Préface de la 15ème édition des Etudes Sorguaises "Sorgues : images du passé" 2004
Les transformations de Sorgues depuis 1915 (j'avais cinq ans) jusqu'à nos jours me font penser à la descente et à la remontée d'un ascenseur du trentième étage à zéro et vice-versa.
Sorgues était une petite ville d'environ 4500 habitants qui se connaissaient tous, s'interpellant sous leurs sobriquets, toujours pleins d'humour, se parlant dans la rue ou se disputant comme les membres d'une grande famille. Sous les beaux marronniers et courant le long de la place de la mairie, de petits ruisseaux d'eaux très pures glougloutaient tendrement sur leurs petits cailloux blancs, joies des enfants. Il y avait deux venelles charmantes, depuis l'avenue Gentilly à la rue des Célestins et, de là, à la rue du Ronquet dont les ruisseaux clairs nous accompagnaient amicalement lors de nos courses. Il y avait une source, la font de l'Orme (derrière la poissonnerie Cottet) avec un grand bassin où l'on lavait le linge et aussi le lavoir du Pontillac sous son énorme platane, et une station d'arrêt du tramway également, aussi un grand bassin à la Peyrarde. L'eau potable était pure, saine, sans histoires.
Si l'on désirait une pintade, les fermiers de l'île d'Oiselay en tuaient une perchée dans les hauts arbres, avec une carabine, comme un gibier !
Les troupeaux de transhumance avec leurs ânes gris traversaient le village et dormaient une nuit sur la place Saint-Pierre. Les «patiaïres» (1), les rémouleurs, les vitriers, les rempailleurs de chaises chantaient leurs mélopées, signes de vie paisible. Les petits garçons jouaient aux «goubiho» (2) dans la rue sans risquer d'être écrasés par les grandes charrettes traînées par de lourds chevaux débonnaires.
Il y avait de grands platanes rayonnants de santé, rue des remparts, cours de la République, avenue Floret et encore ailleurs. Les marchands de brousse, arpentant les rues, alertaient les clients avec leurs petites trompettes. Pas de stress et, malgré la misère des ouvriers, les gens chantaient en travaillant et allaient au café-concert le samedi soir, place de la République.
Il y avait encore des processions dans les rues. On jetait des fleurs de genêt et des pétales de roses en marchant, comme pour les Panathénées d'Athènes en montant jusqu'à l'acropole.
Pour les rogations, on dressait des autels fleuris aux carrefours, tradition venant tout droit des fêtes païennes de notre sol antique, pour demander de bonnes récoltes.
Puis l'ascenseur, petit à petit, remonte, la petite ville grossit et s'enlaidit. De nombreuses usines sont créées, empuantissant l'atmosphère, mais au moins donnant du travail à tout le monde. Il y avait encore de beaux arbres et de très belles fleurs au parc municipal. Sorgues, cependant, n'était plus ni ville, ni campagne : arbres coupés, le ciment, comme un linceul, éliminant tout ce qui était vivant.
Mais, tout à coup, l'ascenseur remonte jusqu'au trentième «non-stop», et l'on voit avec émotion et plaisir la ville refleurir : du gazon, des plates-bandes, des arbustes et des arbres embellissent le centre de Sorgues. L'hygiène, enfin, apparaît sous toutes ses formes. Les progrès scientifiques grimpent à une vitesse «grand V» et l'on aime la vie de notre belle planète, si mystérieuse avec encore beaucoup de secrets poétiques tels que la migration des oiseaux, le paléomagnétisme, la transhumance commencée sur les drailles plusieurs fois millénaires, la planète Mars, et tout ce que l'on peut lire, pour le plaisir et pour l'étude, dans notre belle bibliothèque municipale Jean Tortel, inaugurée sous la municipalité Fernand Marin, richement et diversement achalandée, qui nous attire par son accueil amical et chaleureux.
Renée Bouissou (94 ans)
(1) : chiffonnier en provençal -
(2) : billes en provençal.