Ingénieur de fabrication à l'usine Alfa-Rochette Cenpa de 1938 à début 1959
Le petit texte que je soumets à la lecture a pour objet, dans une faible mesure, de faire connaître le sort contraire de ces Français qui naquirent dans le Reichsland Elsafi-Lothringen (territoire impérial d'Alsace-Lorraine).
En 1870, la région, après la défaite française, passa sous l'étendard des Hohenzollern, avec statut spécial. La germanisation s'effectua rapidement, mais le Reichsland ne bénéficiait pas de la juridiction d'état confédéré. C'était une province d'Empire régie au nom de l'Empire par des fonctionnaires du conseil fédéral. (1) Les mentalités évoluaient favorablement. Mais, elles finirent par se retourner un peu avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. (2) À compter de l'année 1913, l'Alsace-Lorraine fut soumise à un régime autoritaire, avec toutes ses conséquences, allant jusqu'à l'interdiction de l'usage de la langue française. Sitôt le début des hostilités, les militaires étendirent leur dictature, réduisant au silence les élus du Landtag (3) Ils traitaient la population alsacienne en ennemie, anéantissant l'amélioration positive des esprits en faveur du Reich. Les clivages anciens réapparaissaient : des élus, comme l'abbé Émile Watterlé et Georges Weill, gagnèrent la France, tandis que le président du Landtag exprimait son soutien à l'Allemagne.
Dans un climat qui tendait vers de bonnes dispositions envers l'Empire, naquit Paul François Hugues Dieterich, à Altkirch le 23 janvier 1897, dans une famille francophone dont le père était ingénieur des Ponts et Chaussées. En 1915, la rudesse allemande soulevait des murmures plus que réprobateurs. À ce moment-là, Paul Dieterich reçut un ordre d'incorporation. Il devait abandonner ses parents, pour aller lutter contre la France. On devine comment cet ordre fut accueilli. Il tourna le dos à l'Allemagne, son conseil de guerre et le peloton d'exécution pour désertion. Il quitta l'Alsace à pied en plein hiver. Il gelait partout et de très abondantes chutes de neige paralysaient la région (4). Les conditions météo étaient défavorables, et malgré un froid excessif, Paul Dieterich gagna la France en passant par la Suisse.
Le 30 mai 1918, le général, commandant la place de Montbéliard, lui délivra une carte d'identité d'Alsacien-Lorrain temporaire (cf document 01 ci-contre). Bien plus tard, la mairie de Dannemarie lui remit le modèle définitif de type A (cf document 02, page 36). Ce document était destiné exclusivement aux Alsaciens qui avaient la nationalité française avant 1870 ou, pour Paul Dieterich, ses parents et grands-parents étaient eux-mêmes français. (5) Les titulaires étaient réintégrés de plein droit dans la nationalité française. Ils bénéficiaient d'un taux avantageux pour l'échange de francs contre des marks.
La carte de type B était délivrée aux personnes dont l'un des parents était d'origine étrangère. Celle C était réservée aux enfants dont les deux parents étaient natifs d'un pays allié ou neutre. Quant à la D, elle était affectée aux ressortissants des pays étrangers (Allemagne ou Autriche) immigrés depuis 1870 et à leurs enfants. Ils n'avaient pas le droit de quitter le lieu de leur résidence, et ils furent pour la plupart expulsés.
Un temps, Paul fut salarié dans un commerce à Montbéliard. Mais la réception de la première carte ne résolvait pas le problème de son statut de français. L'armée française avait un oeil suspicieux sur tous ces anciens Germains qui avaient fui le pays de la bière. Même si la feuille matricule mentionnait : « réintégré de plein droit », elle ajoutait : « service dans l'armée allemande néant y.' Il fut adressé dans un camp de travail à Privas (Ardèche)? Le capitaine dirigeant les lieux trouvait qu'il avait mieux à faire que d'être interné, il l'envoya cultiver sa propriété bourguignonne. Il fut reçu par l'épouse qui le mit sur-le-champ, en sa compagnie, au labourage de la terre en jachère. De cette action simultanée et de l'éparpillement de poussières séminales naquit le 25 septembre 1916 un garçon.
Ses humanités allemandes n'étaient plus valables, il recommença en français des études secondaires. Il réussit le baccalauréat. À la faculté de Grenoble, il opta pour une discipline scientifique où il obtint deux diplômes, le premier d'ingénieur papetier, le second d'hydraulicien. Ensuite, il eut de multiples affectations, notamment en Belgique où il créa une nouvelle usine.
Il profita de l'entre-temps qui marquait la fin de ses études et le début d'une carrière dans la vie civile pour effectuer le service militaire. En 1920, sa durée était de douze mois dans l'armée active et de 24 ans dans la période de réserve. Ainsi, nanti du diplôme de l'école des sous-officiers de réserve de Fauquemberges (Pas de Calais), il accomplit plusieurs épisodes de maintien sous l'uniforme jusqu'au commencement de la Seconde Guerre mondiale. La défense de l'État l'affecta spécialement à la direction de la Société Alfa au Pontet où il fut démobilisé le 15 mars 1940. Il assura l'administration de cette entreprise jusqu'à sa retraite. Cette usine, fondée en 1922 sur le territoire du Pontet', était à la portée de main de la Poudrerie nationale, elle employa des générations d'ouvriers sorguais.
Au cours du conflit, il fit établir une fausse carte d'identité ( cf document 03, ci-dessus) au nom de Pottier Paul, né à Zilia en Corse et demeurant à Cavaillon. Il craignait de voir ressurgir le jugement rendu par une cour martiale allemande pour désertion. Il décéda le 16 novembre 1978.
— LE MALAISE ALSACIEN —
Dans un premier temps, après l'allégresse de la population strasbourgeoise à l'arrivée des militaires français et de la sympathie des Alsaciens vis-à-vis des hauts fonctionnaires, des critiques et des inquiétudes se firent jour rapidement. Le système mis en place par le gouvernement français ne tenait pas compte du particularisme local, par le choix de l'assimilation rapide. Il entreprenait la liquidation de l'administration centrale en vue d'un sectionnement en trois parties correspondantes à trois départements.
Le gouvernement et l'administration qui auraient dû s'appuyer sur les réflexions conduites par différentes instances chargées, depuis 1915, d'étudier le devenir de l'Alsace-Lorraine dans le cas d'une victoire française n'en firent rien.
Pour l'équipe constituée, le choix fut l'assimilation rapide : nomination de commissaires de la République chargés d'administrer l'ancien Reichsland selon une logique départementale, liquidation des institutions régionales — en particulier du Landtag —, congédiement des fonctionnaires allemands (9).
La frénésie centralisatrice choqua nos compatriotes Alsaciens-Lorrains, j'irai à l'essentiel avec deux exemples significatifs :
• Le premier : Albert Schweitzer, né à Kaysersberg (actuel Haut-Rhin) le 14 janvier 1875, de nationalité allemande jusqu'en 1919, et français par la suite. Après des études à l'université de Strasbourg, il devint médecin. À partir de 1913, il exerça à Lambaréné (Gabon) pour venir en aide aux habitants qui vivaient sans pratiquement d'hygiène dans une extrême pauvreté. À la Première Guerre mondiale, il était en semi-liberté à Lambaréné, puis transféré à Bordeaux, puis interné avec son épouse à Notre-Dame-de-Garaison (Hautes-Pyrénées) et enfin dans un camp pour Alsaciens-Lorrains à Saint-Rémy de Provence. (10) Il reçut le prix Nobel de la Paix en 1952.
• Le second : la question de la langue a été centrale dans l'incompréhension entre la France et l'Alsace-Lorraine. Dès le 21 novembre 1918, dans les écoles primaires, la classe avait donc dû se faire en français. Et souvent, les instituteurs étaient aussi mal à l'aise que leurs élèves. Comme l'avait dit un instituteur mulhousien « Tout le monde n'est pas capable de nager en se faisant jeter à l'eau ». (11)
Georges Clémenceau porta la lourde responsabilité d'avoir ravalé la conférence Alsace Lorraine à un comité Théodule (12), ignorant ce que ses membres pouvaient penser. L'élan tricolore se teinta fortement de sectarisme, ce fut un aspect moins glorieux de la politique française. Il en résulta que parmi nos concitoyens certains se crurent en droit d'utiliser un terme particulièrement péjoratif à l'égard de nos frères alsaciens lorrains : "boche". Cette expression fut employée bien après la Seconde Guerre mondiale. Monsieur Dieterich, accompagné de son fils Gérard, revenant à pied de Sorgues, à la hauteur des maisonnettes de la Poudrerie aujourd'hui détruites, se vit traité de "boche" (13), il sut faire rentrer dans la gorge le propos de l'insulteur. Il en fut de même pour un autre de ses fils, étudiant à l'école des Beaux-arts d'Avignon : un collègue, de la même classe, le taxa de "boche", il reçut un coup de poing sur la figure. Qui croyez-vous qui fut mis à la porte? L'insulté. Les opinions si contraires au bon sens et à la décence disparaissent lentement.
Je remercie mon ami Gérard Dieterich, ancien du lycée Mistral comme moi, pour le prêt de documents. Il m'a permis d'écrire cet article.
Article extrait de la 31ème édition des Etudes Sorguaises "Florilège de souvenirs du 19è au 21è siècle"
Raymond Chabert
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(1) Lichtenberger Henri (1864-1941) La Résistance alsacienne, pages, collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux.
(2) Les Saisons d'Alsace. Numéro 77, automne 2018, page 32, article les Jours Fous par Alfred Wahl.
(3) Landtag parlement régional
(4) En 1917-1918, on mesurait, en Franche-Comté, 30 cm de neige à Pontarlier et près de 50 cm à Mouthe.
(5) Les Saisons d'Alsace numéro 77, page 53.
(6) Feuille matricule établie à Marseille le 14 février 1949.
(7) De nombreux civils voulant se réfugier en France furent arrêtés et internés, parfois dans des conditions inacceptables
(8) Voir Études Sorguaises numéro 19, page 91
(9) https://journals.openedition.orgialsace/1951. Revue d'Alsace numéro 139, année 2013.
(10) Albert Schweitzer a subit ce traitement réservé aux Alsaciens dont l'un des parents était d'origine étrangère. Dans le cas présent, son épouse était allemande, née à Berlin. Il était peut-être porteur d'une carte d'identité type B. voir ci-dessus pagel, deuxième paragraphe.
(11) La totalité de ce paragraphe est extraite de la revue "les Saisons d'Alsace n° 77" page 92, dont l'auteur est François Hoff32 XCDES
(12) En 1963, le général de Gaulle, fondateur et premier président de la cinquième République, se moquait allègrement des commissions consultatives qu'il appelait, lors d'un discours qu'il prononçait à Orange, comités Théodule. Il ignorait volontairement ce que ces comités pouvaient penser.
(13) Le dictionnaire Larousse actuel définit ce terme d'injurieux pour désigner un citoyen allemand, heureusement il n'est plus employé à l'égard de nos frères allemands. Il était plus redoutable au sortir de la Seconde Guerre mondiale où la France avait souffert de l'occupation, des lois raciales et anti-juives, de la peur, du manque de nourriture.