arrive, trop rapidement, et avec les restrictions, dure période !
Pourtant, chez mes parents, tout jeune couple, les enfants s'annoncent déjà : Mireille, Jean-Pierre, et après la guerre Monique, et puis moi, ensuite Francette, Anne, Marie-Noëlle... famille "nombreuse".
Après la guerre, le magasin prospère considérablement. Les trois frères travaillent maintenant ensemble.
Mon père et Jules vont à Sète chercher les oranges et les citrons, à Marseille les bananes, les dattes et autres fruits exotiques.
En 1948, Jules meurt subitement. Il laisse une veuve désemparée et quatre enfants... papa soutient totalement notre tante ; il s'occupe désormais seul de la gestion de l'entreprise et des achats (son jeune frère s'est marié et s'est établi à Pont-Saint-Esprit).
En 1960 s'ouvre à Avignon, route de Marseille le marché d'intérêt national (MIN), une petite révolution ! C'est un marché nocturne ; papa doit se lever tous les jours à 2 heures du matin, mais les expéditions épuisantes à Sète et Marseille s'arrêtent et l'organisation s'améliore.
Grâce à cet approvisionnement plus facile, les marchandises sont toujours plus variées, fraîches du jour, et la clientèle s'accroît, notamment avec l'arrivée des « Pieds noirs » grands consommateurs de légumes et de fruits.
Mes parents rachètent alors l'entreprise à ma tante qui prend sa retraite, et mon père en devient le patron. Il modernise la vente en instituant le « libre service » qui n'existe pas encore dans le commerce. Le principe obtient un grand succès, et le monde se presse autour des étals installés près d'un platane magnifique, l'un des plus vieux de Sorgues, une fierté !
(Pendant des années, l'été, nous avons prêté des chaises pour quelques « mamies » venues bavarder autour du platane avec « Lisou » Fanjon qui vendait ses glaces dans une machine congélateur à bras qu'elle poussait dans les rues ; c'était une époque dont je garde un souvenir délicieux.)
Dans les années 1970, l'entreprise ne cesse de s'agrandir : deux camions lourdement chargés font chaque jour la vente dans les quartiers de Sorgues, et le magasin ne désemplit pas ; le marché de Sorgues, chaque dimanche, est un jour de vente exceptionnel ; le « banc » est installé devant le magasin, débordant de monde toute la matinée. La clientèle se presse notamment autour des petites pommes de terre épluchées, fameuses, qui ont constitué le menu dominical de beaucoup de familles !
Ainsi le travail ne manque pas ! Il est très physique, et tous les enfants y participent.
Quand nos parents prennent leur retraite, en 1980, nous modernisons à notre tour le matériel : balances électroniques (remplaçant les « Roberval (1)») ; chambre froide, etc., et la vente continue : selon la saison, des tonnes d'agrumes l'hiver, entre autres, et les merveilleux fruits d'été, les « fraises de Carpentras », les « melons de Cavaillon » (certains fendus, que le sucre fait éclater), les pastèques, les pêches, abricots, raisins, et tant d'autres délices... qu'il me revient d'acheter, à mon tour (chez les producteurs principalement), depuis que la gestion de l'entreprise m'est échue.
L'équipe du magasin : Anne, Monique, Mireille, une employée (?), Maryse et Francette. Seule Marie-Noêlle est absente sur la photo.
L'amitié, la gaieté, la sympathie sont là, continûment. Avec nos clients bien sûr, fidèles, et avec nos charmants voisins : la parfumerie Mireille Catto, la maison Blanès, pâtissier chocolatier du « Petit Prince », et bien d'autres, dans la rue des Remparts.
En 1998, n'ayant pas de repreneur, la famille cesse d'exploiter le magasin, et nous fermons définitivement.
Aujourd'hui le quartier a bien changé. On a même coupé (sacrilège !), notre cher platane ! D'autres commerces ont pris la place, et j'ai toujours un pincement au coeur en passant ; la nostalgie de cette vie bruissante d'autrefois m'envahit et me serre l'âme.
Témoignage de Maryse LAUZENT
Extrait de la 30ème édition des Etudes Sorguaises "La trentième !" 2019
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(1) Gilles Personne de Roberval (1602-1675). Mathématicien et physicien français. Inventeur de la balance de Roberval.